27 décembre 1973
On brûle les soutiens-gorge
et les petits commerçants
« C’est un grand tort que d’avoir raison trop tôt. » L’auteur de cette formule sentencieuse, Edgar Faure, était en cet automne 1973 président de l’Assemblée nationale. Il dut sans doute la souffler au ministre du Commerce et de l’Artisanat, Jean Royer, qui bataillait alors devant ses « chers collègues ». Les débats houleux durèrent trois semaines.
À l’opposition systématique de la gauche, s’ajoutaient les états d’âme d’une partie de la majorité. Les libéraux ressuscitaient le décret d’Allarde de 1791 (le frère jumeau de la loi Le Chapelier qui avait empêché pendant un siècle la formation de syndicats ouvriers) pour défendre la « liberté d’établissement » contre les « tentations corporatistes » qui nous ramenaient aux temps honnis de Vichy. Les gaullistes dénonçaient avec véhémence la violence intimidante des « opérations coup de poing » du CID-UNATI de Gérard Nicoud. Les petits commerçants, regroupés derrière l’héritier de Pierre Poujade, s’en prenaient, eux, au fondateur de Carrefour, Marcel Fournier, qui s’offrait d’innombrables pages de publicité dans tous les grands journaux, pour contester le bien-fondé du projet de loi. Les amis de Valéry Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances, soupçonnaient Jean Royer de préparer la prochaine élection présidentielle (on croyait alors qu’elle aurait lieu en 1976, à la fin du septennat de Georges Pompidou) en soignant sa clientèle de petits patrons de l’industrie et du commerce. Le maire de Tours avait multiplié comme à loisir les motifs de polémique et de contestation. Il avait non seulement rédigé une « loi cadenas », rendant obligatoire une autorisation administrative pour toute création de grande surface supérieure à 1 500 mètres carrés (la superficie du premier hypermarché Carrefour, créé en 1963 par Marcel Fournier à Sainte-Geneviève-des-Bois, était de 2 500 mètres carrés, avec 400 places de stationnement), mais il avait aussi prévu le grand retour des apprentis – dès l’âge de 14 ans – chez tous les artisans.
Les syndicats de l’Éducation nationale étaient en ébullition face à ce « retour à l’esclavage ».
Royer incarnait, aux yeux de la gauche mais aussi de nombreux gaullistes et libéraux, la figure emblématique de l’infâme conservateur, du réactionnaire fieffé. Sa lutte donquichottesque pour « la famille », contre « la libération sexuelle » et « les féministes », assimilée à une pruderie dérisoire, en fit un archétype, une caricature, une cible parfaite pour « l’esprit du temps ». Jean Royer avait reçu cependant le soutien du président Pompidou. Seul celui-ci avait compris que la modernisation à marche forcée de la France nécessitait des contrepoints. L’industrialisation, mais le ministère de l’Environnement ; les autoroutes, mais les routes de campagne dont on s’interdit de couper les arbres ; l’ouverture sur l’Europe et le monde, mais l’exaltation du patriotisme ; la liberté individuelle et artistique, mais la protection de la famille ; les champions nationaux de l’exportation, mais la défense des petits patrons de l’industrie et du commerce.
Ce conservatisme éclairé était sans doute trop subtil pour résister à la folie destructrice de l’époque.
Le ministre finirait par obtenir le vote de sa chère « loi Royer ». Il avait gagné une bataille, mais perdrait la guerre.
Quarante ans plus tard, partout en France : images de désolation, ruines d’après-guerre ; les entrées des villes abîmées, enlaidies, avilies par des blocs d’usine déposés à la hâte ; des files ininterrompues de panneaux publicitaires aux couleurs criardes ; des immenses étendues de voitures immobilisées qui chauffent au soleil. Le sud de la France, et ses sublimes paysages dépeints par Giono, est particulièrement saccagé, comme après une invasion de criquets. Partout en Europe, l’association américaine de la grande distribution et de l’automobile a opéré son œuvre de destruction, mais nulle part autant qu’en France. Comme si un être pervers avait voulu punir notre pays d’être aussi beau. Comme si un diable libéral avait voulu humilier le seul État qui avait cru arrêter l’invasion avec une loi.
Au bon beurre, le roman de Jean Dutourd, parut en 1952 13. Les commerçants y étaient accusés sans fard d’avoir profité des misères de l’Occupation et du marché noir pour « faire leur beurre ». La grande distribution fut le moyen trouvé par les commerçants les plus malins, dont le célèbre Édouard Leclerc, de laver l’offense. Les autres, marqués à jamais du sceau de cette infamie, furent exécutés dans l’indifférence collective, voire le mépris pour les « poujadistes » et les « beaufs », dont le qualificatif rimait si bien avec BOF : Beurre, œufs, fromage.
Keynes avait programmé « l’euthanasie des rentiers » pour sortir de la crise de 1929. Les technocrates français mirent en œuvre « l’euthanasie des commerçants » pour dessouiller la France de l’Occupation et faire entrer la nation dans la modernité consumériste. Il fallait aussi combattre l’inflation. Nos grands commis de la rue de Rivoli n’avaient pas digéré le choix opéré par le général de Gaulle en 1946, qui avait préféré Pleven à Mendès France, l’inflation à la rigueur. À la même époque, la réforme monétaire allemande de 1948 liquidait l’épargne des classes populaires, et les tensions inflationnistes. Dans les années 1950, la France ne parvenait pas à couper la tête de l’hydre. Nos technocrates firent jouer à la grande distribution le rôle que la réforme monétaire de 1948 avait tenu en Allemagne.
Cette alliance entre les élites administratives et la grande distribution sonnait l’heure d’une revanche historique.
Les petits commerçants avaient été, avec les paysans, les bien-aimés de la France radicale. La IIIe République avait privilégié depuis les années 1880 le petit commerce au détriment des grands magasins et des succursales multiples. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le nombre de petits patrons du commerce et de l’industrie s’était accru, alors que la population avait très peu augmenté. On accusa cette prédilection « rad-soc » pour les petits d’avoir empêché la modernisation économique du pays ; et d’être la cause profonde de la défaite militaire de juin 1940 face à la machine industrielle germanique.
L’Angleterre du XVIIIe siècle avait éradiqué ses paysans pour grossir les rangs des usines de la première révolution industrielle de l’Histoire ; Staline avait exécuté les koulaks pour favoriser l’accumulation du capital qui permettrait le « rattrapage » industriel prévu par la planification soviétique. Les technocrates français de l’après-guerre lancèrent la « dékoulakisation » des petits commerçants et paysans. Les grandes surfaces furent le bras armé de cette « épuration sociale ». Ils liquidèrent les petits commerçants, et asservirent les rares paysans qui survécurent à l’industrialisation de l’agriculture. Les petits commerçants et paysans devaient mourir pour que meure l’ancienne France, et renaisse sur ses ruines une nouvelle France, rajeunie, celle du baby-boom, modernisée, américanisée, oublieuse de son passé et de ses racines, pour mieux effacer ses humiliations récentes et se jeter à corps perdu dans les bras d’une modernité hédoniste, consumériste, une jeunesse du monde sans passé ni mémoire. C’était l’âme de la France qu’on mettait au bûcher, mais l’autodafé avait lieu dans la joie et sous les applaudissements.
La richesse fabuleuse de la nomenklatura des grandes surfaces (les Leclerc, Auchan, Carrefour, Casino ont édifié en une génération les plus grandes fortunes de France) fut bâtie sur ce crime social de masse, avec la complicité de tout un pays avide de jeter par la fenêtre les oripeaux d’un passé honni.
Les « super » et les « hyper » devinrent très vite les temples de la nouvelle religion où on se précipitait en famille, tandis qu’on désertait les anciennes églises.
Nos élites faisaient alors le choix – qu’on payerait au prix fort des années plus tard – du consommateur contre le producteur, des importations contre les exportations, des prix bas contre la qualité, de la finance contre l’industrie, de l’agrobusiness contre les paysans.
Royer avait cru sauver les petits commerçants en les mettant sous la protection des élus locaux. Il pensait renouveler le pacte républicain entre les radicaux et les « petits ». Il avait sans le savoir livré la victime à son bourreau. La démographie électorale défavorisa très vite les petits patrons au bénéfice des nouvelles couches moyennes salariées. L’industrialisation, le développement des services, le travail féminin salarié, l’arrivée de familles immigrées pauvres, l’ouverture des frontières : les élus locaux furent emportés par un bouleversement économique et sociologique qui les dépassait. Les pressions s’exerçaient sur eux de manière contradictoire. Ils étaient en rivalité les uns avec les autres. Une commune qui refusait une grande surface voyait la voisine accepter : sa base fiscale s’effondrait, les consommateurs accouraient avec leurs chariots, ruinant quand même les petits commerçants de son centre-ville. Lorsqu’elle sentait le maire hésitant, la grande distribution ne lésinait pas sur la construction d’un parking, d’un rond-point, d’une salle polyvalente, d’une piscine ou d’un stade. Certains élus, moins farouches, se voyaient même offrir une résidence secondaire ou un gros compte en Suisse. Ou du liquide… Les commissions départementales d’urbanisme commercial avaient été initialement conçues pour être des cerbères protégeant les petits commerçants des appétits des méchantes grandes surfaces ; mais le loup suborna la mère-grand, et croqua le petit chaperon rouge ; nos commissions d’élus devinrent des « machines à dire oui ».
Seul le Paris chiraquien résista, tel un fier village gaulois. Ce fut une nouvelle version de Paris et le désert français.
À partir des années 1980, un élu socialiste du Sud-Ouest, Jean-Pierre Destrade, adossa, de manière rationnelle et systématique autant qu’illégale, le financement du parti socialiste sur l’installation des grandes surfaces à travers la France. La droite, décomplexée par ce mélange de naïveté et d’immoralisme de la gauche, s’enhardit. Après la révélation, dans les années 1990, du scandale d’URBA-Gracco, la grande distribution française s’envola vers d’autres cieux plus cléments, Europe de l’Est, Amérique du Sud, Asie du Sud-Est, où elle exporta son savoir-faire corrupteur.
Lorsque des responsables politiques de droite s’aperçurent de l’ampleur de la catastrophe en France, il était trop tard. Les lois Galland et Raffarin, en 1996, réduisirent la superficie des magasins nécessitant l’autorisation administrative (de 1 000 mètres carrés à 300 mètres carrés). En vain. Au tournant des années 2000, les libéraux prirent leur revanche. En décembre 2006, la Commission européenne remit au goût du jour les principes révolutionnaires, exigeant que le gouvernement français respectât la liberté d’établissement, et fît entrer le droit de l’urbanisme commercial dans le droit commun de l’urbanisme ; et qu’il ôtât les dernières bandelettes laissées par la loi Royer. La France tergiversa, mais obtempéra. On repoussa de 300 à 1 000 mètres carrés les surfaces librement édifiées. Paris, passée à gauche, capitula, et vit se multiplier les petits formats, appelés « mini-markets », répandus par Casino et Carrefour. Les derniers représentants du commerce indépendant dans la capitale furent éliminés.
Quarante ans après, le bilan de la loi Royer est épouvantable.
Le ministère de l’Agriculture estime que 74 000 hectares de terres agricoles sont urbanisées chaque année. Tous les quinze ans, un département disparaît sous l’urbanisation.
La grande distribution occupe 1,4 million d’hectares, soit plus de 30 % des surfaces urbanisées.
62 % du chiffre du commerce est réalisé en périphérie (jusqu’à 80 % dans certaines régions) contre 25 % au centre-ville, et 13 % dans les quartiers. En Allemagne, les chiffres sont plus équilibrés : 33 %, 33 %, 33 %.
Dans les années 1970, on autorisa entre 500 000 et 1 million de mètres carrés de surface de vente par an ; le seuil du million fut dépassé en 1997 ; dans la décennie 2000, on édifia 3 millions de mètres carrés l’an ! La surface commerciale augmente chaque année de 3 % alors que la consommation des ménages croît de 1 %.
La grande distribution est intouchable. Inattaquable. Inatteignable. Indéboulonnable. Les gouvernements tremblent devant un coup de gueule télévisuel de Michel-Édouard Leclerc, ou une pression discrète des patrons de Carrefour ou de Casino. Les politiques défendent le « pouvoir d’achat » ; la grande distribution agit pour les « prix bas ». Les politiques luttent contre le chômage, en particulier des non-qualifiés ; la grande distribution aussi : 3 millions de salariés y travaillent (20 % des emplois privés). Ils créent entre 10 000 et 20 000 emplois par an. Et tant pis si trois emplois de proximité sont détruits pour un emploi créé dans la grande distribution ! Celle-ci a forgé un nouveau prolétariat à la Zola, en majorité féminin, taillable et corvéable à merci.
La grande distribution est le cœur battant du périurbain, comme les commerces d’autrefois animaient les centres-ville. Le commerce fut historiquement à l’origine des villes qui s’édifièrent grâce à lui, à l’écart des châteaux forts, et où on cultiva un art de vivre empreint de liberté individuelle, de raffinement et de douceur de vivre ; urbain ne signifie-t-il pas à la fois citadin et poli ? Le commerce, transformé par les prédateurs de la grande distribution, est devenu le fossoyeur de cette urbanité et de cette civilité. En centre-ville, les rideaux se ferment les uns après les autres, les rues se désertifient ; les commerces de bouche périclitent ; seules les boutiques de vêtements et de luxe subsistent. Le commerce urbain est devenu le royaume des succursalistes, des « franchisés » et des financiers. Les technocrates qui avaient favorisé l’essor de la grande distribution en sont devenus les patrons.
La grande distribution est le parrain de l’économie française ; elle lui assure une protection que celle-ci ne peut pas refuser. Les méthodes de ses « négociateurs » sont très proches des pratiques de Don Corleone. On convoque le petit patron ou le paysan dès l’aube ; on l’enferme dans une pièce cadenassée ; on le reçoit à la tombée de la nuit. On le harcèle, on le menace, on lui coupe la parole ; un gentil succède au méchant ; on lui promet ruine et damnation s’il ne réduit pas ses prix de quelques centimes… qui sont toute sa marge. On punit le récalcitrant, on le boycotte, on déréférence ses produits. On l’étrangle en gants blancs.
La religion des prix bas alimente le chômage de masse. Dans chaque client de grandes surfaces, il y a un consommateur qui détruit son propre emploi. La grande distribution est le plus redoutable pousse-au-crime des délocalisations, de la désindustrialisation, de la malbouffe.
Il y a cinquante ans, il y avait 2,5 millions de fermes. 700 000 en 1990. 515 000 en 2013. La France n’aura plus de paysans en 2050. Rien que des complexes agro-industriels. Nous importons 40 % de nos besoins alimentaires. Les activités les plus précieuses, élevage, maraîchage, agriculture de montagne, tirent le diable par la queue, tandis que les gros céréaliers se gavent aux subventions de Bruxelles.
Après avoir enlaidi le sublime paysage de la France, la grande distribution l’a transformé en désert économique. C’est la onzième plaie d’Égypte.
Pendant la campagne présidentielle de 1974, les meetings du candidat Royer furent interrompus par des jeunes filles ravissantes et provocatrices qui ôtaient leur soutien-gorge à la face des braves bourgeois choqués. Mais elles ne précisaient pas si leurs soutiens-gorge avaient été achetés chez Leclerc ou chez Carrefour.
1.
La France de Vichy, 1940-1944
, Le Seuil.
2.
Éditions Calmann-Lévy.
3.
Gallimard, 1985 [édition originale 1961].
4.
Éditions CLD.
5.
Grasset, 1978.
6.
François Bourin éditeur, 2010.
7.
Michel Delpech, « Les divorcés», 1973.
8.
Gallimard, 1994.
9.
Lettre d’une enfant de la guerre aux enfants de la crise
, Fayard, 2014.
10.
Marie Laforêt, « Viens, viens », 1973.
11.
57,1 % en 2013 d’après les statistiques de l’INSEE.
12.
46,2 % en 2011 (chiffres INED).
13.
Éditions Gallimard.