Magnus et Ada habitent tout près de mon hôtel, au 27, Spergattan à Stockholm. Je ne les ai pas prévenus de ma visite. Il est 9 heures du matin. Il fait encore nuit. Le jour va se lever à 11 heures et repartir à 15. J’ai très froid.
Emmitouflée dans la doudoune de Jules, je marche rapidement. D’après mes calculs, les parents d’Annette, Magnus et Ada, ont environ soixante-dix ans. Je sais aussi qu’ils ne parlent pas du tout français. J’ai donc donné rendez-vous à une traductrice au 1, Spergattan avant d’aller frapper à la porte du 27. La seule chose que je sais d’elle, c’est qu’elle s’appelle Cristelle, qu’elle est française, qu’elle a vingt-six ans et qu’elle vit ici depuis longtemps. Je sais aussi qu’elle coûte 400 couronnes suédoises de l’heure, ce qui correspond à peu près à 50 euros. Ça rapporte plus d’argent de parler deux langues que de s’occuper des petits vieux.
Elle m’attend.
Je la vois souffler dans ses gants. Ses cheveux blonds sont cachés sous un gros bonnet vert bouteille.
Quand je m’approche, elle me dit : Hé, Justine ! Elle m’a reconnue à cause de ma photo de profil sur Facebook qui me montre telle que je suis. Ni plus mince ni plus grosse, ni plus brune ni plus blonde, ni plus jeune ni plus vieille. Nous nous serrons le gant.
En marchant du 1 au 27, je lui réexplique que je suis venue ici pour rencontrer les grands-parents de mon cousin Jules, dix-huit ans, que je considère comme mon frère, que nous avons perdu tous deux nos parents dans un accident de voiture, qui n’était peut-être pas un accident, et que je viens d’apprendre que mon oncle Alain, le père de Jules, n’était peut-être pas son père. Alors que je lui raconte cette histoire qu’on croirait tout droit sortie d’un des romans de mémé, je vois son souffle chaud jaillir de sa bouche tandis qu’elle ne s’exprime plus que par onomatopées.
Le 27 est une porte en bois rouge, une couronne de Noël y est suspendue. Est-ce qu’ils sont seuls ? Est-ce qu’ils sont là ?
Annette avait un frère un peu plus jeune qu’elle. Jules a deux cousins. Et si c’étaient eux qui m’ouvraient la porte ?
J’enlève mon gant droit et je frappe trois coups brefs. Rien. Je frappe à nouveau.
Et si, à trois jours de Noël, Magnus et Ada étaient partis dans un fjord ou quelque chose comme ça ? Mais vu que je n’ai aucune idée de ce qu’est un fjord je n’arrive pas à me projeter d’images mentales de Magnus et Ada. Et s’ils étaient morts et qu’on n’en ait rien su ? Mais non, puisque j’ai intercepté la carte de Noël et le chèque qu’ils ont envoyés à Jules la semaine dernière. Ils n’ont pas pu mourir en une semaine. Quoique… Il suffit d’un matin pour mourir.
Un homme ouvre : Magnus en pyjama. Jules avec cinquante ans de plus. Mêmes sourcils, même regard, même bouche, même visage émacié, même taille. J’observe ses mains, ses doigts plus longs que des cigarettes russes. S’il tirait une taffe, je pourrais m’évanouir sur le trottoir tant il ressemble à mon frère. Même ses cheveux blancs ressemblent à ceux de Jules : la même touffe indomptée.
– Bonjour, je suis Justine, la cousine de Jules.
Cristelle répète après moi, en suédois : Bonjour, je suis Justine, la cousine de Jules.