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Nuit du 5 au 6 octobre 1996

Eugénie s’est réveillée, la bouche sèche. La veille, elle avait eu la main lourde sur le sel. Elle avait salé le couscous deux fois. Ce jour-là, elle avait été perturbée parce que la machine à laver était tombée en panne. Il avait fallu ouvrir le hublot de force – l’eau avait inondé le carrelage – et essorer le linge pièce par pièce dans une cuvette. Le réparateur n’avait rien pu faire. La machine était foutue. Alors, avec toute cette agitation, elle avait trop salé le bouillon du couscous. En quinze ans, cela ne lui était jamais arrivé.

Elle ne se réveillait pas la nuit. Mais depuis que les jumeaux et les petits-enfants étaient arrivés pour le week-end, elle avait entendu Jules pleurer deux fois. Il avait perdu sa tétine. Elle n’aimait pas trop qu’on donne une tétine à un bébé. Elle n’en avait jamais donné à ses fils. Christian avait sucé son pouce et Alain le bout de l’oreille de son lapin en peluche. Elle l’avait fait disparaître le jour où Alain avait eu trois ans. Il l’avait cherché partout. Elle lui avait dit que Doudou avait dû retourner dans la forêt retrouver sa maman. Il puait trop malgré les lavages fréquents et il était temps qu’il dorme sans. Elle l’avait emballé dans un sac plastique puis jeté dans la poubelle de la voisine un soir avant de monter se coucher. Elle avait failli retourner le chercher dans la nuit, mais Armand lui avait tripoté le bout du sein gauche, cela signifiait qu’il fallait remplir le devoir conjugal. Elle s’était endormie, le souffle d’Armand dans sa nuque, jusqu’à ce qu’elle soit réveillée par le camion poubelle qui passait à 5 heures. Trop tard, Doudou était parti.

Le temps avait passé très vite. Abrutie de fatigue les premières années, à peine l’un endormi que l’autre se réveillait pour téter, elle s’était fait dépasser par les courses, le linge, les repas, le ménage. Les maladies infantiles avaient été multipliées par deux à quelques jours d’intervalle. Quand l’un avait la varicelle, l’autre l’attrapait deux jours plus tard. Quelques dimanches d’été où elle avait touché le bonheur du doigt. Et les garçons avaient poussé comme les deux arbres fruitiers qu’Armand avait plantés dans le jardin le jour de leur naissance.

Elle leur avait donné toute l’attention et les soins dont deux enfants ont besoin. Tout sauf la tendresse. Elle n’avait jamais appris ça, les bisous, les câlins, les mots doux. Les marques d’affection, elle n’avait jamais su faire. Elle n’avait jamais su aimer, mettre de l’amour dans ses gestes comme on met du sel dans ses plats… Parfois trop.

Pourtant, les soirs après l’école, quand ils rentraient la faim au ventre, elle aurait voulu les serrer dans ses bras jusqu’à les étouffer, les avaler tout entiers, mais elle ne l’avait jamais fait. Elle avait été contrainte de juste bien les couvrir pour pallier sa froideur de mère, elle, la fille de ferme, l’aînée de sept enfants. « Le seul garçon de la famille », comme disait son père. Une bête de somme qui savait tout faire : la cuisine, le ménage, s’occuper de ses frères et sœurs cadets, des machines, des bêtes. Qui savait tout faire sauf embrasser.

Elle n’avait jamais réussi à vraiment aimer ses fils. Son cœur avait toujours été froid. Mais à la naissance de ses petits-enfants, quelque chose d’amoureux s’était passé, une certaine magie avait opéré. Pour un peu, elle les aurait caressés.

Elle ne l’a pas entendu respirer. Elle a tendu le bras, l’oreiller d’Armand était froid. Elle a ouvert les yeux dans l’obscurité. Allumé sa lampe de chevet. Plissé les yeux. Le réveil marquait 1 heure.

Elle a enfilé ses chaussettes. Toujours eu horreur de marcher pieds nus. Elle est descendue dans la cuisine pour boire un verre d’eau. Pas de l’eau du robinet, elle avait toujours eu horreur de l’odeur du chlore. Elle a versé de l’eau minérale dans un verre, elle n’avait jamais bu à la bouteille non plus. Elle faisait partie de ces femmes qui essuient leur verre du revers de la main quand elles ne mangent pas chez elles – ce qui lui arrivait une fois par an au repas de fin d’année de l’usine d’Armand.

Avant de quitter la cuisine, elle a jeté un regard réprobateur à la machine à laver.

Elle avait rencontré Armand au bal. Il l’avait invitée à danser. Quand il s’était approché, elle avait pensé qu’il faisait erreur. Ça ne pouvait pas être elle que cet homme voulait serrer dans ses bras. Elle portait une robe que son père lui avait offerte pour ses vingt ans. Sa première robe, rouge à pois blancs. La féminité était l’étrangère de sa vie. Celle qui ne passerait jamais la porte. Elle avait essayé de se maquiller quelquefois, mais sa peau avait rejeté les couleurs, transformant les fards en rigoles vulgaires. Elle avait toujours su qu’elle était moins bien qu’Armand. Moins bien à tous les niveaux, il était très bel homme, elle était fade ; il était intelligent, elle n’avait pas d’instruction ; il n’était pas bricoleur, elle savait tout réparer ; il n’était pas aimable, elle était bonne pâte. Mais elle avait fini par comprendre qu’il l’avait choisie au bal parce qu’elle était de ces femmes qui ne posent pas de questions. Qui filent en silence. De ces femmes qui n’emmerdent pas les hommes.

Le jour de leur mariage, elle avait été fière de s’accrocher à son bras. Elle avait presque regretté de ne pas avoir d’amies à rendre jalouses. Mais la nuit de noces avait été brutale, elle n’y était pas préparée, elle ne savait rien. Elle avait vu les bêtes se reproduire, mais elle n’avait pas vu la douleur. Sa mère ne lui avait jamais rien dit, sauf que pour être une bonne épouse, il fallait faire tout ce que son mari lui demanderait. Cette nuit-là, Armand lui avait arraché le ventre. Et il avait recommencé, chaque soir, jusqu’à ce que son sexe, les muscles de ses cuisses et son ventre s’y habituent et ne la fassent plus souffrir.

Elle avait repensé à cette phrase : La beauté ne se mange pas en salade.

L’accouchement des garçons avait été si douloureux qu’elle s’était promis de ne plus jamais recommencer. Elle n’avait jamais refait d’enfants. La vérité, c’est qu’elle n’avait pas aimé être mère.

Puis, avec la télévision et les magazines féminins, elle avait appris qu’on pouvait jouir en faisant l’amour. Elle s’était dit que ces choses étaient destinées aux autres femmes, les jolies. Jusqu’à ce qu’elle découvre la masturbation en feuilletant Histoire d’O que lui avait prêté sa voisine avec d’autres romans. Jusqu’à ce qu’elle finisse par aimer les nuits contre son mari, son grand homme.

Elle n’avait eu qu’une seule amie, Fatiha Hasbellaoui. Elle l’avait rencontrée quand elle avait travaillé chez le médecin du village, à l’époque où les jumeaux étaient adolescents. Fatiha y était cuisinière et lingère. Elle vivait à domicile et avait sa propre chambre au-dessus de la salle de consultation. C’est elle qui lui avait appris à faire le couscous de la mer. Elle aussi qui lui avait appris à rire aux éclats en savourant les cornes de gazelle et les histoires qu’elle ramenait d’Algérie. D’aussi loin que remontaient les souvenirs d’Eugénie, les trois plus belles années de sa vie avaient été celles où elle faisait le ménage chez ce médecin, surtout le matin, quand elle s’asseyait à la table de la cuisine pour boire le thé et que Fatiha lui parlait des hommes, des femmes, de la vie « là-bas » en mimant la danse du ventre. Avec Fatiha, elle avait eu des conversations de femme, des conversations qu’elle n’avait jamais eues à l’école avec les autres filles, car elle se comportait comme un garçon manqué. Fatiha lui avait parlé d’amour, de sexe, de peur, de contraception, de sentiments, de liberté, sans aucun tabou.

Mais le médecin, qui aimait le soleil plus que tout, était parti s’installer dans le sud de la France en emmenant Fatiha avec lui. Eugénie les aurait bien suivis. Le toubib le lui avait proposé, elle en avait parlé à Armand qui lui avait ri au nez : Et on vivra avec ton salaire de bonniche, là-bas ? Le départ de son patron et de sa seule amie l’avait longtemps plongée dans le désespoir, la solitude. Elle n’avait pas retrouvé de travail après cela. L’usine de textile n’embauchait plus depuis longtemps. Il suffisait de voir toutes les étiquettes « made in Taïwan » au dos des vêtements.

Fatiha l’appelait chaque année pour le nouvel an. À son Bonne année Nini !, elle répondait gaiement. Mais jusqu’à la naissance de ses petits-enfants, chaque matin, chaque jour, chaque semaine, chaque mois, chaque année, s’étaient ressemblés comme deux gouttes d’eau. D’une journée à l’autre, il n’y avait qu’une seule chose qui changeait, les vêtements qu’elle portait.


Elle remonte l’escalier et manque de glisser. Elle met trop de cire sur les boiseries. Armand dit que la maison est une patinoire.

Elle entend du bruit dans la chambre d’Alain et Annette. Annette s’est peut-être relevée pour s’occuper de Jules. Cette fichue tétine.

Quand elle pousse sa porte, elle sursaute : Alain est assis sur le lit. Il ne bouge pas. La dernière fois qu’elle l’a trouvé dans sa chambre, il devait avoir douze ou treize ans. Il avait les oreillons et souffrait le martyre. Il pleurait et brûlait de fièvre. Elle n’avait pas su trouver les gestes tendres, le réconfort dont il aurait eu besoin.

– Qu’est-ce que tu fais là, mon grand ? Qu’est-ce qui se passe ?

Alain ne répond pas. Son regard est vide. Il fixe longuement le mur d’en face, celui où sont accrochées des photos de famille.

Elle allume le plafonnier. Lui demande s’il veut boire quelque chose. Il est blanc comme un linge. Il est assis au bord du lit comme au bord d’un précipice. Elle n’a jamais vu son fils dans cet état. Des deux garçons, Alain est le plus gai, le plus enthousiaste, le plus bavard. Alain, c’est son chouchou à elle, son soleil, celui qui la fait valser dans ses bras quand il passe le pas de la porte. Armand, lui, a toujours eu un faible pour Christian, plus renfermé, plus calme, moins expansif. Alain est l’aîné des deux. Armand dit qu’il a su négocier la ligne d’arrivée avec son frère.

Eugénie s’approche, lui touche le front, puis les mains. Elles sont glacées. Elle lui couvre les épaules avec un châle. Drôle de vision. Alain, son grand fils, portant un tee-shirt où il est écrit « Nirvana » sous la photo d’un jeune homme blond et un caleçon à rayures, plus un châle rouge à fleurs sur les épaules. Il a l’air hagard. Comme s’il venait d’apercevoir un fantôme. Puis, tel un automate, il se lève. Avant de refermer la porte derrière lui, il se retourne vers sa mère et murmure :

– Tu n’avais donc rien vu, maman ?

Elle ne comprend pas. Vu quoi ?

Elle le suit dans le couloir. Elle le voit entrer dans sa chambre et refermer la porte derrière lui. Elle se tient debout, face à la porte fermée. Elle n’ose pas frapper. Elle n’ose pas entrer. Et puis Jules et Annette dorment à l’intérieur, il ne faut pas les réveiller.

Où est Armand ? En proie à une insomnie, il a dû partir marcher. Cela lui arrive de plus en plus souvent. Il a changé. Il fait des insomnies et de la dépression.

Elle se recouche, mais ne se rendort pas. Elle revoit son fils, assis sur le lit, les yeux hagards. Pourtant hier soir, il avait l’air d’aller. Il les a fait rire. A fait sauter Jules sur ses genoux. Est-ce qu’il a des soucis dans son travail ? Est-ce qu’il regrette d’avoir cédé sa moitié du magasin de disques à son frère pour partir vivre en Suède ? Est-ce qu’il s’inquiète de se séparer de son frère pour la première fois ?

Tu n’avais donc rien vu, maman ?

Non. Elle ne se pose pas les bonnes questions. Elle ne sait pas réfléchir. On ne fait pas cette tête pour des soucis de travail ou de déménagement. Il a vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir.

Tu n’avais donc rien vu, maman ?

Armand revient dans la chambre à 4 heures. Qu’a-t-il fait de 1 heure à 4 heures du matin ? Elle ferme les yeux, ne bouge pas, retient son souffle. Il s’allonge près d’elle. Son corps est brûlant. Il n’arrive pas de l’extérieur.

– Où étais-tu ?

Armand ne répond pas. Lui tourne le dos. Elle allume la lampe de chevet et le regarde. Il porte une chemise et non son pyjama. Une des belles chemises qu’il met le dimanche. Mais que fait-il tout habillé en pleine nuit ? Armand ne bouge toujours pas. Ne dit pas un mot. Elle a l’habitude de ses silences qui signifient depuis toujours : je suis supérieur.

Au fond, la seule fois où il l’a regardée, c’est le jour du bal. Le jour où il l’a choisie. Elle a toujours été une femme d’intérieur, pas une femme que l’on regarde. Armand n’a jamais eu à se plaindre d’avoir un trou dans une de ses chaussettes. Il a toujours trouvé son linge repassé et parfaitement plié dans les armoires. Il est toujours rentré du travail dans une maison impeccablement tenue, avec une assiette remplie. Il ne lui a jamais dit merci. Jamais vraiment parlé, à part quelques commentaires sur tel ou tel politique, journaliste sportif, chanteur, présentateur télé. Il a toujours fait comme s’ils n’existaient pas ensemble. Il a toujours vécu de son côté. Alors qu’elle a si souvent eu envie de traverser pour le rejoindre.

Elle observe son dos, fort. Elle fait quelque chose qu’elle n’a jamais fait, elle baisse le drap d’un coup sec. Il porte un slip. Pas de pantalon de pyjama. Il se retourne vers elle, les yeux à la fois remplis de colère et de honte. Il ne l’a jamais frappée. Pourtant, elle a toujours eu peur de lui, insidieusement.

Sa chemise est entrouverte. Elle regarde son torse, musclé. Ils ont toujours fait l’amour dans le noir. Son corps, elle le connaît au toucher, à l’odeur. Faire l’amour. Il vient de faire l’amour, il pue l’amour. Son visage, ses cheveux, ses mains, son regard puent le sexe d’une autre. Pourtant il n’est pas sorti. Il n’a pas quitté la maison. Elle le regarde, horrifiée.

Tu n’avais donc rien vu, maman ?

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