1er décembre 1988
Verlaine et Van Gogh
Les adultes ne se méfient jamais assez quand on les prend pour des enfants. Pendant sa campagne présidentielle victorieuse de 1988, François Mitterrand, bonhomme et paternel (« Tonton, tiens bon », avaient vociféré ses jeunes partisans depuis des mois), redonna vie au vieux conte charmant du château qui tend la main à la chaumière ; du riche qui donne au pauvre. Le président réélu se situait à l’intersection de la lutte des classes marxiste et de la charité chrétienne. Dans le jargon technocratique que la gauche, toute fière de sa « culture de gouvernement », affectionnait, cette histoire pour enfants avait accouché du rétablissement de l’ISF (impôt sur la fortune qui avait été supprimé par Jacques Chirac) pour financer le RMI (revenu minimum d’insertion.)
Les spécialistes de la dépense publique avaient souri avec mansuétude : ils savaient, eux, qu’il est interdit d’affecter une dépense à une recette.
Mais peu importe le droit, pourvu qu’on ait la communication. L’intendance bureaucratique suivit avec diligence. La loi sur le RMI fut votée à la quasi-unanimité de l’Assemblée nationale (seuls trois élus osèrent refuser cet « acte de justice sociale ») ; promulguée au Journal officiel le 1er décembre 1988. Les premiers acomptes furent versés aux bénéficiaires avant la fin de l’année. Tous les Français de métropole et des départements d’outre-mer pouvaient en bénéficier, ainsi que les étrangers résidant légalement sur notre territoire depuis au moins trois ans ; l’intéressé devait avoir moins de 2 000 francs de ressources par mois (3 000 francs pour un couple) et s’engager par contrat à participer à des activités d’insertion sociale ou professionnelle. Mais si le R de revenu fut payé rubis sur ongle, le I d’insertion fut jeté aux oubliettes.
La gauche se congratula ; le « virage » de 1983 n’avait été « qu’une parenthèse », comme l’avait théorisé le premier secrétaire du parti socialiste, Lionel Jospin. Le rétablissement de l’impôt sur la fortune et l’instauration conjointe du RMI prouvaient qu’après une « halte dans la boue » du rétablissement des comptes et de la compétitivité, la gauche avait repris sa marche en avant vers le progrès social.
Cette illusion ne dura pas.
Le RMI n’était pas la suite, voire la consécration du système français de protection sociale, édifié avant, pendant et surtout après la Seconde Guerre mondiale. Il en était l’antithèse.
Le système de 1945 était fondé sur un modèle d’assurances sociales, reposant sur le travail salarié et la solidarité entre le patron et l’ouvrier.
La logique du RMI est tout autre. Elle fut introduite en France par un ancien ministre de Giscard, Lionel Stoléru qui, revenu d’un séjour de travail de six mois aux États-Unis, en 1974, ramena l’idée fort originale à l’époque d’un impôt négatif. Il avait fréquenté là-bas les milieux intellectuels libéraux de la Brooking Institution de Washington qui tentaient de répondre à la crise du Welfare State. Ce modèle ne put endiguer, à partir des années 1970, la montée concomitante du chômage, de l’inflation, et de la pauvreté dans les pays riches qui croyaient l’avoir éradiquée. Cette crise du fordisme – on parle alors de stagflation – donna sa chance aux théories néolibérales qui devaient prendre leur essor à la fin des années 1970, avec Thatcher et Reagan.
Le RMI en constitue une étape dissimulée. L’impôt négatif est une expression plus brutale mais plus honnête. Pour les libéraux américains, et leurs élèves français, tout le monde, dans une société d’abondance, a le droit à un revenu minimum, qu’il travaille ou pas, qu’il soit salarié ou pas. Stoléru, qui n’oublie pas qu’il est français, décrit en termes lyriques cette noble ambition : « Si Van Gogh ou Verlaine avaient connu le RMI, ils auraient moins souffert. »
Le revenu minimum ne coûte pas cher : « une goutte d’eau dans l’océan des dépenses sociales ». C’est un revenu différentiel : le montant de l’allocation versée représente la différence entre les ressources éventuelles du bénéficiaire et un minimum fixé.
Dans l’esprit de ses inventeurs américains, et de leur exégète français, il n’est pas besoin de travailler pour toucher cette « allocation universelle ». Stoléru se dit convaincu que « dans un pays riche, c’est du devoir de l’État qu’aucun citoyen ne meure de froid et de faim ». On entend l’écho de la rengaine des Restos du cœur entonnée par les Enfoirés chers à Coluche. Stoléru reprend l’idée de la charité remise au goût du jour par le comique défunt et la replace dans les mains de l’État. Mais cela reste de la charité légale. Avec le RMI, l’assistanat pénétrait dans le système social français. Aux États-Unis, l’impôt négatif était un filet de sécurité tendu pour sauvegarder des populations à qui on faisait subir l’électrochoc libéral : absence de salaire minimum, ouverture des frontières, concurrence avec les bas salaires du monde entier, désindustrialisation des pays occidentaux, développement de l’informatique et robotisation des usines, chômage de masse et accroissement des inégalités. Les communicants mitterrandiens avaient deviné les temps à venir : le château redorait son blason ; une partie de la classe moyenne prolétarisée retrouverait bientôt les charmes désuets de la chaumière.
C’est le paradoxe mitterrandien. En 1981, son programme tentait de ramener la France en 1945 ; en 1988, il projetait la France dans les années 1990. Il échoua à chaque fois, mais c’est une autre histoire.
Au fil des années, le système s’alourdit, s’enlisa et se pervertit. Vingt ans après sa création, 800 000 familles chaque année restent dans le RMI comme dans une prison. On s’y transmet le RMI de père en fils ! Atteindre l’âge minimum requis de 25 ans devient un objectif dans l’existence. On améliore l’ordinaire du RMI par du travail au noir et divers trafics. L’expérience soviétique nous a enseigné que, contrairement à la bicyclette, on perd assez vite l’habitude du travail, de se lever le matin, de se vêtir correctement, proprement, de se contraindre, de se faire violence. Peu à peu, les bénéficiaires du RMI (et de différents droits annexes) sont regardés avec haine par les smicards (de plus en plus nombreux) qui se « lèvent tôt le matin ». Quand ce sont des étrangers (trois ans de séjour régulier suffisent), ou leurs enfants (droit du sol), fort nombreux, qui en profitent, la haine est décuplée. Le principe de solidarité nationale ne signifie plus rien pour les élites intellectuelles et technocratiques, mais les milieux populaires n’admettent pas son abandon selon le vieil adage de Jean Jaurès : « La nation est le seul bien des pauvres. »
Dans les départements et territoires d’outre-mer, la démagogie chiraquienne a fini par faire céder les barrières qui avaient été érigées pour tenir compte de l’environnement géographique de nos confettis d’Empire ; le RMI s’ajoutait aux fameuses « allocations-braguettes » (les deux sont versées par les Caisses d’allocations familiales) pour désinciter un peu plus au travail.
C’est l’angle mort du RMI depuis l’origine. Pour les partisans cohérents de l’impôt négatif, non seulement le travail n’est pas nécessaire, mais contraire à la philosophie du projet. Comme le dit Stoléru, hanté par Verlaine et Van Gogh, « pour quelqu’un qui veut consacrer sa vie à écrire des poèmes ou à peindre des toiles qui ne se vendent pas et qui se satisfait du RMI, que signifie l’insertion ? ».
Mais cette vision romantique n’était pas partagée à l’origine par des députés, même socialistes, obsédés par le « délit de fainéantise ». Stoléru et la machine bureaucratique leur concédèrent le « I », comme un os à ronger, sans ignorer que l’administration n’avait pas les moyens de suivre chaque bénéficiaire dans « un projet d’insertion ».
Mais les inspirateurs de l’impôt négatif furent dépassés par leur succès. Ils visaient un public de quelques dizaines de milliers de bohèmes. Ils atteignirent le million.
Les ambiguïtés du texte avaient permis son adoption parlementaire. Elles accentueraient ses lacunes.
Les libéraux anglo-saxons, au moins, avaient le mérite de la cohérence : l’instauration du RMI devait être accompagnée d’une réduction massive de la protection sociale financée par des entreprises qui, jetées dans le bain européen et mondial, n’en avaient plus les moyens.
C’est ce que firent les Anglais. Les Allemands, après de multiples tâtonnements et la Réunification, se révélèrent encore plus rigoureux : pour une somme équivalente à notre RMI (400 euros), des millions d’Allemands (et d’étrangers) furent contraints de travailler, redonnant à la puissante industrie allemande une compétitivité inégalée. Le SMIC n’existait pas en Allemagne jusqu’en 2014. Au contraire, en France, il fut revalorisé massivement, de coup de pouce en coup de pouce, à l’occasion de chaque élection présidentielle ; sans oublier une augmentation des charges sociales traditionnelles.
La France est le seul pays au monde à cumuler ainsi des systèmes sociaux aux philosophies différentes : assurance sociale bismarckienne, étatisme beveridgien, assistanat libéral. Les couches s’accumulent, épaisses, étouffantes, financées à coup d’endettement public.
Au bout de vingt ans, les contradictions du système devinrent intenables. Par un amusant effet de symétrie, la droite (Sarkozy) demanda à un transfuge venu de la gauche (Hirsch) de sauver et corriger ce qu’avait mis en œuvre un transfuge venu de la droite (Stoléru) à la demande de la gauche (Mitterrand et Rocard).
Le RSA (revenu de solidarité active) remplaçait en 2008 le RMI. Il tentait de remédier à son principal défaut de conception : avec tous les droits afférents (assurance maladie, allocation logement et divers services gratuits versés par les collectivités locales), le bénéficiaire du RMI n’a aucun intérêt à retrouver un emploi, mal payé, un SMIC le plus souvent écorné par un temps de travail réduit. La mort dans l’âme, les promoteurs de l’impôt négatif durent en convenir : il n’y avait pas 1 million de Van Gogh et Verlaine en France. Spécialiste reconnu de ces questions de pauvreté, Martin Hirsch élabora un système complexe chargé de pousser les bénéficiaires à reprendre un travail. Tout le monde applaudit. On avait changé d’époque. Dans les années 1990, avait dominé l’idéologie de la « fin du travail », portée par les progressistes américains (toujours les mêmes !) autour de Jeremy Rifkin ; idéologie que les socialistes français avaient concrétisée par la loi sur les 35 heures en 1999. En revanche, la « valeur travail » avait été au cœur de la campagne présidentielle de 2007. Mais la logique de l’impôt négatif se vengea : une insertion active réclamait un interventionnisme de l’administration sans égal ; des questionnaires interminables à remplir ; des procédures, des formations à suivre ; une incursion de l’État inédite dans la vie privée ; une bureaucratisation intense. Le public visé se découragea. Certains ne parvenaient pas à remplir les formalités administratives ; d’autres rejetaient les contraintes liées au travail. Officiellement, les promoteurs du RSA se plaignaient de cet échec ; en secret, les administrations s’en félicitaient ; elles savaient, elles, que dans le RMI, ce n’était pas le R mais le I qui coûtait cher.
Les politiques continuèrent à gloser sur la « valeur travail » sans saisir que le chômage de masse l’avait anéantie ; sans comprendre que l’assistanat avait brisé les cultures séculaires du labeur et de la méritocratie, qu’avaient tour à tour forgées et renforcées le vieux fonds paysan, la solidarité ouvrière, et la République scolaire de Jules Ferry, pour transformer toute une partie de la population en machines à calculer des « droits », jonglant avec les salaires et les allocations, alternant périodes d’« activité » et de « chômage », calculs complexes des failles de la loi dans une recherche savante de son seul intérêt immédiat. Les politiques dénoncèrent sans relâche les méfaits de « l’assistanat » en se félicitant sans le dire de son efficacité pour garantir la paix sociale.