11 mai 1992
Hélène et les jeunes filles
Ils ont des gueules d’ange et se tiennent la main. Elles sont étudiantes, ils sont musiciens ; mais ce pourrait être l’inverse. Les cours, les examens, les profs sont absents de leur univers, seulement occupé par la cafétéria, la salle de sport, ou leur chambre de colocataires, et parfois le studio d’enregistrement : elles se piquent de chanter et eux de composer. Ce ne sont que tendres effusions et délicates attentions. On se découvre, on se plaît, on s’embrasse, on s’aime, on se querelle, on se sépare, on se reprend et on se déprend. Les filles se racontent leurs histoires de cœur ; les garçons aussi. Ils sont sentimentaux en diable. Ils aiment ou s’interrogent sur leur amour. Si on ferme les yeux, on ne sait pas qui parle, fille ou garçon, indifférencié. Le couple est leur seule quête, leur graal, leur unique intérêt. Le monde n’existe pas, la politique n’existe pas, les études n’existent pas, l’Histoire n’existe pas, le pouvoir n’existe pas, la révolution n’existe pas, l’argent n’existe pas, les classes sociales n’existent pas. On ne lève pas le poing mais on tend la main ; on ne se révolte pas mais on verse une larme sur l’amour perdu d’un ami. Même le sexe n’existe pas. On s’embrasse chastement, on pose sa tête sur l’épaule de l’autre, on se contemple les yeux dans les yeux. On dit : « Laisse-lui le temps de t’aimer ! » On dit : « Sois heureux avec celle que tu aimes, mais je serai toujours là pour toi. » On psychologise à tout va. Les garçons sont transformés en bonnes copines des filles. On n’a pas de secrets pour eux ; on étale ses états d’âme. Tout est rose bonbon, mièvre, acidulé.
L’objectif pédagogique n’est plus : « Tu seras un homme, mon fils », mais plutôt : « Tu seras une femme, mon fils ! » La jeune fille est l’avenir de l’homme.
Par le passé, la télévision avait déjà fourni à foison des séries sur le couple et les intermittences du cœur, qui affolèrent les sens des adolescents et le cœur des femmes, leur laissant à l’âge adulte un tendre souvenir et une douce nostalgie. Les Vive la vie ou Comment épouser un milliardaire, ou La Demoiselle d’Avignon dans les années 1960-1970 avaient eu un succès comparable à celui d’Hélène et les garçons.
Mais, dans chacune de ces histoires, l’amour, irrésistible bien sûr, devait surmonter les différences de caractères, de classes sociales, les soucis professionnels ou les difficultés familiales ; devait rapprocher des hommes et des femmes que tout séparait : l’inaltérable différence des sexes, à la fois tragédie et moteur de l’existence. Dans Hélène et les garçons, cette complexité irréductible des rapports entre les sexes, cette altérité fondamentale, était aplanie, évacuée, supprimée, niée par la conversion des garçons au modèle féminin.
Hélène et les garçons fut le porte-drapeau flamboyant de la sitcom à la française de 1992 à 1995, avec répliques nunuches et rires enregistrés ; le tiroir-caisse de AB productions. La série attira chaque jour 6 millions de téléspectateurs, avec des audiences atteignant jusqu’à 50 % de parts de marché, dont 90 % de filles de 7 à 24 ans. Un marqueur générationnel pour les adolescents de l’époque. La comédienne Hélène Rollès entama une carrière de chanteuse, et fut nommée (on dit « nominée » dans le jargon américano-médiatique) aux Victoires de la musique. Son passage au Modem de Cannes provoqua une émeute de fans, et le Sunday Times lui consacra sa une : « The New Bardot ».
Pour une fois, les Anglais se trompaient. Rollès était l’anti-Bardot.
L’égérie de Vadim incarnait l’explosion sexuelle et libertaire des années 1960, l’individu et ses pulsions telluriques brisant le couple et la famille ; Hélène Rollès annonçait le triomphe de l’amour et du couple, une nouvelle sentimentalisation du monde. Déjà, dans les années 1930, l’amour avait subverti le mariage arrangé ; mais la révolution sexuelle des années 1960 avait brisé les chaînes de l’amour ; elle était une révolution masculine succédant à une révolution féminine ; les deux se répondaient, se corrigeaient, se contestaient comme le libertinage du XVIIIe siècle avait répliqué à la galanterie du XVIIe. Bardot incarnait, malgré elle, un univers hédoniste où triomphait la recherche du plaisir, mais où les femmes s’efforçaient de prendre leur part ; Hélène incarnait un retour au puritanisme amoureux, mais où le moralisme de sacristie avait été remplacé par un autre moralisme, celui du sentimentalisme féminin.
Une nouvelle époque s’ouvrait. Un féminisme se substituait à un autre.
Dans les années 1970, un féminisme revendicatif et libertaire avait tenu le haut du pavé. Elles scandaient : « Mon corps m’appartient » ; elles arrachaient leurs soutiens-gorge et leurs illusions romantiques ; elles rêvaient d’en finir avec ce qu’elles dénonçaient comme la malédiction sentimentale du sexe féminin. Elles ne voulaient plus faire l’amour comme des femmes, mais baiser comme des hommes. Avec qui elles voulaient, comme elles voulaient, quand elles voulaient, autant de fois qu’elles voulaient. Libres d’être infidèles, libres de suivre leurs passions et leurs pulsions ; ne plus se donner mais prendre ; en riant, elles songeaient même qu’elles pourraient elles aussi payer pour avoir un mec. Elles revendiquaient haut et fort leur droit au plaisir.
Simone de Beauvoir leur avait appris qu’on ne naît pas femme, mais qu’on le devient ; elles deviendraient des hommes.
Dans les années 1980, elles découvrirent que la virilité, même d’emprunt, avait un prix. La solitude pour la liberté. Elles chantaient : « C’est pas si facile d’être une femme libérée », ou « Elle a fait un bébé toute seule […] et elle fume, fume, fume, au petit déjeuner » 1.
Cohérentes avec elles-mêmes, les grandes figures féministes comme Simone de Beauvoir avaient renoncé à enfanter, comprenant que dans l’évolution de la femme, ses rapports avec les hommes, son besoin de protection et de soumission, et ses élans de tendresse et ses besoins d’affection, l’enfant était une étape décisive. À la fois une chance, une puissance inouïe – donner la vie – et un boulet. Mais l’inflexibilité de cette idéologie de « mort », puisqu’elle obligeait les femmes à renoncer à la procréation, ne pouvait concerner qu’une infime minorité d’entre elles. Les autres voulaient continuer à porter, nourrir, aimer leurs enfants, tout en faisant fi de l’avertissement misogyne de Schopenhauer : « Tout ce que font les femmes, est pour la reproduction de l’espèce. » Les plus intelligentes de la nouvelle génération de féministes s’efforcèrent de concilier l’inconciliable, de dénouer le nœud gordien de l’héritage beauvoirien sans le trancher, et revendiquèrent à la fois la maternité et l’indépendance. Exigence de grande bourgeoise qui n’a pas besoin de la protection financière du père de leur enfant pour élever sa progéniture.
L’État français, sous la pression des élites féministes et de l’entrée massive des femmes dans le monde du salariat, réorganisa son système de protection sociale. La France devint un modèle. Les femmes concilièrent – au prix d’un mode de vie frénétique et exigeant – leur vie familiale et leur vie professionnelle. Leur existence devint une acrobatie permanente.
Alors, la bataille se déplaça. Les « luttes » gagnèrent la sphère privée. Puisque les femmes avaient réussi leur entrée dans le monde du dehors, les hommes devaient à leur tour ne plus retarder leur débarquement dans le monde du dedans. L’égalitarisme du quotidien (la vaisselle, le ménage, la cuisine, le soin des enfants) devint la condition sine qua non de l’épanouissement professionnel mais aussi personnel des femmes. La théorie du genre donna un substrat intellectuel et totalitaire à ces revendications éparses : la distinction entre les êtres ne reposait plus sur la dualité sexuelle homme-femme, mais sur la libre détermination de chacun à choisir son genre, selon ses envies, ses désirs, ses besoins, ses caprices. Les travailleurs étaient sommés de devenir des ménagères ; les pères étaient sommés de devenir des mères ; les hommes étaient sommés d’aimer comme des femmes.
L’égalitarisme avait répandu son venin. Le culturalisme absolu avait fait son œuvre. Puisque les femmes n’avaient pas réussi à devenir des hommes comme les autres, il fallait que les hommes devinssent des femmes comme les autres. La libido virile, reposant sur la brutale pulsion et la mise à distance, goguenarde ou farouche, par le caractère ou par l’argent, du monde des sentiments, fut criminalisée. On déclara la guerre à une sexualité masculine faite de violence et de domination. On confondit les violences faites aux femmes – qui relèvent du Code pénal – et les complexités de la vie intime. On négligea, contesta, méprisa l’avertissement pourtant si pertinent de Stendhal : « Au premier grain de passion, il y a le premier grain de fiasco. » L’homosexualité féminine devint à la mode ; Mylène Farmer chanta la gloire des amours saphiques ; les journaux féminins déculpabilisèrent leurs lectrices rétives.
C’était une revanche historique inouïe contre le sexe fort, mais aussi contre les premières féministes qui auraient détesté cet univers mièvre, sentimental, féminin qu’elles abhorraient, auquel elles s’étaient arrachées, et qu’elles croyaient avoir éradiqué. Les précieuses ridicules avaient vaincu les femmes savantes.