Patrick et Jo sont venus me chercher à l’aéroport Saint-Exupéry. Étrangement, j’étais presque déçue que ce ne soit pas Je-ne-me-rappelle-plus-comment, enfermé dans une veste à carreaux improbable.
Je ne peux rien leur dire. Ce que j’ai appris de la bouche de Magnus, je n’en parlerai jamais à personne. Pendant qu’il déversait des flots de mots à Cristelle, il me semblait entendre les mots d’Annette. Ceux qu’elle avait confiés un soir à son père sous le sceau du secret quand elle était revenue en Suède.
Il y a deux choses que j’ai apprises au contact des anciens. Deux choses immuables qu’ils me répètent d’année en année, de chambre en chambre, de service en service :
« Profite de la vie, elle passe vite. »
« Ne dis jamais un secret. Même à ton frère, ton enfant, ton père, ta meilleure amie, un inconnu. Jamais. »
Je leur tends une boîte de Daims au chocolat en improvisant une histoire à dormir debout : les grands-parents de Jules n’étaient pas là. J’ai rencontré leurs voisins de palier qui parlaient français et qui m’ont dit que Magnus et Ada avaient quitté la Suède depuis deux ans pour vivre au Canada.
Jo me dit que c’est bien, que de toute façon je me prends trop la tête avec cette histoire. Mes parents sont morts dans un accident de la route, c’est malheureux mais c’est comme ça, et quand on a vingt et un ans, on pense à l’avenir, rien qu’à l’avenir.
Pendant qu’elle parle, Patrick hoche la tête comme les faux chiens qu’on pose sur les plages arrière des voitures. Ce que j’aime le plus chez ces deux-là, c’est leur amour.
J’ai honte de leur avoir menti, mais qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? Je ne peux pas trahir Annette. Et comme je ne suis pas sûre qu’elle repose en paix, je ne veux plus faire de bruit.
Mes paupières sont lourdes, j’ai envie de dormir. Je revois les rues de Stockholm, les canaux glacés, Noël dans les vitrines, les buveurs de bière, la neige. Le parfum des bullars trempés dans le thé servi par Magnus et Ada. Leurs beaux visages, leurs larmes aussi, me suppliant de persuader Jules de leur écrire, de les voir, de leur pardonner. Et Cristelle, son bonnet vert bouteille vissé sur la tête, traduisant les mots, me répétant, Vous êtes notre seul espoir de réconciliation avec Jules.
– Juju, Juju, réveille-toi !
J’étais en train de rêver. Jules se mariait, je tenais la traîne de la mariée dont je ne voyais pas le visage, et quand enfin elle se retournait, c’était Janet Gaynor.
Nous sommes arrivés. Patrick a garé sa voiture devant chez pépé et mémé. Il fait déjà nuit. Il doit être 17 h 30. Il y a de la lumière dans la cuisine et dans la chambre de Jules. Demain, il faudra que je fasse leurs cadeaux. Nous sommes à deux jours de Noël.
Je n’ai pas envie de rentrer dans cette maison toute seule. Encore endormie, je propose à Jo et Patrick de venir boire un verre. Ils ne peuvent pas, Jo est de garde cette nuit, elle prend son service dans une heure.
– Justine, il faut que je te dise quelque chose.
Tout à coup, Jo a l’air grave. Elle ne m’appelle jamais Justine, toujours Juju. Du coup, Patrick aussi a l’air grave. Ces deux-là ne peuvent pas avoir l’air grave séparément.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Hélène Hel a été transférée aux urgences la nuit dernière.