Le bon Dieu n’a pas exaucé ses prières. Hélène ne sait toujours pas lire.
Ce soir, elle a décidé de mourir. Elle a déjà entendu parler du suicide. Au village, un homme s’est empoisonné l’année précédente en avalant des pilules. Pour Hélène, c’est le grand tableau noir qui est empoisonné.
Après la classe, elle s’est cachée dans la remise, là où sont rangés les craies, l’encre, le papier et le bonnet d’âne. Le cœur battant, elle a écouté les autres enfants partir et son maître, monsieur Tribout, toussoter, ranger ses affaires, boucler son gros cartable, descendre de l’estrade et refermer la porte derrière lui.
Lorsque les couloirs et la cour sont silencieux, Hélène met le bonnet d’âne dans sa poche et revient dans sa classe vide. C’est étrange. Pourtant, cette classe vide lui est familière, puisque le temps des récréations, elle y reste toujours à cause d’une punition ou d’une leçon qu’elle n’a pas terminée. Mais d’habitude, elle entend les cris des autres enfants, à l’extérieur. Ce soir, elle est plongée dans le silence.
Elle observe les livres soigneusement alignés près du grand bureau du maître. Elle a une violente envie d’arracher chacune de leurs pages, de les déchirer, de les jeter contre les murs, eux qui sont si prétentieusement bien rangés. Mais jamais elle n’oserait.
Elle est face au tableau noir. Dans un ultime espoir, elle essaie de lire la première phrase d’un paragraphe que monsieur Tribout a copié avec plusieurs couleurs de craie et dont il a souligné certains mots : ELLE A CASSÉ LE PETIT POT DE LAIT.
ELCASSÉPELETIOITLA.
Voilà ce que lit Hélène.
Monsieur Tribout n’essaie plus de changer sa perception des lettres. Au début, il tentait de l’aider en insistant sur chaque syllabe. En lui faisant recopier dix fois le même mot, mais c’est comme si Hélène ne savait pas retenir. Comme si ses mots à elle étaient tout le temps chahutés par du vent.
Cette année, il l’a installée au fond de la classe. Seule. Qui voudrait s’asseoir à côté d’une élève sur laquelle on ne peut même pas copier ? Avant, le maître sortait le bonnet d’âne. Maintenant, c’est pire. Elle sent qu’il a pitié d’elle et qu’il a perdu tout espoir. Tant qu’il la punissait, cela signifiait qu’il y croyait, qu’il espérait.
ELCASSÉPELETIOITLA.
Les larmes ne lui montent pas aux yeux. Cela fait longtemps que son chagrin est à sec. La première année d’école, elle a tout pleuré.
Elle colle sa bouche sur le tableau et se met à le lécher comme le ferait un petit animal. Elle commence sur la pointe des pieds. Puis, s’apercevant que la première phrase est beaucoup trop haute, elle se perche sur la chaise du maître. Elle lèche chaque lettre, qu’elle soit rouge, bleue ou verte. Elle les avale, elle veut s’empoisonner de ce poison-là. Elle leur crache dessus pour qu’elles glissent mieux dans sa gorge. Elle frotte ses lèvres contre les majuscules, les points, les virgules.
Quand le tableau est propre et que la bouche d’Hélène a la couleur d’un arc-en-ciel, elle va s’asseoir à sa place. Au fond de la classe. À l’opposé du poêle à bois. Et elle attend la mort. Elle attend, assise sagement, que les mots ingurgités la tuent pour toujours. Qu’ils achèvent le travail commencé le premier jour où elle est entrée à l’école.
Elle portait une jolie robe rouge. Comme celle du Petit Chaperon rouge, avait-elle dit à sa mère devant la machine à coudre. Ce qu’elle ignorait, c’est que le méchant loup lui apparaîtrait sous les traits d’un grand tableau noir.
Mais la mort ne s’ensuit pas. ELCASSÉPELETIOITLA n’a pas les pouvoirs magiques d’une pilule létale. Elle pensait pourtant que ça l’achèverait aussi vite que le cochon que tuent ses voisins une fois par an d’un coup derrière la tête.
Elle ne quittera pas la classe avant de mourir.
Elle décide d’avaler l’encre de tous les encriers disposés sur les petits bureaux de la classe et de finir par celui du maître. Comme ça c’est sûr, elle mourra. Et si ça ne suffit pas, elle avalera les aiguilles à coudre qu’elle a toujours à l’intérieur de sa poche pour se faire une douleur dans la cuisse quand celle de son ventre sera insupportable.
Elle se lève et ouvre l’encrier situé sur le premier petit bureau. C’est celui de Francine Perrier, la meilleure élève. La première de la classe. Celle qui réussit en tout et ne fait jamais de ratures. Celle à qui monsieur Tribout s’adresse toujours avec un sourire. Celle dont l’écriture ressemble à un vol d’oiseau et la voix à une mélodie quand elle lit sans jamais se tromper, ni se cogner à la première virgule.
Au moment où Hélène trempe ses lèvres dans l’encrier de Francine Perrier en se disant qu’il y en a vingt-sept autres à boire, un bruit la fait sursauter. Quelque chose vient de heurter une des fenêtres de la classe. Comme si quelqu’un avait lancé un caillou dans sa direction. Quelqu’un l’observe. Le cœur d’Hélène s’emballe. Elle repose l’encrier de Francine et se cache sous le bureau du maître.
Dix minutes s’écoulent. Plus aucun bruit.
Elle finit par sortir de sa cachette et s’approche de la fenêtre. Elle ne voit rien à l’extérieur. La cour est vide. Le grand chêne perd ses dernières feuilles. Hélène suit du regard l’une d’elles. Elle tombe à terre en même temps que la nuit. La feuille effleure une petite flaque blanche. Hélène la fixe quelques secondes. Ce n’est pas une flaque mais un oiseau tombé à terre. Il bouge encore. Hélène se précipite dans la cour. Elle traverse le couloir aux portemanteaux vides. Pour que personne ne remarque sa présence après l’école, elle n’a pas mis de cape ce matin.
Sous le chêne, elle s’arrête d’abord à quelques centimètres de l’oiseau. C’est une mouette. Sa mouette ! Celle qui la suit comme une ombre depuis qu’elle est petite. Celle qu’elle observe dans le ciel, quand elle veut se laver les yeux des phrases qu’elle ne parvient pas à lire. Celle qu’elle dessine avec l’ombre de ses doigts contre le mur de l’atelier. Elle existe vraiment. Elle n’est pas le fruit de son imagination.
La mouette est blessée mais vivante. Elle fixe Hélène, le bec entrouvert, la respiration saccadée, comme si son cœur battait trop fort. Elle semble souffrir. Hélène comprend soudain qu’elle s’est jetée contre la fenêtre pour qu’elle sorte de cette maudite école. Ou peut-être a-t-elle voulu mourir en même temps qu’elle.
L’oiseau et l’enfant s’observent. Agenouillée devant la mouette, Hélène n’ose pas la toucher. Elle a peur de lui faire encore plus mal. Mais elle ne peut pas l’abandonner. Hélène n’a ni frère, ni sœur. Elle ne peut pas abandonner son double.
Elle finit par la prendre délicatement entre ses mains et la glisse dans la grande poche intérieure de sa blouse, contre son cœur.