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Il vient de fermer à clé la porte principale au rez-de-chaussée.

Je suis calée dans un placard entre des seaux et des balais-brosses. De temps en temps je chasse les fourmis que j’ai dans les jambes en sautant doucement sur place. Je suis frigorifiée. Et mon cœur bat à se rompre. Si Starsky et Huch reviennent, je suis foutue.

Si Jules savait… Je ne pourrais pas lui dire pourquoi je fais des recherches sur les circonstances de l’accident de nos parents. Je serais obligée de mentir. De lui raconter que je veux savoir ce que les agents de ville ont sur le « corbeau ». Tout comme j’ai menti à pépé quand je lui ai offert le pied-de-biche et la pince-monseigneur. Il a fait une drôle de tête. Il a même dit : Tu veux que je cambliole une banque ?

Quand j’ai récupéré le pied-de-biche et la pince chez le père Prost, j’ai compris que je ne saurais jamais m’en servir. Qu’il vaudrait mieux faire comme Hélène, quand elle s’est laissé enfermer dans son école le jour de la mouette.

En fin d’après-midi, je suis entrée dans le « service municipal et espace public » comme une fleur.

– Bonjour.

Le « service municipal et espace public » est situé dans un petit local carré de deux étages en ciment. Date de construction : 1975. Quand j’étais petite, je me souviens que tous les bureaux étaient occupés. Qu’il y avait de « vrais » gendarmes au premier étage et que je suis venue avec mémé. Mais cela fait plusieurs années qu’il n’y a plus que Starsky et Hutch à l’intérieur.

Starsky m’a demandé si j’avais du nouveau, des noms de collègues ou de résidents à balancer. Je lui ai répondu que depuis la diffusion du reportage à la télé, il n’y avait plus eu d’appels anonymes. Mais ça, il le savait déjà. Il m’a regardée bizarrement. J’ai senti que je l’emmerdais. Ou qu’il me soupçonnait.

Le téléphone du standard a sonné. Starsky a paru surpris. À croire que ça n’arrivait jamais.

Je me suis pincé l’intérieur de la main pour ne pas rire parce que c’est Jo qui appelait. Je lui avais dit : Tu appelles les agents de ville à 16 heures tapantes pour une histoire de voisinage et de stationnement interdit, tu bredouilles, tu dis n’importe quoi et tu raccroches. Ce qui compte, c’est que la conversation dure cinq minutes. Elle m’a demandé : Pourquoi, je lui ai répondu : S’il te plaît.

Au moment où Starsky a décroché en articulant Service municipal, j’écoute, j’ai fait semblant de partir.

– Au revoir.

J’ai refermé la porte de son bureau derrière moi, j’ai mis mon téléphone portable sur vibreur et je suis montée à l’étage dans la partie inoccupée par les « vrais » gendarmes depuis belle lurette. Si je me faisais gauler par Hutch, je pourrais toujours dire que je cherchais les toilettes. Mais je n’ai croisé personne dans l’escalier.

Quand je me suis enfermée dans le placard à balais. Il était 16 h 04. Depuis, j’attends. En principe, à 18 heures il n’y a plus personne.

Lorsqu’on attend dans un placard à balais, on a le temps de penser. À tout. Moi, j’ai pensé à Roman. Roman le si beau, en train de photographier des fous au Pérou. J’ai pensé à sa grande vie et à ma toute petite vie. Son regard qui n’existe qu’en un seul exemplaire dans l’univers, et moi, une petite gonzesse mal coiffée qui remue du popotin le samedi soir au Paradis et pousse des chariots de désinfectants en tout genre. Moi qui dois exister en un tas d’exemplaires.

Nous ne sommes pas égaux. Nous ne naissons pas égaux. Ça n’est pas possible. Un spécimen comme Roman en est la preuve.

Comment une fille comme moi pourrait partager le quotidien d’un garçon comme lui, à part en rêve ? Comment imaginer deux individus comme nous en train de rentrer à la maison et de se dire : Comment ça va mon amour, tu as passé une bonne journée ?

Tout doit lui réussir depuis qu’il est né. Et puis lui, il a une mère.

Notre maison ne sera jamais la même. Chez moi, il y aura des meubles suédois et chez lui, des meubles qu’il aura chinés à travers le monde. Chez moi, ce sera du carrelage blanc et chez lui, du parquet recouvert de tapis persans verts et bleus.

Même faire des courses au supermarché avec Roman doit relever du chef-d’œuvre. La vie est un chef-d’œuvre quand on se réveille à côté d’un Roman. Enfin, j’imagine.

Je continue régulièrement à me réveiller à côté de Je-ne-me-rappelle-plus-comment. Je ne sais pas ce qu’il fait comme travail, mais en ce moment, il arrive toujours un peu avant la fermeture du Paradis. Que je pue l’alcool et la transpiration ne semble pas le déranger. Il me cueille chaque dimanche matin, et si je suis de garde, il me laisse repartir dans la 4 L de pépé.

En fait, il continue à me poser des questions et moi, jamais. Parfois, j’ai l’impression d’être son enquête, une affaire qu’il ne veut pas classer. Chez lui, il y a tout un tas de bouquins et souvent, quand je me réveille, il est en train de travailler à son bureau. Peut-être qu’il écrit un rapport sur moi, la fille qui n’aime que les vieux. Quand il voit que j’ouvre les yeux, il me presse un jus d’orange et m’apporte un café au lit – comme dans les publicités. Puis il me regarde avaler mon petit déjeuner en souriant.

Nous sommes le 20 décembre. Roman m’a dit qu’il reviendrait pour Noël. Il va me demander où j’en suis avec l’histoire d’Hélène. J’avance. Les pages du cahier bleu se remplissent comme une bouteille. Je ne sais pas ce qu’il sait d’elle. Je ne sais pas ce que sa mère lui a raconté ou pas.

CLAC. Starsky s’en va. J’entends la clé verrouiller plusieurs serrures. Plus de lumière dans l’escalier. Il fait nuit. Il fait froid. Je n’ose pas bouger. Je ne bouge pas. Je souffle dans mes mains et dans l’encolure de mon pull pour me réchauffer.

Hutch pourrait repasser avant de rentrer chez lui.

Au moment où je me décide, le téléphone du standard sonne à nouveau. Je sursaute, je me cogne la tête, ma lampe de poche tombe. J’entends les piles rouler par terre. Heureusement que j’ai la lumière de mon téléphone portable pour les retrouver.

Je descends les escaliers avec ma lampe de poche. J’ai pris soin d’atténuer la lumière pour ne pas être repérée depuis l’extérieur. J’ai les jambes en coton. J’ai envie de faire pipi. Je ne vois rien à plus de trente centimètres. Je rentre dans le bureau de Starsky. Une odeur de tabac froid et d’alcool. Pourtant, il n’y a ni cendrier ni bouteille sur le bureau.

La salle des archives se trouve derrière les bureaux de Starsky et Hutch. Elle est fermée à clé. Je me demande si c’est depuis que les « vrais » gendarmes ont foutu le camp ou si Starsky et Hutch ont toujours la clé.

Il faut absolument que je la trouve. Il fait nuit noire. Ma lampe n’éclaire pratiquement plus rien. Le silence qui m’entoure est terrifiant. Puis, je ne sais pas ce qui se passe dans ma tête, je me mets à penser à mon père. Je ne pense pas à lui comme on pense au jumeau d’un jumeau, à une personne dans un cadre sur le buffet, à un fait divers, à une tombe fleurie. Non. Je me mets à penser à lui comme on pense à un être humain qui s’est tué sur la route à l’âge de quarante ans en abandonnant une petite fille derrière lui, chez ses parents un dimanche matin. Une petite fille qui avait peur d’un vide-ordures. Est-ce que les gens qui ont un père mesurent leur chance ?

Où se trouvent ces foutues clés ?

La lumière de ma lampe de poche se pose sur un meuble haut, fermé par une porte coulissante. Je trouve une clé dans une boîte à agrafes vide. Ce n’est pas la bonne.

Soudain, du bruit.

Quelqu’un vient d’ouvrir une porte. Celle de l’entrée principale. Je me cache sous le bureau de Starsky. J’entends des chuchotements. Personne n’a allumé la lumière. Deux individus entrent dans le bureau de Starsky. Je devine le froid de leurs vêtements. Ils sentent l’hiver, la nuit et la clandestinité, comme moi.

Je me blottis pour disparaître, redevenir toute petite. C’est foutu, je suis foutue, je vais me faire arrêter. On va voir ma tête dans le journal. On va traîner le nom de Neige dans la boue. Pépé et mémé vont mourir de honte…

Une femme dit : J’ai froid.

L’homme qui l’accompagne lui répond qu’il va la réchauffer. L’homme c’est Hutch, je reconnais sa voix nasillarde. Je les entends s’embrasser et soupirer. Elle, elle glousse comme une pintade jusqu’à ce qu’ils gémissent à l’unisson.

Ils sont allongés à même le sol. Ils n’ont toujours pas allumé la lumière. Ils sont juste à côté de moi. Si je tendais le bras, je pourrais les toucher.

J’ai envie de rire et de pleurer en même temps. S’ils me découvrent, non seulement ils me coffrent, mais en plus ils m’assassinent pour que je ne puisse pas parler. Je ferme les yeux et me bouche les oreilles. J’essaye même de ne plus respirer.

Ça ne dure pas très longtemps. Hutch est un éjaculateur précoce. Je les entends se rhabiller rapidement.

Elle dit :

– Faut que je rentre, il va s’impatienter.

– On se revoit quand, ma sauterelle ?

– Je t’appelle.

– La prochaine fois, je te passe les menottes.

– J’ai hâte.

– Et pourquoi pas maintenant ?

Merde de merde, ils vont remettre le couvert. Heureusement, elle répond qu’il faut vraiment qu’elle rentre. Ils ressortent presque aussitôt.

Dix minutes de silence dans le noir. J’ai jamais fumé de ma vie et là, maintenant, tout de suite, j’en grillerais bien tout un paquet. Je rallume ma lampe de poche. C’est alors que je les vois : des clés sont accrochées sous le bureau de Starsky. À une petite pointe. Impossible de les trouver si on ne se met pas à quatre pattes.

– Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel, ce sont les bonnes clés.

Le pôle Nord. Il fait moins froid dans le congélateur des Hortensias que dans cette pièce. Ma lampe de poche éclaire une cinquantaine de boîtes à archives, un uniforme poussiéreux, deux malles en ferraille, des bouteilles vides, des livres et des affiches entassés les uns sur les autres. Ça sent l’humidité. Sous mes pieds, on dirait de la terre, un peu comme dans une cave.

Les boîtes à archives ne sont pas rangées par ordre alphabétique mais par année. De 1953 à 2003. Tout est recensé : accidents de chasse, incendies, suicides, disparitions, noyades, tentatives d’homicides, cambriolages, vols de vélos, délits de fuite, inondations, sabotages, altercations, violations de domiciles, agressions verbales. Tout. Je ne pensais pas qu’il pouvait se passer autant de choses dans un petit village comme le nôtre.

Au fur et à mesure que les années passent, les boîtes changent de format : elles maigrissent. Elles ne contiennent presque plus rien. Preuve que le village s’est vidé peu à peu. Surtout après la fermeture de l’usine de textile en 2000.

Je prends la boîte 1996, l’année de l’accident. Je l’ouvre. Elle contient trois procès-verbaux pour vols de voitures. Et ceci :


Le 6 octobre 1996, à 9 h 40, la brigade est prévenue par monsieur Pierre Léger, demeurant à Milly, route de Clermain, qu’une voiture vient de percuter un arbre sur la route nationale 217.

Nous nous rendons immédiatement sur les lieux.

À notre arrivée, vers 10 heures, nous trouvons monsieur Pierre Léger, ainsi que la brigade des pompiers qui est déjà sur place depuis vingt minutes.

Nous constatons que le véhicule accidenté, une Clio noire de marque Renault immatriculée 2408 ZM 69, est en partie détruit par le choc.

À 10 h 30, les pompiers procèdent à la découpe du toit du véhicule afin de sortir quatre corps sans vie de l’habitacle.

Monsieur Pierre Léger, seul témoin oculaire de l’accident, était présent quand le véhicule a fait une sortie de route. Les faits nous sont relatés succinctement, à savoir : le véhicule est sorti de la route à une très grande vitesse après avoir fait plusieurs zigzags sur une ligne droite et a fini par percuter un arbre de plein fouet.

Monsieur Pierre Léger a immédiatement alerté les pompiers avec son téléphone portable, ils sont arrivés environ dix minutes plus tard.

Pendant que les pompiers procèdent à l’extraction des quatre corps, un message de recherche est adressé au Fichier central afin d’identifier le propriétaire du véhicule.

À 12 heures, nous sommes informés que le véhicule appartient à messieurs Alain et Christian Neige, domiciliés à Lyon (69).

À 12 h 30, des spécialistes de la brigade de recherche nous rejoignent sur les lieux. Le gendarme Claude Mougin prend des clichés de l’extérieur et de l’intérieur du véhicule.

À 12 h 45, les quatre corps – deux hommes et deux femmes – qui présentent des traumatismes mortels sont emmenés à la chambre funéraire de l’hôpital Poinçon à Mâcon (71), après que le médecin légiste, Bernard Delattre, a constaté le décès.

Empreintes de roues : monsieur Pierre Léger nous ayant signalé que le véhicule a quitté la route précipitamment, nous remarquons des traces de pneus. Ces traces ne sont pas nettes. Les pneumatiques, sous l’effet d’une accélération intense, semblent avoir patiné sur place. Les traces de pneus aux endroits les plus visibles ont été photographiées (photo n° 13).

Nous recherchons dans le voisinage d’autres personnes susceptibles d’avoir été réveillées par le choc de l’accident ou qui auraient pu être témoins d’un fait quelconque.

À 14 heures, de retour à notre brigade, nous rendons compte verbalement à notre commandant de compagnie et à notre commandant de brigade de l’état de l’enquête en cours.

En somme le point est fait, les dispositions sont prises pour la répartition entre le personnel des diverses vérifications à faire d’urgence sur l’identification des trois autres victimes « passagers transportés ».

À 15 heures, notre commandant de compagnie et moi-même nous rendons au domicile de monsieur Armand Neige, le père du propriétaire du véhicule, Christian Neige, domicilié rue Pasteur à Milly (71). Celui-ci confirme à notre commandant que ses deux fils Christian et Alain Neige accompagnés de leurs deux épouses Sandrine Caroline Berri et Annette Strömblad ont quitté le domicile dudit Armand Neige où ils séjournaient pour le week-end vers 8 h 10 le dimanche 6 octobre.

À 17 heures, la reconnaissance des quatre corps est effectuée par monsieur Armand Neige à l’hôpital Poinçon de Mâcon (71). Il reconnaît ses deux fils, Alain et Christian Neige, ainsi que ses deux belles-filles Sandrine et Annette épouses Neige.

Le conducteur du véhicule – Renault – n’a pu être identifié entre Christian et Alain Neige, tous deux propriétaires du véhicule.

En sus, les analyses toxicologiques effectuées post mortem sur les quatre victimes se sont révélées négatives.

Le véhicule – Renault – a été transporté au garage Millet à Milly. Il a été constaté que le système de freinage pouvait paraître défaillant, mais il n’a pu être établi que cet état de fait était antérieur ou dû à la violence du choc de l’accident.

Par ailleurs, il semblerait que le conducteur ait freiné avant la sortie de route, mais les traces de roues ne sont pas suffisamment nettes pour le certifier dans la mesure où ce 6 octobre 1996, Météo France a fait état de présence de plaques de verglas dans la région. Le conducteur a pu faire un malaise ou manquer d’attention durant quelques secondes à l’intérieur du véhicule.

Lecture faite par moi de la déclaration ci-dessus, j’y persiste et n’ai rien à y changer, à y ajouter ou à en retrancher.

La 1re (avec la copie) à M. le Procureur de la République à Mâcon.

La 2e aux archives.

Fait et clos à Milly, le 9 octobre 1996

L’adjudant Bonneton (OPJ),

le gendarme Tribou (OPJ),

le gendarme Rialin (OPJ),

le gendarme Mougin (APJ).


À minuit à Milly un 20 novembre, même les cheminées dorment depuis longtemps. Plus aucune lumière à l’intérieur des maisons.

Je fais pipi derrière une poubelle. Il fait un froid de gueux.

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