14 juillet 1989

La défaite de la « Grande Nation » (I)

Et une locomotive à vapeur surgit sous l’Arc de triomphe, longue de 23 mètres de long, faite de liège, de plastique et de bois, fumante et hoquetante, conduite par un sosie de Jean Gabin dans La Bête humaine. C’était le clou du spectacle voulu par Jean-Paul Goude qui, pour commémorer le bicentenaire de la Révolution française, fit défiler sur les Champs-Élysées l’humanité tout entière, ou plutôt l’humanité telle que la voyait son cerveau de publicitaire parisien en vogue à la fin du XXe siècle : tommies britanniques de la guerre de 1914, orchestres de jazz, danseurs de moonwalking comme Michael Jackson, Israéliens et Palestiniens embarqués sur un même chariot, cent cinquante percussionnistes guinéens frappant des pyramides de bidons métalliques, attelages de zèbres, femmes géantes habillées de robes corolles, Russes pop…

Le publicitaire avait vu grand (grandiloquent, diront certains), cher (on le lui reprochera), génial et branché pour les uns, mégalomane et ridicule pour les autres.

Pour cette célébration de la Révolution française, il ne manquait rien sauf l’histoire de la Révolution française. Pas le moindre sans-culotte à bonnet phrygien, ni aristocrate poudré, ni fourche, ni tête sur une pique, ni guillotine au milieu des zèbres et des éléphants.

Goude se montrait – sans le vouloir ni le savoir sans doute – un bon reflet de son milieu et de son époque : il ne gardait de la Révolution française que le message des droits de l’homme. D’où sa succession de tableaux qui avait l’ambition de montrer la planète dans sa diversité (encore un mot d’époque voué à un grand destin). On pouvait considérer que c’était là une ultime fidélité aux héros qui avaient commencé la Révolution en 1789, et avaient rédigé une Déclaration des droits à destination de tous les hommes. Deux siècles plus tard, on n’avait conservé que l’ambition universaliste ; on avait vu dans cette générosité française notre supériorité sur la Révolution britannique ou même la Déclaration d’indépendance américaine qui nous avaient précédés, mais avaient confiné l’espace de la Liberté aux peuples anglo-saxons.

Notre temps n’avait plus le recul d’un Mirabeau notant, sarcastique, qu’aucun des rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen « n’avait pensé à déclarer les droits des Cafres ni ceux des Esquimaux, pas même ceux des Danois ni des Russes ».

En revanche, l’histoire de la Révolution, pleine de bruit et de fureur, de massacres, voire de génocide, de guerres et d’occupations militaires de l’Europe, faisait tache dans ce récit que nous avions réécrit sous les oripeaux du pacifisme et du cosmopolitisme.

Même « La Marseillaise » – surtout elle ? – apparaissait alors comme un hymne sanguinaire défendant sauvagement contre « ces féroces soldats qui viennent jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes… » une terre natale que nos progressistes rêvaient d’ouvrir à tous les « citoyens du monde ». Dix ans plus tôt, Serge Gainsbourg avait paré « La Marseillaise » de Rouget de Lisle des atours des rythmes reggae pour confier notre geste révolutionnaire aux peuples du Sud qui la méritaient bien plus que nous. Afin d’éradiquer le caractère belliqueux de notre hymne national, et surtout cet insupportable ancrage quasi barrésien dans une terre et des morts, Goude drapa de tricolore la cantatrice Jessye Norman qui avait le grand mérite (outre sa voix sublime) d’être étrangère et noire.

Ce fut un moment rare de liesse et d’autosatisfaction où la France plastronnait, se pavanait, riait de se voir si belle dans ce miroir qu’elle se tendait, mère de la Liberté dans le monde, grande institutrice des peuples en route vers leur émancipation, destin qu’avait rêvé pour elle Victor Hugo en substitut de la domination impériale sur l’Europe perdue à Waterloo.

Cet effacement méthodique de tout ce que la Révolution avait eu de patriotique – comme un criminel efface les traces de son forfait – était le reflet d’une idée révolutionnaire en crise. Depuis les années 1980, le discrédit croissant des régimes communistes avait entraîné par ricochet le reflux des thèses marxistes-léninistes et des gardiens du temple de l’historiographie française, les Mathiez, Aulard, Soboul, qui avaient fait de son versant jacobin et robespierriste le cœur battant de la Révolution. Cette revanche de 89 sur 93, des droits de l’homme sur la « vertu », du cosmopolitisme sur le patriotisme, de la Liberté sur l’Égalité, de Voltaire sur Rousseau, de Mme Roland sur Robespierre, porte alors le nom et le visage (très médiatisé) de François Furet. Revenu de ses engagements communistes de jeunesse, le brillant historien ne s’arrête pas, comme nombre des apostats en religion marxiste, aux errements sanguinaires du stalinisme, mais, se souvenant sans doute que Trotski et Lénine admiraient la Révolution française et en particulier la période de la Terreur, traque sans pitié les sources du totalitarisme dans sa matrice robespierriste.

L’ancien marxiste prenait ainsi place dans le panthéon libéral des Burke, Constant, Tocqueville ou Guizot qui avaient rejeté les dérives terroristes de la grande Révolution. Politiquement, sa mutation conduira Furet sur les rivages centristes, voire du centre droit, où il plantera, avec ses amis Pierre Rosanvallon et Jacques Julliard, le décor d’une République du centre, libérale, modérée et européenne, qui chassait l’État et la nation du paysage hexagonal. Et c’est sur cette ligne – la « France unie » est la version publicitaire et politicienne de la « République du centre » – que François Mitterrand, vampirisant le programme de Raymond Barre, et rejetant artificiellement son adversaire Jacques Chirac dans les limbes de l’extrême droite libérale, xénophobe et quasi factieuse, s’était fait réélire en 1988 sans coup férir.

Le président Mitterrand n’était pas alors le moins mécontent des Français : il avait vaincu l’impopularité, Chirac et la droite ; il avait pris sa revanche historique sur le général de Gaulle, qui sera resté moins de temps que lui à l’Élysée ; il avait même vaincu – du moins le crut-il alors – son cancer. Il songe que Louis XIV eut moins de pouvoirs que lui, mais que deux septennats sont bien courts ; il est au paroxysme de sa puissance, et reçoit tous les chefs d’État de la planète, charmés par le goût français.

Seule l’Angleterre – de son Premier ministre à sa presse gouailleuse – se moque alors de la prétention de ces Froggies qui osent leur contester un bien – les droits de l’homme ! – que les Britanniques conservent par-devers eux depuis la Glorious Revolution, un siècle avant 1789 – et peut-être même depuis la Magna Carta de 1214 ! Mais la foule parisienne se venge en faisant de Margaret Thatcher le seul dirigeant étranger sifflé sur le passage de sa limousine officielle.

François Furet écrirait bientôt un grand livre sur la révolution soviétique qui s’intitulerait : Le Passé d’une illusion 1. En 1989, nous vivions le présent d’une illusion. Illusion d’une société apaisée, consensuelle, qui avait mis fin à la guerre civile larvée depuis deux siècles entre partisans et adversaires de 89. Illusion d’une France rassemblée derrière un président recentré, qui semble accomplir le rêve giscardien d’une société décrispée et apaisée. Illusion d’une classe moyenne dominatrice et unificatrice – les « deux Français sur trois » – alors que la mondialisation des années 1990 dynamitera cette classe moyenne, prolétarisant les ouvriers et les employés, tandis qu’une infime partie des managers et des financiers s’agglomérera à une aristocratie mondialisée. Illusion du pays des « Lumières », alors que l’islam les voile à Creil.

La France ne tardera pas à découvrir les ambiguïtés de la « religion des droits de l’homme » ; les effets délétères du juridisme sous couvert de « l’État de droit » ; la fragmentation irréversible et anxiogène d’une société qui voit son État s’affaisser, alors qu’elle ne tenait depuis deux siècles que sur le tête-à-tête entre celui-ci et l’individu ; le retour des communautés et des tribus. La France célèbre son « invention » de la modernité, quand pointe déjà le nez de la postmodernité. Rares sont les intellectuels qui, tel Michel Maffesoli, décortiqueront cette authentique contre-révolution de l’émotion contre la raison, de la religion contre la laïcité, des tribus contre les citoyens, du féminin contre le masculin. De la postmodernité de l’an 2000 contre la modernité née en 1789.

Mais la France – et surtout ses élites qui s’autocongratulent en ce bicentenaire – ne veut rien entendre, et continue à psalmodier ses dogmes : République, laïcité, citoyen, raison ; sans voir qu’ils sont pourris de l’intérieur. Qu’ils ont été retournés, dessoudés, vérolés. Les mots s’imposent toujours dans le débat public, mais ils sont vidés de leur substance. « La France qui, ayant inventé la modernité (Descartes au XVIIe siècle, la philosophie des Lumières au XVIIIe siècle, les systèmes sociaux du XIXe), a bien du mal à accepter l’émergence d’une postmodernité, certes plus sauvage, mais plus dynamique aussi 2. »

Il faut suivre Jacques Julliard dans son Histoire des gauches 3 pour bien mesurer l’ampleur du désarroi français : « La France est déjà le pays du cartésianisme, ou ce qu’il est devenu dans le langage commun, c’est-à-dire l’abstraction universaliste. Si on y ajoute le moralisme abstrait du protestantisme, que reste-t-il ? Rien. »

Afin d’éclairer notre lanterne, Julliard exhume un texte méconnu de Balzac. Nous sommes en 1786, dans le sublime hôtel particulier de la place Vendôme. Mme de Saint-James reçoit ses habitués, Lavoisier, Beaumarchais, Calonne et deux convives inconnus, un avocat poudré et un médecin hirsute et farouche. Le premier raconte comment Catherine de Médicis lui est apparue en rêve. L’ancienne reine mère justifie hardiment la Saint-Barthélemy : « J’ai condamné les huguenots sans pitié, mais sans emportement. Reine d’Angleterre, j’eusse jugé de même s’ils eussent été catholiques. Pour que notre pouvoir eût quelque vie à cette époque, il fallait dans l’État un seul Dieu, une seule foi, un seul maître. » Son seul regret n’est nullement d’avoir massacré des innocents, mais au contraire d’en avoir laissé s’échapper : « L’entreprise, mal conduite, a échoué… Il a fallu faire la révocation de l’édit de Nantes qui a coûté plus de larmes et de sang et d’argent que trois Saint-Barthélemy. » L’avocat reconnaît qu’une partie de lui-même adopte peu à peu « les doctrines atroces déduites par cette Italienne ».

La contestation du Pape, et donc de Dieu, par Luther, le droit pour les individus de discuter de choses sacrées, fut la mère de toutes les dissidences, de toutes les révolutions, et sapa à la base les fondements de l’autorité et de l’unité du pays. On découvre à la fin de la nouvelle que le médecin s’appelle Marat et l’avocat, Maximilien Robespierre.

Cette défense farouche de l’autorité du pouvoir et de l’unité de la nation contre les effets délétères de l’individualisme des droits de l’homme a rassemblé les réactionnaires maurrassiens et les jacobins, marxistes-léninistes, ou républicains farouches qui reconnaissaient à Robespierre le mérite d’avoir sauvé « la patrie en danger ». Le jeune Bonaparte n’a jamais celé son admiration pour l’Incorruptible ; et son amitié pour Augustin Robespierre, son frère exécuté lui aussi le 9 thermidor, lui valut quelques ennuis aux débuts du Directoire.

C’est cette Histoire-là qu’on enseigna aux enfants jusqu’à la fin des années 1960 ; cette Histoire-là que la nouvelle historiographie autour de François Furet abattit peu à peu au nom des droits de l’homme et de l’individu, et de l’hostilité au nationalisme.

Balzac et Catherine de Médicis n’avaient pas tout perdu ; ils avaient été entendus… en Chine. Place Tien’anmen, la grande révolte libérale de la jeunesse urbaine et éduquée de cette année 1989 échoue. La répression est féroce. Les images de l’homme face au char ont fait le tour du monde, mais les hiérarques communistes de Pékin n’ont pas cédé. Contrairement au Russe Gorbatchev qui accepte à la même époque le démantèlement pacifique de l’Empire soviétique, ils ont refusé d’accompagner le versant économique de leur libéralisme par des réformes démocratiques. En cette année 1989, la Chine forge un nouveau modèle, si l’on excepte les dictatures sud-américaines (Chili de Pinochet) où la liberté économique est associée à la tyrannie politique. Cette alliance inédite dans l’Histoire deviendra très vite un paradigme idéologique d’une efficacité redoutable, à la grande joie des multinationales occidentales, qui exploitent sans vergogne les millions d’esclaves mis à leur disposition, et des dictateurs d’Afrique et d’Asie qui n’entendent plus recevoir les leçons de morale de l’Occident. Cette transgression chinoise rend caduques toutes les théories françaises et anglaises selon lesquelles le libéralisme économique s’accompagnerait inéluctablement de sa version politique des droits de l’homme, démocratique et libérale. Le libéralisme est écartelé, mutilé, déconsidéré. Chaque grande nation, chaque civilisation, Chine, Inde, Turquie, pays arabes, Brésil, etc., entend défendre ses particularités philosophiques et politiques, ses racines culturelles et son Histoire, sa conception de la démocratie et des droits de l’homme. La Révolution française est finie.

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