Tous les 6 octobre, mémé dépose une couronne de fleurs au pied de l’arbre qui a tué ses enfants. Le 5 au soir, elle se fait livrer les lys blancs et les roses rouges. Le premier fleuriste est à 20 kilomètres, avant, elle leur téléphonait, maintenant, elle demande à Jules de les commander sur Internet. Il suffit de cliquer sur « Livraison fleurs deuil » et de choisir entre « bouquet fleurs enterrement, coussin fleurs obsèques ou composition tristesse ».
Tous les 6 octobre, elle quitte la maison à 8 heures du matin, ses fleurs sous le bras et sa canne à la main. Elle marche en claudiquant jusqu’à l’arbre pendant trois quarts d’heure, dépose sa couronne, l’entoure d’un ruban qu’elle fait broder et rentre à la maison.
Pépé n’a jamais voulu l’accompagner, jamais voulu l’emmener en voiture jusqu’à l’arbre, pépé a toujours haï ce rituel.
Mémé a toujours refusé que Jules ou moi l’accompagnions. Nous n’avons pas eu le choix du cimetière quand nous étions enfants, mais elle nous a épargné la couronne de fleurs dans le fossé. Si quelqu’un s’arrête en voiture à sa hauteur pour lui proposer de l’escorter, elle refuse.
Chaque samedi du mois, quand je ne suis pas de garde, Jules et moi passons devant la couronne de fleurs en allant au Paradis. Les deux premières semaines, les fleurs font ce qu’elles peuvent pour ressembler à des fleurs, mais dès la fin du mois, elles ont perdu toutes leurs couleurs. En novembre, la couronne ne forme plus qu’un amas marron, qu’on pourrait prendre pour un animal ou un vêtement jeté dans le fossé si on roule vite.
Aux premières chutes de neige, quelqu’un l’enlève. Nous avons longtemps pensé qu’il s’agissait du cantonnier mais quand Jules avait une quinzaine d’années, il a appris par hasard que c’était pépé.
L’hiver dernier, pépé l’a laissée pourrir. Au printemps, il ne restait plus que le ruban blanc sur lequel on pouvait lire ces mots à peine lisibles : « Pardonnez-moi ».