8 janvier 1993
Le prénom
La proposition de loi avait traîné cinq longues années sur le bureau du Sénat sans susciter l’intérêt des hôtes du Palais du Luxembourg. Un député communiste de Seine-Saint-Denis, Marcelin Berthelot, reprit en 1992 l’idée de sa collègue de parti, Marie-Claude Beaudeau. Avec davantage de succès, même si le débat ne fut guère animé ni relayé.
En ouverture de la discussion parlementaire, le ministre de la Justice, le socialiste Michel Vauzelle, dans une longue introduction balancée, montrait quelque embarras, comme s’il ne voulait pas vraiment ce qu’il voulait, pressentant d’avance les conséquences néfastes de ce qu’il s’apprêtait à faire sans avoir le courage de les empêcher.
« Nulle institution n’est plus indispensable à la vie sociale. Sans identité, sans nom, sans prénom, une personne perd ce qu’elle a de spécifique au sein de la société, c’est-à-dire son individualité irréductible en tant qu’être humain, pour devenir une unité abstraite parmi d’autres, porteuse d’un numéro administratif. Aussi n’est-il pas étonnant de constater la sensibilité particulière de nos concitoyens à la matière des prénoms et des noms. Prônant volontiers la prééminence de la volonté individuelle et brandissant, au moins pour ce qui concerne les prénoms, le rempart de la vie privée, certains comprennent mal que les officiers de l’état civil puissent refuser le choix d’un prénom ou qu’il ne soit possible de se débarrasser d’un nom ridicule ou grossier qu’au terme d’une longue procédure nécessitant de multiples démarches et des examens divers. Nos textes, il faut en convenir, ne sont plus adaptés. Ils datent de la Révolution française, mais n’ont de révolutionnaire que l’époque de leur promulgation car ils entendent avant tout assurer la stabilité de l’identité des personnes et opérer un contrôle social, en réaction à certains excès passés. L’évolution des mœurs et des mentalités est aujourd’hui évidente et rend ce carcan difficilement supportable si l’on en juge par le nombre élevé des protestations et réclamations qui parviennent chaque année à la Chancellerie. Un aménagement est nécessaire, mais il doit s’agir d’un aménagement équilibré qui préserve la liberté individuelle tout en se gardant de l’anarchie. »
Une fois encore, on enterrait la Révolution française. Une fois encore, la gauche s’en chargeait sans tambour ni trompette. Une fois encore, avec une insouciance mêlée d’arrogance. Une fois encore, les politiques entérinaient une évolution de la société qu’ils n’avaient ni encouragée ni maîtrisée, encore moins empêchée. Une fois encore, les juges avaient imposé leur souveraine jurisprudence à la loi. Une fois encore, les Français n’avaient été ni consultés, ni même informés.
La législation sur le prénom était jusqu’alors fixée par la loi du 11 germinal de l’an XI, sous le Consulat. L’article 1 précisait qu’« à compter de la publication de la présente loi, les noms en usage dans les différents calendriers, et ceux des personnages connus de l’histoire ancienne, pourront seuls être reçus comme prénoms sur les registres de l’état civil destiné à constater la naissance des enfants ; et il est interdit aux officiers publics d’en connaître aucun autre dans leurs actes ».
Ce n’est pas un hasard si le régime de Bonaparte instaura à la fois le Code civil, les préfets, les lycées, et cet impératif du prénom choisi dans le calendrier. Le futur Empereur est l’enfant de la Révolution, mais veut se débarrasser des scories de violence et de désagrégation de la société qu’elle a charriées dans son flot tumultueux. Napoléon s’apprête à réaliser une somptueuse synthèse historique entre l’Ancien Régime et la Révolution, entre la liberté et l’ordre, l’égalité et la hiérarchie des talents, la tradition catholique séculaire et un voltairianisme anticlérical qui avait viré à la Terreur quelques années auparavant ; entre la liberté individuelle et l’unité de la nation qui n’avait plus la personne sacrée du monarque pour rassembler ses peuples. Napoléon n’a aucune envie que la « Grande Nation » redevienne cet « agrégat disparate de peuples désunis » que dénonçait Mirabeau à la veille de la Révolution. La loi du 11 germinal an XI est un élément fédérateur rarement évoqué, et pourtant essentiel.
À l’instar de ses autres « masses de granit », celle du prénom dura près de deux siècles. Une instruction ministérielle du 12 avril 1966 assouplit le principe en tenant compte « de la force de la coutume » ; mais c’était toujours dans les limites du « bon sens ». À partir des années 1970 et 1980, les conflits se multiplièrent, la loi fut de plus en plus contestée. Les juges choisirent de ne pas l’appliquer, privilégiant la liberté individuelle sur les nécessités de l’unité nationale. Ils légitimèrent ce choix politique et libéral – tout à fait dans l’air du temps – en surinterprétant la circulaire de 1966 qui avait incité les officiers d’état civil à appliquer la loi de germinal « avec souplesse », à une époque où ne se posaient ni la question des prénoms identitaires, ni celle des américanismes et autres exotismes. Le juge fit alors semblant d’oublier que la loi de germinal an XI avait toujours été appliquée « avec souplesse ».
Le juge contourna la loi en décidant que le calendrier servant de référence aux parents ne devait plus forcément être le calendrier officiel et sa cohorte de saints de la religion catholique. La Cour de cassation créa pour cela le critère de « l’intérêt légitime de l’enfant ». Un critère individualiste et esthétique remplaçait celui de l’ancrage dans la tradition et le roman national. C’était la mort annoncée de la loi du 11 germinal de l’an XI. Parce que le juge n’appliquait plus ce texte, la loi l’abrogea.
Après la loi du 8 janvier 1993, l’article 57 du Code civil relatif au prénom se bornait à indiquer que « les prénoms de l’enfant sont choisis par ses père et mère. » L’officier d’état civil pouvait encore interdire le port d’un prénom en saisissant le ministère public, mais s’il était contraire à l’intérêt de l’enfant (prénom ridicule, péjoratif, ou grossier, comme Titeuf, Fleur de Marie, Jihad…).
La Cour européenne des droits de l’homme viendra plus tard mettre son grain de sel pour couronner le travail de sape du juge français. Le 24 octobre 1996, elle rendait une décision en se fondant sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui traite du respect de la vie privée et familiale – tout en reconnaissant elle-même qu’elle n’en avait aucun droit ! « Si l’article 8 ne contient pas de dispositions explicites sur le prénom, le refus du prénom peut porter atteinte à la vie privée et entre dans l’application du texte car c’est un moyen d’identification au sein de la famille et de la communauté. Cela revêt un caractère intime et affectif pour les parents et relève de la sphère de la vie privée. »
Le juge européen ne ratait jamais une occasion de renforcer son idéologie individualiste et communautariste.
En acceptant ce bouleversement d’apparence anodin, les élites juridiques et politiques françaises entérinaient sans le dire le passage de l’assimilation au multiculturalisme. Les immigrés les plus récents s’en réjouirent, l’assimilation étant toujours une souffrance, un arrachement, plus encore lorsque le prénom marque une identité séculaire, une fidélité à une origine, à une foi, et l’appartenance à une communauté de croyants. Au XIXe siècle, alors que la loi du 11 germinal an XI était encore strictement appliquée, les Israélites (comme on disait alors) avaient trouvé une parade discrète et habile en baptisant, lors de la circoncision du garçon, ou de la naissance de la fille, d’un prénom issu de la tradition rabbinique, mais qui ne serait usité que lors des cérémonies religieuses à l’intérieur de la synagogue, tandis que le prénom de l’état civil – « français » – était utilisé pour tous les actes officiels et la vie courante.
Ce discret fumet de marranisme ne gênait alors aucune narine, même la plus délicatement juive : la liberté et l’égalité des citoyens, leur assimilation à la « Grande Nation » valaient bien une messe !
Mais à partir des années 1970, lorsque les premiers enfants de l’immigration maghrébine débarquèrent en France, ou naquirent dans l’Hexagone, l’esprit public avait beaucoup changé. L’heure était à l’accomplissement individuel ; à la liberté personnelle qui se niche dans les moindres détails et ne supporte plus la moindre contrainte ; à l’ouverture vers le monde ; à la haine ou au moins au mépris de tout ce qui rappelle ou incarne la France. Le choix du prénom devint un signe politique ou en tout cas militant. Les Bretons bretonnisèrent sans honte ; les Juifs plongèrent à pleines brassées dans la Torah ; bientôt, certains d’entre eux abandonneront même les textes sacrés pour se plonger dans les registres de l’état civil israélien, révélant ainsi une « Alyah » dans les têtes qui précédait parfois l’installation en Terre promise ; les passionnés de séries de télévision s’américanisèrent ; au retour d’un voyage enchanteur au Maroc ou en Thaïlande, on donnait à son enfant un prénom arabe ou asiatique, sans rien comprendre de la symbolique culturelle de ces patronymes. Mais ces choix individuels – qui se croyaient libres de toute influence – se révélèrent encombrés d’arrière-pensées sociales et identitaires. Kevin ou Enzo devinrent les prénoms des classes populaires défrancisées, tandis que Louis, Pierre et Paul, les anciens prénoms traditionnels, s’embourgeoisèrent.
Les juges s’efforcèrent de canaliser la crue qu’ils avaient eux-mêmes provoquée ; nos pompiers pyromanes éteignirent les feux de broussailles infamants ou ridicules (Goldorak), mais laissèrent flamboyer les incendies communautaires.
Pour d’évidentes raisons démographiques, et géographiques (la concentration dans certains quartiers), voire sécuritaires (la délinquance d’origine maghrébine ou africaine), historiques (la guerre millénaire entre Islam et Chrétienté) ou encore géostratégiques (le terrorisme islamique médiatisé), la multiplication des prénoms musulmans focalisa l’attention et l’inquiétude. Dans de nombreuses cités françaises, Mohamed devint le premier prénom de l’état civil. Une suprématie qui sonnait comme une promesse de domination et de conquête. Une fois encore, le primat de la liberté de choix individuel conduisait non pas à l’émergence d’individus libres, mais à l’emprise d’une autre communauté que celle de la nation.
Pris entre des fidélités et des exigences contradictoires, la plupart des familles musulmanes s’en tint à un respect scrupuleux de la tradition, les Mohamed succédant aux Karim, et les Farida aux Aïcha. Une minorité d’entre elles, cependant, conscientes de l’écho répulsif dans la société française, souhaitant que leurs enfants soient mieux acceptés, mais sans accomplir ce qu’elles regardaient comme une apostasie – donner un prénom de « roumi » à leur descendance – tentèrent de trouver un compromis avec des choix qu’elles croyaient neutres comme « Ryan », sans se rendre compte que cela les faisait entrer dans un camp doublement détesté, à la fois musulman et américain, comme si, malgré eux, ces gens bien intentionnés passaient de la tradition du bled à celle de l’Oumma mondialisée, sans jamais s’arrêter à la case hexagonale.
Dans la vie de tous les jours, au bureau, dans les cafés, la convivialité populaire fit contre mauvaise fortune bon cœur. Mohamed devint Momo ; et les consonnes gutturales furent adoucies, francisées. Le peuple tentait avec ses pauvres armes de défendre son euphonie nationale. Les moins complaisants estimaient que ces prénoms musulmans étaient bien le signe d’un rejet de la France, d’où les regards de travers, les mauvaises querelles, ou même les refus d’embaucher.
Face à cette réalité déplaisante, mais inéluctable, le législateur aurait pu revenir à une stricte application de la loi de l’an XI. Cela aurait montré aux nouvelles générations d’immigrants venues d’outre-Méditerranée qu’elles étaient traitées comme celles qui les avaient précédées, selon le principe séculaire : « À Rome, fais comme les Romains » ; cela aurait aussi permis à ces musulmans, par une contrainte salutaire, de s’arracher à l’emprise d’une identité fondée sur la tradition religieuse. Il préféra punir les autochtones de leur mauvaise volonté. Ce ne furent que discours sur le racisme des Français, lois contre les discriminations, ou même CV anonymes. À chaque fois, on prenait la question à l’envers, car ce n’est pas le défaut d’intégration (économique) qui retarde et finit par empêcher l’assimilation dans la nation française, mais le refus tacite d’assimilation (symbolisé par ce sacré prénom) qui retarde et empêche l’intégration.
On découvrit, mais un peu tard, que le choix contraint d’un prénom, dans le calendrier empli de saints, nimbait le nouvel arrivant d’une onction catholique et française, d’une grâce nationale qui lui permettait d’être mieux accueilli. La loi du 11 germinal an XI était l’équivalent de « Nos ancêtres les Gaulois » enseigné dans toutes les écoles de la République à tous les enfants quelle que soit leur origine : une assimilation au pas de charge, un arrachement sans douceur à ses anciennes fidélités, mais aussi un tampon moral qui accélérait son entrée dans la Communauté nationale.
La question n’était plus l’intégration des Mohamed et Karim mais leur acceptation par les « Français de souche » des classes populaires, ou même les descendants lointains d’immigrés qui ne supportaient pas que les nouveaux arrivants fussent dispensés des efforts que leurs ancêtres avaient dû accomplir. Avec cette querelle – apparemment dérisoire, en vérité essentielle – sur les prénoms, le fossé se creusait un peu plus entre le pays légal et le pays réel, entre la nationalité de papier et la nationalité de cœur, entre la loi et la fraternité. Les enfants d’immigrés, de nationalité française, ne comprenaient pas l’ostracisme qu’ils subissaient à cause de leur prénom, et accusaient les autochtones de racisme. Les Français ne comprenaient pas que ceux-ci continuent d’appeler leurs enfants Mohamed ou Aïcha, et pas François et Martine, voyant dans cette obstination la volonté farouche de ne pas s’intégrer, de ne pas devenir comme eux, de rester un autre pour l’éternité. Tout le monde était furieux, tout le monde était malheureux, tout le monde était piégé.
Dans cette affaire, les élus communistes avaient suivi leurs électeurs issus des bouleversements démographiques de la Seine-Saint-Denis.
Les politiques avaient suivi les juges. Les juges avaient suivi une idéologie libérale et communautariste à la fois. Seuls les Français n’avaient pas suivi, mais ils n’avaient plus leur mot à dire.