Entre 5 heures et 6 heures du matin, pendant que l’autre salopard faisait semblant de dormir, là, juste à côté d’elle, dans leur lit, elle avait réfléchi.
Après l’avoir insulté, alors que son cœur n’avait jamais battu aussi fort, pas même le jour de l’accouchement des jumeaux, Eugénie avait pensé lui tirer une balle dans les genoux pendant son sommeil, pour qu’il se retrouve cloué dans une chaise roulante. Mais cette douleur-là n’était pas assez forte. Il aurait continué à bouffer, à boire, à dormir comme avant. Et il serait passé pour une victime. Non, plus rien ne devait être comme avant. Et puis, elle n’aurait pas supporté d’aller en prison. Personne ne la forcerait à quitter sa maison, et sûrement pas lui, l’ordure qui se tapait sa belle-fille, l’ordure pour qui elle avait sacrifié sa vie. L’ordure qui l’avait humiliée de la pire façon qui soit, en couchant avec la femme de son fils, de leur fils.
Il fallait qu’elle trouve un moyen de lui faire faire des cauchemars dans ce lit, jusqu’à son dernier souffle. Et c’est là qu’elle avait décidé de l’éliminer de la surface de la terre. Pas physiquement. Non, pas d’un seul coup, il fallait qu’il souffre. Mourir tout de suite aurait été trop facile, il fallait le torturer jusqu’à ce qu’il en crève. Il fallait trouver un moyen pour qu’il périsse à petit feu, une agonie qui s’éterniserait. Lui trouver un enfer. Un enfer qui lui soit personnel. L’enfermer vivant derrière des murs invisibles, les murs de la honte, de la culpabilité.
Elle avait lu que les nazis avaient expérimenté la douleur physique et morale sur des prisonniers en torturant un parent ou un être cher. Elle avait lu que pour faire du mal à quelqu’un, un mal fou, un mal insupportable, il ne fallait pas s’en prendre à la personne directement, mais à celle qu’elle chérissait le plus au monde. C’est ainsi que dans sa tête était née l’idée du mal. De l’origine du mal.
Faire du mal à Annette pour le détruire, lui.
Le réveil marquait 6 heures. Il fallait aller vite.
Eugénie est sortie dans la rue. Il faisait froid et nuit. Elle portait la robe de chambre en mohair que l’autre ordure lui avait offerte à Noël dernier. La voiture d’Armand était garée sur le trottoir d’en face, comme d’habitude.
Elle a enlevé une roue en quelques minutes. Elle s’y connaissait très bien en mécanique. À la ferme, c’est elle qui faisait les vidanges du tracteur. Ses frères étaient même jaloux. Aucun véhicule n’avait de secret pour elle. Son père lui avait tout appris. Même Armand l’ignorait, et elle avait aimé que personne ne sache qu’elle avait été un garçon manqué. Elle a commencé à gratter les flexibles de freins avec un économe, ce petit couteau à légumes qu’elle avait utilisé pendant toute l’enfance des jumeaux pour éplucher les pommes de terre. Elle n’avait jamais fait de frites surgelées. Toujours des pommes de terre Charlotte qu’elle choisissait avec soin, pelait et découpait en longs et fins quartiers. En grattant la première couche de caoutchouc, elle a pensé au corps d’Armand quand il était revenu au lit, à son corps avec l’odeur de la chatte d’une autre sur lui.
Ce corps qui l’avait déflorée. Ce corps auquel elle avait donné sa vie et deux enfants. Ce corps qui lui avait fait peur, mal, et qu’elle avait fini par adorer. Ce corps qui l’écrasait, se frottait, frissonnait contre elle depuis plus de trente ans. Son parfum dont les chemises s’imprégnaient et qu’elle respirait en douce avant de les laver. Elle avait soigné ses ampoules, posé des pansements sur ses écorchures, poli ses ongles, rasé sa nuque, mis de la crème chauffante sur ses courbatures, administré des sirops contre la toux.
Tandis qu’elle sabotait les freins, elle transpirait, la haine remontait par bouffées de chaleur. Ses mains ne tremblaient pas. Sa vie était foutue. Comme la machine à laver. Elle le savait qu’elle était foutue, bien avant que Marcel ne vérifie « une dernière chose ». Et quand la vie est foutue, on ne tremble plus, on ne pleure plus, on hait.
Elle a revissé les écrous de la deuxième roue, récupéré le cric qu’elle a remis à sa place, dans l’abri de jardin, avec les autres outils et produits. Désherbant, colle à bois, perceuse, visseuse, marteau, ponceuse, clés à molette, tournevis. Ces outils qu’elle avait fait semblant de ne pas connaître alors qu’en douce elle avait tout réparé dans la maison, jusqu’aux toilettes qui se bouchaient tout le temps parce que le conduit d’évacuation était trop étroit.
« L’autre » ne s’était jamais posé de questions en rentrant la gueule enfarinée de son usine. Jamais un siphon bouché, jamais un gond de porte qui grince, jamais un clou à planter, jamais un lé de tapisserie qui se décolle, jamais un meuble à monter, jamais de moisissure, jamais un coup de peinture à donner, jamais une ampoule à changer, jamais de chaudière en panne, jamais une planche à clouer, jamais une vis qui se dévisse, jamais de fissures dans les murs, jamais de point de rouille naissant.
Elle est entrée dans sa cuisine. Cela ne lui avait pris que quinze minutes. Elle a lavé l’économe, l’eau chaude lui a fait mal aux doigts. Elle l’a rangé avec les autres couverts.
En remontant se coucher, elle a rendu grâce à Armand : enfin elle ressentait quelque chose de fort. Enfin elle était transportée par un sentiment puissant, même si c’était de la haine. Elle avait lu qu’il n’y a qu’un pas entre la haine et l’amour.