21 décembre 1985
Saint Coluche
« Moi, je file un rencard à ceux qui n’ont plus rien. » Sa voix gouailleuse accroche et attendrit à la fois. Coluche court sur tous les plateaux de télévision et de radio. Il est partout. Une habitude devenue une façon de vivre, qui a tourné en cette année 1985 à la frénésie. À l’automne, il a reçu le César du meilleur acteur pour son rôle de pompiste dépressif dans Tchao Pantin. Le 26 septembre, au lendemain de son « mariage » avec Le Luron, il s’épanche sur l’antenne d’Europe 1 : « J’ai une petite idée comme ça, un restau qui aurait comme ambition au départ de distribuer deux mille à trois mille couverts par jour en hiver. » Il s’en prend violemment aux institutions européennes qui détruisent les surplus agricoles pour protéger les revenus des agriculteurs : « Quand il y a des excédents de bouffe et qu’on les détruit pour maintenir les prix sur le marché, on pourrait les récupérer, et on essaiera de faire une grande cantine pour donner à ceux qui ont faim. » Le premier « Resto du cœur » ouvre le 21 décembre 1985.
À la fin de l’année, Coluche sollicite sans manières Jean-Jacques Goldman dans la loge de son concert au Zenith : « Salut ! Il nous faudrait une chanson pour les Restos du cœur, un truc qui cartonne, qui nous fasse gagner beaucoup d’argent. Toi, tu sais faire. » Pour l’enregistrement du clip de la chanson, on fera appel à quatre personnalités très populaires : Yves Montand, Michel Platini, Nathalie Baye et Michel Drucker. Les images montrent un camion qui sort de la brume, et des hommes déchargeant des cageots. La machine médiatique se mettra docilement au service du chef-d’œuvre coluchien. À partir de sa sortie au début de l’année 1986, la chanson sera diffusée sans relâche sur toutes les radios :
« Aujourd’hui, on n’a plus le droit d’avoir faim ni d’avoir froid. »
Le refrain facile devient parole d’Évangile.
Coluche achevait l’année 1985 comme il l’avait commencée, en pleine effervescence ; en pleine lumière ; comme s’il sentait qu’il n’avait plus que quelques mois à vivre. Comme s’il était soucieux de soigner sa sortie.
Dès le mois de mars 1985, il avait rejoint Renaud et sa quarantaine d’artistes, chanteurs mais aussi comédiens, qui entonnaient un SOS Éthiopie afin de collecter des fonds pour lutter contre la famine dans ce pays d’Afrique équatoriale. Cette initiative française était imitée des exemples britanniques et américains : l’Irlandais Bob Geldof et son Band Aid avaient chanté « Do They Know It’s Christmas » ? L’Américain Michael Jackson et son USA for Africa avaient enregistré en janvier 1985 « We Are the World ». Tout dans la version française était copié sur les modèles anglo-saxons : l’objectif caritatif, mais aussi le nombre d’artistes (une quarantaine), la thématique altruiste, l’universalisme sans frontières, jusqu’aux images d’enregistrement dans le studio et la complicité affectée des chanteurs qui se relaient devant le micro.
Mais si ce commerce de charité était une tradition séculaire dans le monde protestant anglo-saxon, il était une innovation dans un pays catholique comme la France où l’État a évincé depuis la Révolution l’Église dans son rôle de bienfaisance sociale. Chez nous, la solidarité est assurée par l’impôt et les organismes de redistribution qui évitent le choc des humiliations entre un donateur et son récipiendaire.
Mais c’était sans doute la vocation historique de cette génération née après la Seconde Guerre mondiale que de finir dans les bras du protestantisme libéral anglo-saxon, après qu’elle eut abattu sans pitié les fondations morales puis économiques de l’État catholique-social à la française.
Deux ans après les Restos du cœur, le Téléthon, marathon télévisuel qui voit défiler pendant plus de vingt-quatre heures des artistes et des célébrités faisant des appels aux dons (pour financer la recherche sur les maladies génétiques neuromusculaires) installera le charity business dans notre pays.
Mais le charity business a sa logique, humanitaire et commerciale, à laquelle les Français s’initient laborieusement. La vente massive de disques avait permis à Bob Geldof d’organiser un double concert transatlantique, l’un à Londres, l’autre à Philadelphie, le Live Aid, le 13 juillet 1985, renouant avec les grands spectacles politico-humanitaires du précurseur George Harrison, et son fameux concert pour le Bangladesh de 1971.
Les Français ne s’intéressèrent guère à cet événement planétaire, mais ils avaient eux aussi monté quelques jours auparavant un grand concert place de la Concorde, à la gloire de SOS Racisme. Coluche était là encore aux premières loges, animant, blaguant, moquant, vitupérant, entre clown et prédicateur, entre spectacle et propagande.
Les Restos du cœur seront son chef-d’œuvre. La signature finale d’une vie. Très vite, ils s’institutionnaliseront. L’Europe était depuis l’origine coresponsable du projet. Elle livrait ses surplus qu’elle ne détruisait plus et finançait les Restos du cœur par l’intermédiaire du Programme européen d’aide aux plus démunis (PEAD). Pourtant, la création coluchienne venait prendre place à côté d’une offre abondante : Secours populaire, Armée du salut, Secours catholique, innombrables organismes qui empêchent qu’on puisse mourir de faim dans les grandes villes françaises. Cet incroyable tissu caritatif vint doubler un filet social français déjà fort généreux. Beaucoup d’étrangers, avec leurs enfants, devinrent des habitués. Parfois, des heurts opposaient ces nouveaux venus aux pauvres indigènes. Des insultes, des bagarres même révélaient cette promiscuité difficile. Mais une chape de plomb médiatique pesait sur les rares témoignages bouleversés.
Au fil du temps, les gouvernements allemand et anglais, exaspérés par ce gaspillage d’argent communautaire, voudront en finir ; mais la France lèvera chaque fois l’étendard de la révolte compassionnelle. Les médias reprendront en chœur. L’Europe cédera et payera. L’héritage coluchien est sacré en France. C’est sans doute sa mort quelques mois plus tard qui a transformé le comique iconoclaste en icône d’une époque. Un saint laïc.
Ce retournement était pourtant difficile à envisager. Toute sa vie, Coluche avait choqué, provoqué, irrité. On l’adulait ou on le haïssait. Dans ses sketchs des années 1970, il avait révélé une verve comique étourdissante, une irrévérence dévastatrice. Ce fils d’immigré italien reprenait le personnage du titi parisien malin et revenu de tout, à qui on ne la fait pas ; mais il l’enrichit d’une conscience politique libertaire et anarchisante, mêlant l’héritage surréaliste avec le sens du slogan publicitaire issu de Mai 68. Tout au long d’une carrière chaotique, il afficha un nihilisme féroce et impitoyable qui cachait un désespoir existentiel jamais apaisé par l’usage de drogues et la démesure consumériste. Coluche fut l’incarnation de l’homme insatisfait décrit par Freud dans Malaise dans la civilisation ; il se révéla l’arme atomique d’une génération qui imposa par son intermédiaire à la France entière ses obsessions et ses anathèmes : hédonisme libertaire, farouche individualisme, mépris des flics, de l’autorité, de l’Église, de la nation, de la famille, du capitalisme, de la publicité, des riches exploiteurs mais aussi des pauvres qui se laissent exploiter. La France est ce pays sans identité et sans gloire, qui a vu déferler toutes les invasions, où les seules femmes qui n’ont pas été violées et engrossées par les envahisseurs sont celles qui n’ont pas voulu ; un peuple de fainéants alcooliques et racistes ; une classe politique corrompue et incapable ; des voitures médiocres mais chères.
Sa campagne présidentielle de 1981 – commencée en joyeuse galéjade, mais qui s’acheva sur un mode plus âpre – avait été un cruel échec politique, mais l’avait consacré un moment héros des minorités et des intellectuels de gauche. Ceux-ci avaient eu raison de lui vouer un culte qui put paraître dérisoire et indigne d’eux : leur héros avait achevé de détruire le vieux monde agonisant. Il avait fait place nette. Le nouveau monde pouvait s’édifier sur les ruines calcinées de l’ancien.
À sa mort, quelques mois plus tard, l’abbé Pierre célébra la cérémonie funéraire. Jacques Attali, le conseiller du président Mitterrand devenu son ami, fit son oraison funèbre. L’iconoclaste provocateur Coluche finissait comme le saint Vincent de Paul de la génération 68. Celle-ci était entrée dans la carrière par la révolution, et l’achevait par la charité. Le refrain de la chanson des Restos du cœur affichait d’ailleurs sans détour cette apostasie :
Je te promets pas le grand soir
mais juste à manger et à boire
un peu de pain et de chaleur
dans les restos, les restos du cœur 10.
Les jeunes lanceurs de pavé vieillissaient en dames d’œuvre de la fin du XIXe siècle qui se rendaient dans les usines pour s’occuper des jeunes filles pauvres de la classe ouvrière. Ils avaient troqué la vertu des anciens chrétiens pour la nouvelle morale libertaire et hédoniste, antiraciste et féministe. Il est vrai que le capitalisme avait retrouvé des couleurs libérales défraîchies de la fin du XIXe siècle ; les riches devenaient plus riches, les pauvres plus pauvres. L’État, privé de ressources fiscales par la dérégulation, et débordé par l’ouverture des frontières, se retrouvait démuni face à l’explosion du chômage et une immigration de la misère venue du monde entier. Les artistes prenaient le relais. Ils étaient les consciences des années 1980, les maîtres à penser de l’époque. Ils mêlaient donc morale et charité comme les bigotes d’autrefois. Leur générosité ostentatoire était aussi un outil essentiel de stratégie commerciale, qui renouait avec les habiletés de l’évergétisme sous la Rome antique, « cet art d’acquérir du prestige en répandant des gâteries », selon Paul Veyne.
Bientôt, ils se battront pour en être, feront une cour assidue à Jean-Jacques Goldman pour qu’il les adoube ; les recalés ou oubliés se plaindront amèrement de cet ostracisme qu’ils ne comprendront pas, terrorisés à l’idée de paraître « réac », souffrant mille morts comme les aristocrates chassés de Versailles et exilés sur leurs terres par Louis XIV !
Coluche se révéla le grand prêtre de cette nouvelle religion française, mêlant l’héritage libertaire et individualiste de la génération 68 et les restes d’une pensée sociale déchristianisée et dénationalisée confinée à la charité auprès des plus démunis, mais venus du monde entier. Sa mort prématurée (quelques mois après celle de Daniel Balavoine) le transformait malgré lui en une sorte de Moïse qui conduit le peuple jusqu’à la « Terre promise », mais est condamné par une malédiction divine à ne pas la fouler.
1.
François Bourin, 2013.
2.
Samuel Ghiles-Meilhac,
Le CRIF. De la Résistance juive à la tentation du lobby
, Robert Laffont, 2011.
3.
Éditions Flammarion.
4.
Gallimard, 1990.
5.
Éditions Grasset.
6.
Adieu les rebelles !
, Flammarion.
7.
Indochine, « Troisième sexe », extrait de l’album 3, 1985.
8.
Salvator, 2011.
9.
Éditions Galilée.
10.
Jean-Jacques Goldman, « Les Restos du cœur », 1986.