23

Je rentre chambre 19. Roman est assis près d’Hélène.

– Bonjour.

Il se lève.

– Bonjour Justine.

Il désigne Mal de pierres des yeux. Je l’ai reposé sur la table de nuit pour qu’il le récupère lors d’une visite.

– Vous l’avez aimé ?

– Je l’ai dévoré.

Il sourit.

– Ça ne vous a pas fait trop mal j’espère.

Je rougis.

– Ça donne envie d’aller en Sardaigne.

Il me regarde.

– J’ai une petite maison là-bas, au sud de l’île, vers Muravera. Je vous prête les clés quand vous voulez.

Je baisse les yeux.

– Vraiment ?

– Vraiment.

Silence.

– Est-ce qu’on y croise les personnages du livre ? je demande.

Il me regarde.

– Tous les jours.

Je le regarde.

– Même le Rescapé ?

– Surtout le Rescapé.

Il prend le roman dans ses mains et le repose aussitôt. Puis il se lève.

– Je suis en retard, il faut que je parte si je ne veux pas rater le dernier train. Hélène ne m’a pas dit un mot aujourd’hui.

Je regarde Hélène. Je pense à la maison en Sardaigne et je réponds :

– La prochaine fois.

Et lui, tristement, il me dit :

– Oui. Peut-être. Au revoir.

– Au revoir.

Quand il sort d’une pièce, il y a toujours un peu d’ombre qui se pose. Il ne me demande jamais si j’ai commencé à écrire pour lui.

Hélène tourne la tête vers moi et me sourit.

– Alors ma belle Hélène, c’est le monde du silence aujourd’hui ?

– Lucien m’a non épousée le 19 janvier 1934 à Milly, son village. Il y avait beaucoup de neige ce jour-là. Il a fait exprès de choisir le jour le plus froid de l’hiver pour que personne ne puisse venir… Justine ?

– Oui ?

Je m’approche d’elle et lui prends la main.

– Tu sais pourquoi Lucien n’a jamais voulu m’épouser ?

– Parce que l’alliance encercle le seul doigt qui possède une veine allant vers le cœur.

Elle se met à rire comme une petite fille.

– L’annulaire gauche.

Je m’assieds près d’elle. Elle reprend son monologue :

– On a déguisé la maison du père Louis en mairie. C’était une grande maison carrée à trois étages, juste en face de la gare. Avec une échelle, Lucien a accroché un drapeau bleu blanc rouge sur la gouttière et un grand écriteau « MAIRIE » au-dessus de la porte d’entrée. Mes parents qui n’avaient jamais mis les pieds à Milly n’y ont vu que du feu. Et puis, cette neige recouvrait tout.

» Il n’y avait personne dans les rues. On attendait mes parents devant la fausse mairie quand ils sont sortis de la gare. Je portais une robe blanche très simple, sans dentelle.

» On a dit à mes parents qu’on se marierait à l’église plus tard, aux beaux jours, et que j’ajouterais de la dentelle et un voile de tulle à ce moment-là. Ma mère était déçue que la fille unique des tailleurs de Clermain ait une robe aussi simple le jour de son mariage. Lucien, lui, arborait fièrement son premier costume en flanelle bleu marine. Il avait beaucoup maigri, j’avais dû faire des retouches.

» Quand il a pris mon bras et que nous sommes entrés dans la fausse mairie, ses yeux m’ont embrassée. Ce jour-là, ce n’est pas ma main que je lui ai donnée, ce sont les deux : je commençais à lire le braille toute seule, sans son aide. Je lui devais tout… Justine ?

– Oui.

– Tu sais ce que ça veut dire, tout devoir à quelqu’un ?

– Je sais ce que ça veut dire, mais je n’ai jamais rencontré quelqu’un à qui je pourrais tout devoir.

Silence.

– Au rez-de-chaussée de la maison, le père Louis avait dégagé les meubles et mis un grand bureau et quelques chaises. Lucien avait accroché de faux arrêtés municipaux aux murs, et sur une porte verrouillée, il avait inscrit « État civil ». Le père Louis a adoré jouer au maire. Il a pris son rôle très au sérieux sans vraiment comprendre pourquoi Lucien dépensait une telle énergie pour ne pas m’épouser. Lucien a eu beau lui expliquer que le mariage empêchait le sang de circuler jusqu’au cœur et qu’il rendait les hommes et les femmes esclaves de promesses impossibles à tenir, il n’a jamais compris.

» Le père Louis était un homme corpulent, à la voix grave. Son écharpe tricolore sur le buste, il nous a lu le Code civil du mariage. Article 212, les époux se doivent mutuellement fidélité, secours. Article 213, les époux assurent ensemble la direction morale et matérielle de la famille, ils pourvoient à l’éducation des enfants et préparent leur avenir.

» Mes parents sont repartis après la cérémonie pour ne pas être surpris par la nuit qui tombait très tôt à cette période de l’année.

Elle se tait.

– Hélène ?

– Oui.

– Pourquoi vous n’avez pas dit un mot à Roman aujourd’hui ?

Elle lève les épaules en signe d’ignorance. Puis elle ouvre la bouche une dernière fois avant de retourner sur sa plage :

– Après l’échange des baisers, Baudelaire, notre faux témoin, a récité un poème :

Mon enfant, ma sœur,

Songe à la douceur

D’aller là-bas vivre ensemble !

Aimer à loisir,

Aimer et mourir,

Au pays qui te ressemble !

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