6 décembre 1986
Né quelque part
Son nom résonne encore dans de nombreuses mémoires. Il hante chaque ministre de l’Intérieur dès que des jeunes gens s’ébrouent en foule dans la rue. Il tétanise les hauts gradés de la police. Il inspire leurs consignes de prudence, de retenue jusqu’à la dérobade. Pourtant, son nom ne dit plus rien aux jeunes générations ; et les principaux protagonistes de cette histoire sont morts ou en retraite (Mitterrand, Pandraud, Monory, Chirac, Pasqua, Devaquet). Malik Oussekine fut ce jeune étudiant de l’École supérieure des professions immobilières de 22 ans qui mourut dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986 sous un porche d’immeuble de la rue Monsieur-le-Prince à Paris. On ne sut jamais s’il décéda à cause des coups portés par les membres du peloton des voltigeurs ou en raison de son insuffisance rénale. On ne sut jamais pourquoi ce jeune Franco-Algérien qui sortait d’une boîte de jazz fut pris en chasse par les policiers. On ne sut jamais ce qui avait causé leur hargne : leur inexpérience de moniteurs de sport de la préfecture de police, ou le racisme, comme dira la gauche, ou une violente agression de manifestants, comme diront leurs défenseurs.
La presse de gauche l’appela « Malik » ; les chiraquiens furibonds manifestaient en privé moins d’aménité pour « l’Arabe ». Le ministre délégué chargé de la Sécurité, Robert Pandraud, tenta de défendre ses ouailles avec sa truculence coutumière, qui frisait la maladresse : « Si j’avais un fils sous dialyse je l’empêcherais de faire le con dans la nuit. » La gauche se para des atours de la compassion moralisatrice. Le président de la République, François Mitterrand, rendit visite à la famille éplorée. SOS Racisme tonna contre le « crime raciste ». Le ministre des Universités, Alain Devaquet, grand scientifique mais piètre politique, démissionna. Le ministre libéral Alain Madelin expliqua dans Libération qu’aucune réforme ne méritait la mort d’un homme. De grandes manifestations se préparaient en mémoire de Malik. Les syndicats menaçaient d’une grève ouvrière de solidarité. À Matignon, Jacques Chirac avait connu Mai 68 auprès de Georges Pompidou ; il était hanté par ce souvenir, prêt à toutes les compromissions, à tous les renoncements, à toutes les lâchetés, pour ne pas le revivre.
Cette histoire avait été marquée du sceau de Mai 68.
Ce redoutable peloton des voltigeurs motorisés, encagoulés et casqués, et armés d’une longue matraque, le « bidule », avait été créé après les « événements » pour permettre à la police de réagir contre les « casseurs », trop agiles pour les CRS traditionnels.
La loi Devaquet était une suite lointaine de Mai 68. L’autonomie des universités décidée à l’époque par le madré Edgar Faure s’était révélée un faux-semblant pervers. L’université française avait été submergée par une population étudiante innombrable et indifférenciée qu’elle ne pouvait refuser, tandis que les meilleurs élèves la dédaignaient pour se diriger vers les grandes écoles. La droite chiraquienne, convertie depuis peu au libéralisme anglo-saxon, se proposait de sauver l’université d’un lent mais sûr affaissement en instaurant la sélection à l’entrée, et en augmentant les droits d’inscription. On était pourtant loin des dépenses somptuaires réclamées par les riches universités américaines. Mais cela suffit pour mettre dans la rue les étudiants, et bientôt les lycéens, manipulés par les réseaux trotskistes liés à SOS Racisme.
Tirant les ficelles de ses charmantes marionnettes étudiantes qui posaient dans Paris Match à leur piano, l’un des fondateurs de SOS Racisme, Julien Dray, jouait au bowling : derrière Devaquet, il rêvait de faire tomber le texte réformant le Code de nationalité, que préparait Pierre Mazeaud, et qui prévoyait la quasi-suppression du droit du sol.
La mort du Franco-Algérien Malik Oussekine lui permit d’engager la bataille idéologique dans les meilleures conditions. Les jeunes clamaient leur solidarité avec leurs frères, « quelles que soient leurs origines ». Quelques semaines avant la mort du jeune homme, le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua avait frappé les esprits en renvoyant cent un Maliens dans un avion charter. La gauche avait crié au scandale ; le charter avait été assimilé au train vers Auschwitz ; les Maliens illégaux rentrant chez eux, aux Juifs déportés pour être gazés.
La machine culturelle et médiatique de propagande antiraciste se révéla une fois encore d’une redoutable efficacité pour enrayer les entreprises gouvernementales qui avaient pourtant reçu une onction démocratique fort récente lors des législatives de 1986.
Les radios et télévisions diffusèrent la reprise de « Douce France » de Charles Trénet par le groupe Carte de séjour, autour du chanteur Rachid Taha, pour mieux convaincre les populations rétives que la trame de l’assimilation à la française n’était pas déchirée par l’immigration maghrébine. Mais la réponse la plus efficace aux projets du gouvernement à l’égard du droit du sol fut la chanson de Maxime Le Forestier, « Né quelque part ». L’ancien héraut contestataire des années 1970 (« Parachutiste ») était au creux de la vague. Il avait rasé sa barbe et ses cheveux longs de hippie, mais le succès ne revenait pas. Avec « Né quelque part », il s’invitait dans le débat politique, très bien relayé par l’industrie du disque et l’appareil médiatique, en défendant avec talent le droit du sol menacé par les projets gouvernementaux :
On choisit pas ses parents,
on choisit pas sa famille.
On choisit pas non plus
les trottoirs de Manille,
de Paris ou d’Alger
pour apprendre à marcher […]
Être né quelque part,
pour celui qui est né,
c’est toujours un hasard […]
Est-ce que les gens naissent
égaux en droits,
à l’endroit
où ils naissent,
que les gens naissent
pareils ou pas… 2
Le titre s’inspirait de la célèbre « Ballade des gens qui sont nés quelque part » de Georges Brassens, dont Maxime Le Forestier est un disciple fervent. Mais là où l’anarchiste Brassens brocardait le chauvinisme et l’esprit de clocher :
Qu’ils sortent de Paris ou de Rome ou de Sète,
ou du diable Vauvert ou bien de Zanzibar,
ou même de Montcuq ils s’en flattent mazette,
les imbéciles heureux qui sont nés quelque part 3,
son héritier soixante-huitard revendiquait le droit pour n’importe qui, né sur le territoire national, de s’arroger la nationalité française. La naissance sur le sol français valait droit absolu de possession, comme un droit de conquête, quelles que soient les lois et les volontés du peuple français. Cette mondialisation de la France, imposée par ses élites économiques et culturelles, était soulignée par les arrangements musicaux de la chanson, les sonorités africaines (jusqu’au refrain repris en zoulou !) qui firent de Maxime Le Forestier un des pionniers français de la World Music.
La France n’était plus un pays différent des autres, mais un coin indistinct de la planète ; plus un peuple, mais une collection d’individus indifférenciés, nés par hasard sur les trottoirs de Paris ou d’ailleurs ; plus une nation souveraine, mais des citoyens du monde sommés d’accueillir d’autres citoyens du monde, des points anonymes sur le globe contraints de faire de la place à d’autres points anonymes du globe, des n’importe qui venant de n’importe où et n’importe quand, et s’installant où ils veulent.
Dans cette bataille idéologique homérique, la mort de Malik Oussekine s’avéra une arme décisive. Dray et ses compères trotskistes s’étaient mis au service de François Mitterrand lors de sa cohabitation conflictuelle avec son Premier ministre. Le président avait nommé le chef du RPR à Matignon, après la défaite des socialistes aux législatives de mars 1986, « pour le casser, parce que c’était le plus dur ».
Cette nouvelle version du chêne et du roseau eut la même fin que la fable de La Fontaine. Le chêne gaullo-chiraquien fut brisé. La sève ne coula plus, son écorce se dessécha ; on déterra même ses racines. La mort de Malik Oussekine conduisit Jacques Chirac à la reddition complète ; une capitulation sans conditions. Il renonça à la loi Devaquet ; et enterra le code de nationalité sous le traditionnel catafalque d’une commission. Il dissout le corps des voltigeurs.
Jacques Chirac commettait ainsi la même erreur que celle de Pompidou lorsque celui-ci avait rouvert la Sorbonne en Mai 68. Mais cette fois-ci, la punition fut sans appel. Chirac fut écrasé à l’élection présidentielle en 1988. François Mitterrand fut réélu, Julien Dray devint député. La droite n’osa plus toucher à l’université ; lorsque, en 2007, Nicolas Sarkozy remit l’ouvrage sur le métier, il retira du projet Pécresse toute allusion à la sélection dès que trois ombres d’étudiants menacèrent de descendre dans la rue.
Depuis lors, la France est devenue ce pays unique où les « sans-papiers » ont droit de manifester pour réclamer leur dû, et où le terme de forces de l’ordre est un oxymore, puisque celles-ci doivent préférer un désordre même violent à un ordre qui pourrait être mortel. La plupart des manifestations juvéniles se terminent en effet par des scènes de pillages et de razzias qui épouvantent les médias internationaux, sous les regards désabusés de policiers condamnés à rester l’arme au pied, impavides et vains, tandis que les pillards banlieusards se gobergent. Malik est devenu malgré lui leur saint patron.
1.
Dans
Secrets de fabrication
, publié en juin 2010 chez Grasset, Martin Hirsch rapporte un dialogue avec un grand patron qu’il ne nomme pas, mais qui est de toute évidence Louis Schweitzer. La scène, racontée par Hirsch, se passe lors d’un trajet Paris-Saint-Étienne en 2007 :
« – Je me suis toujours demandé pourquoi ceux qui ont de l’argent donnent si peu aux causes qu’ils trouvent intéressantes, suggérai-je [Hirsch] avec légèreté.
– Eh bien, figurez-vous que moi aussi, me répond-il.
– Ah ?
– Oui, il se trouve que j’ai vu mes revenus très largement augmenter (je le sais car j’ai lu dans
Challenges
qu’il avait gagné 7 millions d’euros l’année précédente) et je me suis demandé pourquoi je ne donnais pas plus.
– Et pourquoi ?
– Eh bien, cher ami, je vais vous expliquer quelque chose. Les biens qui nous intéressent augmentent encore plus vite. Drouot, cela augmente, les montres de collection, cela prend de la valeur, l’immobilier aussi. En fait, on ne se rend pas compte quand on n’y est pas confronté, mais les biens qui intéressent les gens fortunés connaissent une forte inflation. »
Imparable.
2.
Maxime Le Forestier, « Né quelque part », 1987.
3.
Georges Brassens, « La Ballade des gens qui sont nés quelque part », dans l’album
Fernande
, 1972.