12 juillet 1998

Black-blanc-beur

Le même George Orwell aimait à parler de « l’indécence extraordinaire des dominants ». On en vécut une magnifique démonstration en la douce soirée d’été du 12 juillet 1998. Alors qu’un million de personnes se répandaient sur les Champs-Élysées (« la mer » chère au général de Gaulle à la Libération de Paris), l’Arc de triomphe était éclairé à la gloire du meilleur buteur de cette finale (qui avait pourtant accompli un tournoi plutôt terne) : Zidane président ! Les hommes politiques de tous bords, les intellectuels de tout acabit, qui n’avaient manifesté jusque-là que mépris pour ce « sport de beauf », exaltèrent avec des trémolos dans la voix la victoire de la France « black-blanc-beur ».

Cette victoire inespérée que les authentiques amateurs de football attendaient depuis cinquante ans (Thierry Roland poussa ce cri : « Maintenant que j’ai vu ça, je peux mourir ! »), cette victoire que la France avait effleurée en 1982 et 1986, et qu’à chaque fois les Allemands avaient arrachée des mains de l’équipe de Platini, cette victoire qui ne consacrait pas l’équipe la plus talentueuse de l’histoire du foot français mais la plus opiniâtre et combative, cette victoire préparée avec un soin méthodique par le « coach » (c’est alors qu’on découvrit ce mot) Aimé Jacquet dans un petit carnet qu’il tenait serré dans ses bras comme un bébé, cette victoire qui n’avait pas été annoncée par des médias sportifs ayant déversé pendant des mois avant la compétition un tombereau d’injures sur l’équipe de France, cette victoire qui couronnait, on l’a vu, le système de formation du football français sorti de la tête de quelques hauts fonctionnaires (hé oui !) au début des années 1970, cette victoire que tout un peuple fêta dans la liesse – cette victoire fut dérobée, subtilisée, transformée, transfigurée, un soir d’été, par nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques et devint un fantastique objet de propagande.

En une nuit de folie, on sortit de la guerre du football pour entrer dans la guerre idéologique ; on sortit du jeu pour entrer dans la morale. Nos trois couleurs n’étaient plus bleu, blanc, rouge, mais black-blanc-beur. Ce n’était plus la victoire de la meilleure équipe du monde mais celle du métissage et de l’intégration à la française. Zidane était kabyle, Desailly africain, Karembeu kanak, Thuram guadeloupéen ; même Barthez redevenait pyrénéen et Jacquet forézien. C’était la foire du retour aux origines, venues de partout, sauf de la terre de France. On entendit une militante antiraciste exaltée affirmer que l’équipe aurait été encore meilleure si on y avait incorporé un joueur asiatique. Même les journaux allemands conclurent de l’élimination pour une fois précoce de la Mannschaft à l’abolition urgente du droit du sang germanique. Les idéologues et intellectuels français prouvaient une fois encore qu’ils n’avaient pas tout à fait perdu la main. Ils n’avaient rien prévu ni rien préparé, encore moins comploté ; mais ils s’étaient montrés de remarquables opportunistes, des experts dans l’art de la récupération. Tout le travail de sape antiraciste et multiculturaliste de trois décennies trouvait soudain son issue, son moment fatidique, son kairos.

Au milieu des transes dithyrambiques des intellectuels les plus posés, de l’enthousiasme incoercible des politiques même les plus insipides, le mot du député RPR des Hauts-de-Seine Patrick Devedjian les résuma tous : « Ce soir il y en a un qui a vraiment l’air d’un con, c’est Le Pen. »

L’utilisation du football à des fins de propagande idéologique, nationaliste et politique avait été jusqu’ici l’apanage des régimes autoritaires, fascisme, franquisme, dictature de généraux brésiliens ou argentins. Les mêmes méthodes furent empruntées par la mouvance antiraciste et multiculturaliste dans une France de 1998 qui voulut croire au miracle.

Des années plus tard, une fois l’ivresse retombée, un sociologue de gauche fort bien-pensant (pléonasme ?), Stéphane Beaud, dans un livre intitulé Traîtres à la nation 1, remit les pendules ethniques à l’heure sociale. Quand on étudiait sérieusement les milieux d’où venaient les joueurs de l’équipe triomphante de 1998, on constatait qu’ils étaient tous issus de cette France rurale et ouvrière qui jetait ses derniers feux, où le sens de l’honneur, le respect des anciens, l’humilité individuelle qui se perd et se grandit dans le groupe, sans oublier l’amour de la patrie, n’étaient pas encore de vains mots. Quels que soient leurs origines et leurs lieux de naissance, ces joueurs étaient rassemblés par les valeurs de la France traditionnelle. Mais la passion irrésistible des élites intellectuelles et politiques françaises pour les racines, l’origine, l’obsession racialiste de l’antiracisme dominant depuis les années 1980, avaient recouvert et effacé l’ancienne matrice marxisante qui mettait la classe sociale en lumière et à l’honneur. On pourrait poursuivre la réflexion fort pertinente de notre sociologue. L’équipe de 1998 n’était pas plus métissée que sa glorieuse devancière de 1982 ou même celle de 1958 ; le football français a toujours puisé, à l’instar de ce qui se passait dans les usines, dans l’immigration du moment, belge, polonaise, italienne, espagnole, kabyle, africaine ; c’était le regard qu’on portait sur elle qui avait changé. Kopa et Platini (ou Tigana, Amoros, Piantoni, Genghini, Janvion, Trésor) étaient regardés comme des Français, pas des descendants de Polonais, Italiens, Espagnols, Antillais, Africains. On insistait d’abord sur la chance qu’ils avaient eue de le devenir, et non sur la « chance » qu’ils étaient pour la France. L’équipe de 1998 était dirigée d’une main de fer par deux hommes, l’entraîneur (le coach !) Aimé Jacquet et le capitaine Didier Deschamps, deux « Français de souche », purs produits de cette France rurale et ouvrière, qui agirent comme l’avaient fait leurs ancêtres ouvriers et paysans, accueillant, souvent roides, les nouveaux venus, leur inculquant le savoir-vivre et le savoir-être français, leur servant de référent dans leur lent et exigeant travail d’assimilation au vieux pays. Entre le hussard noir de la République Jacquet et le chef d’atelier – « taulier », dit-on dans le foot comme à l’usine –, les traditions étaient maintenues.

Aimé Jacquet quitta son poste au soir de sa victoire en Coupe du monde ; Didier Deschamps abandonna l’équipe de France deux ans plus tard après un triomphe (encore plus brillant) aux championnats d’Europe. Depuis lors, le football français n’a plus remporté une seule compétition internationale.

Mais n’idéalisons pas. Le ver multiculturaliste était déjà dans le fruit assimilationniste. Le soir de la victoire, dans les vestiaires de l’équipe de France, alors que le président Chirac venait les congratuler, et que le champagne coulait à flots, Lilian Thuram réclama une « photo entre Noirs » sous les yeux écarquillés de certains de ses partenaires « blancs ». Le même Thuram, posant ensuite à l’intellectuel engagé, devint dans les années qui suivirent une figure de proue de l’antiracisme militant et un insupportable donneur de leçons. Son partenaire Karembeu se fit le héraut de l’indépendantisme kanak ; Youri Djorkaeff défendit la mémoire du génocide arménien ; et Bernard Lama parraina des écoles en Afrique. Seul Zidane garda un silence prudent, sans que l’on sût ce que son mutisme signifiait, patriotisme français révélé par ses furieux baisers portés à son maillot après son but en finale de Coupe du monde, ou attachement viscéral, mais censuré par des agents vigilants, à l’Algérie de ses pères, comme il le déclama lors d’un voyage sur la terre natale de ses ancêtres.

L’histoire aurait pu s’arrêter là. Les glorieux vainqueurs passèrent leur repos du guerrier estival au milieu des fêtes et des jolies femmes, le footballeur français remplaçant soudain le pilote de course et le joueur de tennis dans le cœur des mannequins.

Mais le facteur sonne toujours deux fois.

La première fois, le 6 octobre 2001. La Fédération française a eu l’heureuse idée d’organiser un match amical entre la France (le maillot bleu frappé d’une étoile pour sa victoire de 1998) et l’Algérie. Le résultat n’a guère d’importance, la supériorité des champions du monde est trop évidente ; c’est la fraternité entre les deux nations que les ingénus dirigeants de la FFF veulent promouvoir avec Zidane, « trait d’union » ente deux nations, deux cultures. Ils seront servis. Le Stade de France est empli de jeunes spectateurs venus de la Seine-Saint-Denis environnante. Ils sont pour la plupart de nationalité française, mais acclament l’équipe d’Algérie, sifflent son adversaire, conspuent Zidane, « le traître », à chaque fois qu’il touche le ballon. Les authentiques « supporters » de l’équipe d’Algérie sont sidérés par ce comportement si outrageant à l’égard du pays d’accueil de ces jeunes « Français ». Les joueurs « bleus », abasourdis, ont l’impression désagréable de « jouer à l’extérieur ». Dès le début, « La Marseillaise » est huée, et couverte d’injures et de sarcasmes. Dans les tribunes, le Premier ministre Lionel Jospin et la ministre des Sports, la communiste Marie-George Buffet, ne savent quelle attitude adopter, entre colère rentrée et compréhension infinie, hésitent à quitter le stade, restent. Ils le regrettèrent amèrement. Au cours de la seconde mi-temps, les ballons s’accumulent dans les filets du gardien de but de l’Algérie ; la victoire de l’équipe de France est trop écrasante pour les jeunes admirateurs de l’Algérie qui, soudain, envahissent le terrain pour interrompre l’insupportable humiliation de « leur équipe nationale ». Le service d’ordre (les fameux « stadiers ») n’a pas cillé, surpris ou complice, la plupart d’entre eux venant des mêmes cités que les spectateurs. Sur le terrain comme dans les tribunes officielles, la confusion règne : les arbitres suspendent le match ; Thuram, furibond, attrape par le bras un jeune « supporter » et l’agonit d’injures ; Marie-George Buffet s’empare du micro et supplie de « respecter la joie » ; une bouteille d’eau lancée à toute force la manque de peu. Le regretté Philippe Muray écrivit quelques jours plus tard une chronique savoureuse, dans laquelle il rappelait, sarcastique, que jadis on respectait le deuil, ou la nation, mais jamais la joie. Seul Zinedine Zidane semble hors d’atteinte au milieu du tumulte, échangeant maillot et plaisanteries avec des joueurs algériens qui le photographient dans les vestiaires.

L’illusion de la France black-blanc-beur était déchirée ; l’escroquerie idéologique antiraciste apparaissait sans fard. Ses auteurs en boiront la coupe jusqu’à la lie.

Des matchs France-Tunisie et France-Maroc eurent lieu dans les années qui suivirent. Les mêmes causes produisirent les mêmes effets. Le terrain ne fut pas envahi, mais « La Marseillaise » sifflée et les joueurs arabes sous le maillot bleu invectivés. On eut beau demander à une chanteuse maghrébine d’entonner l’hymne national, et mélanger les joueurs des deux équipes lors de leur entrée sur le terrain, rien n’y fit.

La punition céleste poursuit toujours les méchants là où ils ont péché.

Le discours black-blanc-beur avait emporté l’adhésion des esprits. Dans le milieu du football, formateurs, recruteurs et entraîneurs étaient convaincus qu’il suffirait d’un « petit Arabe » au milieu du terrain pour qu’il ait le talent de Zidane, et de « grands Noirs » derrière pour que leur défense fût inexpugnable. Dans un livre truculent, et documenté, Racaille football club 2, le journaliste Daniel Riolo relate les tribulations de ce recruteur lensois à Livourne, en Gironde : « Vous avez des grands Noirs costauds ? Même s’ils ont les pieds carrés, c’est pas grave, on les redressera », ou d’un dirigeant lyonnais en repérage dans une cité autour de la capitale des Gaules : « Nous ici, on va taper dans une tour et hop, on en a dix qui tombent des comme ça ! » Il conte comment à Clairefontaine, centre national de formation des meilleurs jeunes joueurs français, on organise des matchs « Blancs contre Noirs ». Pour voir…

Comme si nos dirigeants du football français ressuscitaient dans leur sport la « force noire » du général Mangin et les tabors marocains du maréchal Juin à Monte-Cassino.

Le foot, c’est la guerre. On ne va pas tarder à s’en rendre compte.

Les jeunes de « cités » deviennent majoritaires dans les centres de formation de France et de Navarre ; y importent leurs mœurs violentes : « Le centre de formation, c’est la jungle. Je l’ai vécu comme ça, avoue un jeune joueur qui, par crainte de représailles sans doute, souhaite conserver l’anonymat. C’est la loi du plus fort. Les mecs qui viennent des quartiers imposent cette mentalité. Ils ont la rage, une volonté de s’en sortir, d’oublier les galères qu’ils ont pu connaître. Beaucoup vivent avec l’idée qu’ils ont connu le rejet, une forme d’exclusion. Dans le foot, ils sont d’un coup majoritaires, dominants. Et ce sont leurs codes qui s’imposent. Il est difficile de parler d’éducation parce que la règle semble devenue la mauvaise éducation. Et puis les mecs comme moi, on devient les céfrancs, quand ce n’est pas les gouers. Dans cet univers, il faut être costaud pour s’en sortir quand tu es différent 3. »

En moins d’une décennie, le football français devient le football des banlieues françaises. L’invasion de la pelouse lors du match France-Algérie avait été prémonitoire. Les mêmes – ou leurs frères – évolueraient dans tous les clubs de l’Hexagone, jusqu’en équipe de France, y amenant les mœurs et coutumes de la « cité ». Les directeurs de centres de formation le notaient avec amertume : « Quand le gamin rentre chez lui, jamais il ne dira qu’il est français, c’est la honte ! » Les jeunes farouches ne respectent plus ni entraîneur ni formateur. Ils n’acceptent de se soumettre à l’autorité qu’à l’étranger, dans les clubs anglais ou italiens ou allemands, comme si ce n’est pas l’autorité en soi qui pose problème, mais la France. L’islam se répand dans les vestiaires, on prend sa douche en short par pudeur, on exige des mets halal, à la grande surprise des joueurs étrangers, sud-américains par exemple, qui seront les seuls à oser se rebeller contre le prosélytisme des musulmans les plus exaltés.

Cette transformation du football français demeura un temps méconnue du grand public, alimentant les conversations privées des dirigeants et les réunions professionnelles. Au cours de la décennie 2000, dirigeants, entraîneurs, joueurs, croquant goulûment les fruits de l’arrêt Bosman, n’auront pas envie de tuer la poule aux œufs d’or ; et les journalistes sportifs se tairont de peur de « faire le jeu du Front national ». La machine mettra dix ans à exploser. Lors de la Coupe du monde de 2010, en Afrique du Sud, des joueurs révoltés refuseront de s’entraîner et s’enfermeront dans leur bus, devant les caméras du monde entier. Alors, la France découvrira, toute honte bue, ce qu’est devenu le foot français, et son équipe nationale. Vikash Dhorasoo, un joueur talentueux, engagé à gauche, et plus cultivé que la moyenne, vendra la mèche : « Cette équipe représente la France des banlieues, la France des ghettos, des quartiers populaires qui sont devenus très durs. Je viens d’un milieu ouvrier, mon père travaillait comme ceux de Deschamps ou de Blanc. Mais aujourd’hui, dans les quartiers populaires, le pouvoir a été abandonné aux caïds, et c’est ce qu’on retrouve en équipe de France 4. »

On apprendra que les repas servis à table aux joueurs de l’équipe de France étaient halal ; que les joueurs étaient sous la coupe de ceux qu’on appelait des « caïds » : Ribéry, Evra, Anelka, tous trois convertis à l’islam ; que ce dernier traitait son « coach » « d’enculé » ; que le joueur Gourcuff, trop bien élevé, « trop français », était victime d’un violent ostracisme. Cette équipe de 2010 se révélait l’exacte antithèse de celle de 1998 et son duo « tradi » Jacquet-Deschamps, avec Raymond Domenech, son sélectionneur « bobo » progressiste, militant de gauche, « qui se rêvait acteur », demandait à la télévision sa fiancée en mariage le soir d’une défaite de son équipe, et avait accepté sans mot dire l’exclusive halal, tandis que le nouveau « taulier » de l’équipe, Franck Ribéry, était un quasi-illettré, s’exprimant dans une langue approximative, incarnation flamboyante de ce lumpenprolétariat français du XXIe siècle, parfait exemple d’intégration à l’envers qui gagne les jeunes « Français de souche » demeurés dans nos banlieues.

Le football, hypermédiatisé pour la défense conjointe d’énormes intérêts commerciaux et la bonne cause antiraciste, mettait sous une lumière crue les maladies mortelles d’une France que les médias avaient l’habitude de dissimuler. Dans les déclarations officielles des politiques, des journalistes, des intellectuels, le football redevint alors un jeu, et non plus une morale ; les joueurs n’étaient que des « sales gosses pourris par l’argent et l’individualisme moderne », et non plus des exemples de « l’intégration à la française ». C’est dans ce contexte d’urgente rectification idéologique et médiatique, que le sociologue Stéphane Beaud publia son étude sur la sociologie des joueurs bénis de 1998. Mais il était trop tard. Les publicitaires et les affairistes s’affolaient, serrant leur cassette contre leur cœur. Le foot risquait de connaître le sort funeste de la boxe, grand sport populaire avant guerre, ramené à un stade artisanal et confidentiel à partir des années 1980. La classe moyenne blanche française retrouvait dans le football, source de divertissement, ses angoisses sécuritaires et identitaires. Elle n’envoyait plus ses enfants dans les clubs, lui préférant le basket ou le tennis ; ne regardait plus les matchs à la télévision ; retournait le mépris et la haine que lui avaient manifestés les joueurs « bleus ». Un marché risquait de s’effondrer en même temps qu’une mystification idéologique.

L’indécence extraordinaire des dominants était devenue boomerang.



1.

La Découverte, 2011.

2.

Éditions Hugo et Cie, 2013.

3.

Racaille football club

, p. 146.

4.

Ibid.

, p. 49.

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