19 octobre 1985

Et le CRIF tua Napoléon

L’événement passa inaperçu. À l’époque, la presse était emplie des déboires des faux époux Turenge, de Charles Hernu et du sabotage du Rainbow Warrior. Pourtant, ce dîner qui se tint le 19 octobre 1985 au Sénat, devant environ deux cents convives et trois dizaines de journalistes, était une grande première. Le président du CRIF, Théo Klein, en avait pris l’initiative, et le Premier ministre, Laurent Fabius, avait accepté l’invitation. Aucun des protagonistes n’en comprit sur le moment le sens profond. Au fil des années, le dîner annuel du CRIF devint un moment phare de la vie politique, médiatique, mondaine. Les ministres, les chefs de l’opposition, des ambassadeurs européens et même de pays arabes, les vedettes du show-biz et du journalisme, jusqu’au président de la République, à partir de l’élection de Nicolas Sarkozy, s’y précipitèrent. Le dîner du CRIF serait l’endroit où il faut être. Un modèle. Ou un anti modèle. On s’y rencontrait, s’y congratulait, s’y félicitait. On faisait de grands discours. On condamnait l’antisémitisme. On y défendait vigoureusement Israël. On y mettait à l’index les ennemis de la démocratie, les « antisémites » (Front national) et les « antisionistes » (verts et communistes), dans le même sac d’opprobre.

Certaines années, le dîner du CRIF prit des allures de tribunal suprême où était jugée et condamnée la « politique arabe de la France ». Le 12 février 2005, le président du CRIF, Roger Cukierman, suscita même des réactions outragées de nombreuses personnalités juives, lorsqu’il expliqua que la politique étrangère de la France était « incompatible » avec la politique intérieure de lutte contre l’antisémitisme : « La politique étrangère de la France est souvent ressentie comme identifiant l’Amérique et Israël, le sionisme et l’impérialisme, le mondialisme et l’oppression. Qu’elle soit voulue ou non par nos diplomates, cette confusion est bien réelle dans l’opinion publique, et alimente des amalgames dont les Juifs subissent les effets néfastes […]. J’ai réalisé combien la politique étrangère de la France était importante. Au point de fragiliser la lutte contre l’antisémitisme […]. Pourquoi avoir fait, en France, des funérailles aussi grandioses à Yasser Arafat ? […] Année après année, au risque de vous lasser, nous disons qu’il serait juste d’accueillir Israël dans la Francophonie, alors que 20 % de sa population pratique encore notre langue […]. Israël est, parmi les 192 États de cette planète, le seul pays dont on ne reconnaisse pas la capitale. Ce refus dure depuis cinquante-six ans. Quelle raison justifie que Jérusalem ne puisse être considérée comme la capitale du seul État juif du monde ? »

Au nom du « dialogue républicain », des représentants des « Juifs de France » interpellaient et tançaient le gouvernement de la République française sur sa politique étrangère ; et sommaient les responsables politiques de leur pays d’ostraciser des partis de l’espace démocratique français (Front national, Verts, parti communiste) ! Des représentants officiels du judaïsme français se transformaient en ambassadeurs de l’État d’Israël ; et jouaient au lobby juif américain du pauvre. On se souvient que le général de Gaulle, recevant le grand rabbin de France après les mots fameux de sa conférence de presse de juin 1967 sur le « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur », lui avait lancé : « Si c’est pour me parler des Français de confession juive, vous êtes le bienvenu, si c’est pour me parler de mes relations avec l’État d’Israël, j’ai un ministre des Affaires étrangères pour ça. »

Le général de Gaulle ne prisait pas ce genre de « dialogue républicain ». Il était de l’ancienne roche, celle de Richelieu qui combattait tout « État dans l’État » ; celle des révolutionnaires français qui avaient émancipé les Juifs en suivant les avertissements tonitruants du comte de Clermont-Tonnerre devant l’Assemblée constituante : « Il faut refuser tout aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs comme individus ; il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre ; il faut qu’ils soient individuellement citoyens. Mais, me dira-t-on, ils ne veulent pas l’être. Eh bien ! S’ils veulent ne l’être pas, qu’ils le disent, et alors, qu’on les bannisse. Il répugne qu’il y ait dans l’État une société de non-citoyens et une nation dans la nation. »

Il revint comme souvent à Napoléon d’inscrire dans les masses de granit politique et juridique les principes énoncés et déclamés par les révolutionnaires. En 1807, il réunit le grand Sanhédrin (une première depuis l’Antiquité !), qui rassemblait des rabbins mais aussi des laïcs. Il leur posa douze questions concernant le mariage, la citoyenneté, le pouvoir rabbinique et les relations économiques avec les non-Juifs. L’objectif de l’Empereur, conformément aux principes de Clermont-Tonnerre, était de privatiser la loi juive, de la soumettre au Code civil, quitte pour cela à modifier certains articles de la halakha, et de transformer les membres de la « nation juive » en citoyens français. Le Sanhédrin joua le jeu napoléonien au-delà de toute espérance. Ne s’adressant pas seulement aux Juifs français, mais aux Juifs du monde entier, comparant Napoléon à un nouveau Cyrus envoyé par Dieu pour sauver Israël, il somma tous les Juifs de se soumettre au Code civil. Il autorisa même les soldats juifs de la Grande Armée à ne pas respecter les lois de la nourriture casher en cas de nécessité. Ce choix du Sanhédrin fut d’une portée historique. Depuis l’expulsion des Juifs d’Israël par les armées de Titus en 70 après J.-C., le droit hébraïque avait servi de ciment législatif et national à un peuple en exil sans État. Comme le remarque Schlomo Trigano dans son livre Politique du peuple juif 1, « le Sanhédrin substituait l’Empire napoléonien au royaume de David et le peuple français au peuple d’Israël, ce qui se traduit par l’exclusion du droit hébraïque du champ public ». Les lois nationales et politiques du peuple juif étaient abolies ; les lois religieuses se transformaient en lois confessionnelles d’individus libres de les respecter ou pas ; les Juifs n’étaient plus en « exil », mais s’agrégeaient au « corps du peuple français ». Les Juifs devenaient Israélites. Napoléon ne fut pas ingrat : partout où la Grande Armée passa, les ghettos s’ouvrirent, et les Juifs furent invités à devenir citoyens de l’Empire.

Mais Napoléon fut vaincu. Le sort des Juifs en fut de nouveau bouleversé. Dans les pays libérés du joug français, comme en Allemagne, ils sont agressés comme « collaborateurs ». On rouvre le ghetto de Venise.

Les Rothschild, installés à Paris, sont devenus les patrons emblématiques des Juifs français, traitant avec le roi Louis-Philippe, puis avec Napoléon III. Or, les Rothschild furent les banquiers de l’Angleterre, qui finança toutes les coalitions contre Napoléon. On raconte même que leur fortune crût et embellit grâce aux informations qu’ils obtinrent avant tout le monde sur la défaite de Waterloo.

Les Rothschild sont un des liens majeurs – à l’instar de Talleyrand – entre la France vaincue et l’Empire britannique. En 1860, ils fondent à Paris l’Alliance israélite universelle. Cette organisation mène une véritable diplomatie parallèle, frayant avec les États étrangers, en lien avec le quai d’Orsay, défendant les Juifs persécutés dans le monde. Les Israélites français se retrouvent ainsi dans une situation ambivalente, membres du « peuple juif » dans le monde et citoyens français à l’intérieur de l’Hexagone. Cette schizophrénie fut dénoncée par les mouvements antisémites, lorsqu’une France, battue en 1870 par la seule armée prussienne, prit conscience de son déclin historique et chercha des coupables.

Le XXe siècle et la défaite de 1940 sonnèrent le glas de la puissance française. Le modèle israélite demeura dans le cœur des Juifs français (et Juifs d’Algérie devenus français par le décret Crémieux), mais ne s’appuyait plus sur le rayonnement des armes de l’Empereur. Au fil des migrations de Juifs chassés de leurs contrées, arrivèrent en France des Juifs allemands, polonais, russes, qui n’avaient pas intériorisé toutes les rigueurs de l’État-nation à la française ; avaient bricolé au fil du temps un statut intermédiaire entre la citoyenneté nouvelle et les habitudes communautaires d’autrefois. Le modèle français avait même provoqué par réaction la naissance en Pologne et en Russie d’un judaïsme ultraorthodoxe qui s’enferma dans le ghetto pour ne pas se dissoudre dans les méandres de l’assimilation. Tous les Ashkénazes sortirent de cette expérience transformés ; quand ils s’échappaient du ghetto, comme le conte dans son œuvre romanesque le prix Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer, ils devenaient socialistes, communistes ou sionistes, sautant l’étape israélite de l’État-nation. Le sionisme fut l’État-nation à la française mais pour les Juifs. Le communisme fut une religion juive de substitution, un christianisme universaliste sans Dieu.

Ces Ashkénazes débarquèrent en masse en France dans les années 1930 ; la France fut le pays au monde (loin devant les États-Unis) qui en accueillit le plus grand nombre ; mais ils furent fraîchement reçus par la population, pour de mauvaises raisons (concurrence des médecins, des avocats, des artistes) et de moins mauvaises (trafics en tous genres, fortunes rapides et ostentatoires, affaire Stavisky), avant d’être livrés par l’État vichyste aux Allemands qui les exterminèrent. Les survivants et leurs héritiers revinrent en France en 1945, brisés par la persécution, non sans une pointe de ressentiment non seulement contre Vichy, mais aussi contre la police française qui les avait arrêtés et, plus profondément, contre le modèle assimilationniste qui les avait rejetés avec hauteur, et ces Israélites français de vieille branche qui les avaient méprisés et qu’ils accusaient à demi-mot de les avoir « donnés » pour prix de leur sauvegarde.

Ce sont ces Ashkénazes résistants pendant la guerre, issus des groupes socialistes, bundistes, communistes, sionistes, qui fondèrent le CRIF en 1944, comme pour se démarquer d’un Consistoire qu’ils jugeaient trop français, trop israélite, trop compromis avec Vichy. Très vite, ils abandonnèrent ce mot israélite, pour retrouver le vieux vocable de juif, transformant le Conseil représentatif des Israélites de France en Conseil représentatif des institutions juives de France. À partir des années 1960, devenus des notables, ils furent les « patrons » de la « communauté juive française », mêlant un dédain pour la pratique religieuse et une haute idée de leur spécificité juive. Ils supportèrent mal l’arrivée bruyante et tonitruante de leurs coreligionnaires séfarades, venus de pays arabes dans les années 1960, parlant fort et pratiquant un judaïsme plus rigoriste. Les frictions étaient fréquentes.

Lors de ce dîner du CRIF de 1985, on parla beaucoup du mariage d’un Rothschild et d’une femme catholique, avec la bénédiction du Consistoire, au grand dam public du grand rabbin de France (un Séfarade né en Algérie). Mais ces incompatibilités d’épiderme et d’odeurs, de cuisine et de culture, n’étaient qu’écume des vagues. Le véritable conflit opposait souterrainement les adeptes du modèle israélite (Juifs français et Juifs d’Algérie du décret Crémieux) aux Juifs ashkénazes et Juifs marocains et tunisiens, que tout séparait, sauf leur expérience historique impériale, qu’elle fût Habsbourg, Romanov ou ottomane. Or, les Ashkénazes tenaient les institutions officielles, quand les Marocains, plus pieux, investissaient les synagogues.

La jonction se fit à partir des années 1970-1980, après cette guerre des Six Jours de juin 1967, moment décisif du destin – entre peur panique d’un nouveau génocide et fierté virile devant ses exploits guerriers – où Israël s’imposa dans les cœurs et les consciences juives comme l’élément central du judaïsme mondial. Jusqu’à ce moment-là, le modèle israélite avait résisté à la séduction sioniste.

Lorsque Jacob Tsur, l’ambassadeur d’Israël à Paris de 1953 à 1959, se rend à la synagogue des Victoires, le 11 novembre 1953, il est accueilli sans chaleur excessive : « C’était comme si ma première rencontre avec l’élite juive de Paris avait été transformée en une occasion de faire comprendre au nouvel ambassadeur d’Israël que le judaïsme français était déterminé à ne pas se laisser entraîner à trop d’intimités avec Israël. » Peu après, il rencontre des représentants de la communauté juive de Strasbourg qui lui glissent : « Vous comprenez, nous sommes des citoyens français et vous êtes l’envoyé d’un État étranger 2. » Interrogé à la même époque par un journaliste sur Israël, l’écrivain – et héros de la France libre – Romain Gary répond avec une fausse désinvolture : « Intéressant ! Mais le pays étranger que je préfère c’est l’Italie. »

En 1962, à l’indépendance de l’Algérie, la quasi-totalité des Juifs, qui vivaient pourtant en Algérie depuis des siècles, choisit sans hésitation de suivre le sort tragique des pieds-noirs dans leur exil en France métropolitaine. En 1948, la masse déshéritée des Juifs marocains s’était, elle, rendue en Terre promise.

En cette même année 1985, Claude Lanzmann imposait par le cinéma le mot shoah qui remplaçait « holocauste » ; un mot hébreu à la place d’un vocable français, pour mieux enraciner le caractère à la fois unique et juif du génocide qui devint un élément central – parfois obsessionnel – de la psyché juive, faisant des Juifs français une caste d’intouchables, et du génocide la nouvelle religion obligatoire d’un pays déchristianisé.

Rivés au sort d’Israël, fascinés par le modèle américain, hantés par le souvenir de la Shoah, qu’ils interprétaient comme un échec du modèle israélite alors que ce fut plutôt le contraire, touchés par la mode du retour aux roots, les dirigeants du judaïsme français s’assumèrent de plus en plus comme un lobby à l’américaine, faisant pression sur les pouvoirs publics pour leurs revendications communautaires. Les « dialogues républicains » se multiplièrent, de plus en plus tendus, de plus en plus exigeants, donnant l’image d’une « communauté juive » soudée derrière un État étranger, faisant bloc pour défendre ses intérêts, et suffisamment puissante pour faire céder l’État.

C’est l’Empire de Napoléon qui avait concrétisé et imposé la conception « républicaine » de la confession israélite ; mais c’est la République française qui, à partir des années 1980, laissa les Juifs retourner à leur caractère communautaire de « nation » qui fut le leur dans tous les empires !

Ces années 1984-1985 furent celles de la mort du modèle israélite, comme si les Juifs avaient anticipé – et aggravé – la déréliction de l’État-nation. Ce basculement historique du judaïsme français avait lieu au moment où l’ouverture des frontières, la « diasporisation » de millions d’immigrés à travers la planète, la concentration des communautés juives autour de quelques mégalopoles comme New York, le mettaient sous l’égide de la finance américaine et de la langue anglaise.

Dans ses Mémoires, Raymond Aron revient longuement sur la fameuse formule du général de Gaulle : « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur », qui l’avait tant ulcéré à l’époque. Avec le recul, sa colère s’est apaisée et il s’efforce de comprendre davantage que de condamner. Aron conclut que le général de Gaulle avait été exaspéré, non par l’arrogance de l’État d’Israël qui lui aurait désobéi (Israël appliquait les préceptes gaulliens de souveraineté et d’indépendance), mais par les manifestations de jeunes Juifs français dans les rues de Paris, arborant le drapeau bleu et blanc orné de l’étoile de David, et criant : « Israël vivra. »

Il avait voulu, explique Aron, donner une leçon à ces jeunes gens et leur lancer un avertissement. Comme si, avec son don de prophétie coutumier et son sens de l’Histoire, le Général avait tout de suite pressenti que les exploits guerriers de l’armée israélienne avaient réveillé chez les Israélites français, non seulement une solidarité affective naturelle avec des coreligionnaires en danger, mais aussi la ferveur patriotique d’une antique nation restaurée dans sa gloire.

Hasard ou destin, cette destruction du modèle israélite eut lieu au moment même où débarquaient dans l’Hexagone par millions des populations musulmanes, dont la religion ressemblait beaucoup au judaïsme prénapoléonien, et qui, admirant jusqu’au fantasme la puissance du « lobby juif », exigeaient les mêmes droits que ceux qu’ils prêtaient aux « Juifs de France ». Ils passeraient ainsi directement sans bien s’en rendre compte de la nation musulmane (l’Oumma) au « lobby musulman », mêlant les deux, mais ignorant les deux siècles de confessionnalisation napoléonienne.

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