6

Lucien Perrin est né le 25 novembre 1911 à Milly.

Dans sa famille, on est aveugle de père en fils – une maladie héréditaire qui ne touche que les hommes. On ne naît pas aveugle, on le devient. Les troubles de la vision débutent dans la petite enfance et personne, depuis des générations, n’a vu les flammes de ses vingt bougies danser sur son gâteau d’anniversaire.

Le père de Lucien, Étienne Perrin, a rencontré sa femme Emma quand elle n’était encore qu’une enfant. Il l’a connue quand il voyait encore. Et peu à peu, Emma a disparu de son champ de vision comme si une couche de buée s’était déposée sur son visage. Il l’aime de mémoire.

Étienne a tout tenté pour sauver ses yeux. Il a tout versé dedans : des élixirs, des eaux de source venues de France et d’ailleurs, des poudres magiques, du bouillon d’orties, de camomille, des eaux de rose et de bleuet, de l’eau glacée, de l’eau chaude, du sel, du thé, de l’eau bénite.

Lucien est né par accident. Son père ne voulait pas d’enfant. Il ne voulait pas prendre le risque de perpétuer la malédiction. Et quand il a appris que c’était un fils et non une fille qui venait de voir le jour pour peu de temps, il fut désespéré.

Emma lui décrit l’enfant : des cheveux noirs et de grands yeux bleus.

Personne, dans la famille Perrin, n’a jamais eu les yeux bleus. À la naissance, ils sont noirs. On ne distingue pas l’iris de la pupille. Puis ils s’éclaircissent avec les années, jusqu’à devenir grisâtres comme du gros sel.

Étienne se met à espérer que les yeux bleus de Lucien le protégeront de la malédiction.

Tout comme son père, son grand-père et son arrière-grand-père, Étienne est organiste et harmoniste. On l’appelle pour jouer Jean-Sébastien Bach dans les offices religieux et aussi pour accorder les orgues de la région.

En plus, Étienne enseigne le braille les jours de la semaine. Ses livres sont fabriqués par un cousin germain, lui-même non-voyant, dans un petit atelier du Ve arrondissement de Paris.

Un matin de 1923, Emma quitte Étienne. Il ne l’entend pas refermer la porte derrière elle, tout doucement. Il est occupé avec un élève. Il n’entend pas non plus la voix de l’homme qui attend sa femme sur le trottoir d’en face. En revanche, Lucien la voit partir.

Il ne cherche pas à retenir sa mère. Il se dit qu’elle va revenir tout à l’heure. Qu’elle est partie faire un tour dans la belle voiture du monsieur et que c’est normal. Que son père n’aurait jamais pu lui offrir une telle balade. Qu’elle a bien le droit de s’amuser un peu.

Загрузка...