2 décembre 2005

Austerlitz, connais pas !

Rien. On connaît le célèbre mot laconique retrouvé dans le journal de Louis XVI au 14 juillet 1789. L’historiographie républicaine s’est beaucoup gaussée de ce mot, qui ne concernait pourtant que la chasse royale du jour. Rien. À la date du 2 décembre 2005, la Ve République a écrit en lettres majuscules, à l’encre rouge, souligné trois fois pour qu’on ne s’y méprenne pas : RIEN. Il ne s’est rien passé deux siècles plus tôt, au 2 décembre 1805, rien sur un obscur champ de patates, pas loin de Prague, rien entre trois Empires aujourd’hui ensevelis. Pas la moindre commémoration officielle, pas même la grande exposition qu’avait prévue le musée de l’Armée, qui devait « tourner » dans toute l’Europe, à la gloire des aigles impériales. « Austerlitz, connais pas », ont répondu en chœur les autorités suprêmes, comme s’il s’agissait d’une défaite honteuse à effacer de la mémoire collective. Austerlitz est pire qu’une défaite, c’est une victoire de la France. « On ne célèbre pas une victoire sur nos amis européens », fut-il assené en guise d’argument décisif. « Le président Chirac déteste Napoléon », murmura-t-on d’un air entendu à ceux qui osaient insister. « Le Premier ministre est en province », fut-il répondu à ceux qui espéraient encore en un Dominique de Villepin qui se piquait pourtant d’être un historien de la geste napoléonienne.

Tous aux abris. La traditionnelle commémoration de l’école militaire de Saint-Cyr – avec prise d’armes à la colonne Vendôme, dont le bronze est celui des canons ennemis pris à Austerlitz ! – fut transformée et dénaturée en une « Journée de rencontre Nation-Défense », où l’on prit soin de ne jamais prononcer le nom d’Austerlitz. Aucun représentant du gouvernement ne fut envoyé à Slavkov, en République tchèque, où 3 000 « reconstituteurs » magnifiquement parés rejouèrent une fois encore la charge de Murat sur le plateau de Pratzen, pour la plus grande joie d’un public populaire évalué à 50 000 personnes.

On entrevit pourtant, un court instant, dans la soirée du 1er décembre, un ministre de la Défense déposer une gerbe au tertre de Zuran (où Napoléon dirigeait la bataille et où a été érigé un monument français), puis assister au dîner qui se tint au château d’Austerlitz. Ce dîner était organisé par la fondation de Gaulle et son président, l’ancien résistant, ministre du général de Gaulle et président du Conseil constitutionnel Yves Guéna, avait beaucoup insisté pour que notre ministre, en route vers les Émirats, condescendît à une petite escale en République tchèque.

Depuis, Michèle Alliot-Marie se vante d’avoir été présente au bicentenaire de la bataille, comme si elle avait fait alors preuve d’une audace, d’une témérité, d’un courage ineffables.

Il est vrai que l’ambiance à Paris n’avait rien à voir avec celle qui régnait un siècle plus tôt, en 1905, lorsque, en pleine ferveur patriotique, on célébra le génie militaire d’un Empereur qui, espérait-on alors bien à tort, inspirerait ses lointains successeurs dans la guerre qui menaçait déjà. En cette fin d’année 2005, en revanche, un pamphlet grotesque, empli d’un délire victimaire paranoïaque, avait grimé Napoléon en Hitler, parce qu’il avait rétabli l’esclavage dans les colonies d’outre-Atlantique. Le climat du chiraquisme finissant était à la repentance. On y sacrifia Napoléon avec empressement. Les hostilités avaient débuté dès l’année précédente. Un des fidèles grognards de Chirac, Jean-Louis Debré, alors président de l’Assemblée nationale, réussit le prodige, dans un discours d’une vingtaine de minutes, de commémorer le bicentenaire du Code civil sans prononcer le nom de Napoléon. Lorsque la Fondation Napoléon avait sollicité la location de la cathédrale Notre-Dame pour y rejouer la messe du sacre, le cardinal Lustiger avait refusé hautement : Son Éminence « détestait Napoléon ».

Quelques semaines plus tôt, les Anglais nous avaient pourtant donné un exemple que nous admirâmes pour mieux nous en détourner. Le 21 octobre, la bataille de Trafalgar fut célébrée par une magnifique parade navale. Les autorités françaises y avaient envoyé de fort bonne grâce le sous-marin nucléaire Charles de Gaulle et une digne escorte. Le musée de la Marine anglaise avait organisé une exposition « Nelson-Napoléon » à laquelle les institutions françaises (Louvre, Versailles, musée de l’Armée, etc.) prêtèrent leur concours : une manière perfide d’humilier les Français sans avoir l’air d’y toucher, que d’opposer – sur un pied d’égalité – l’illustre marin mais soudard Nelson, et l’empereur des Français ! Le hasard à l’humour très british voulut que le vernissage de l’exposition eût lieu le jour même où Londres – battant Paris sur le fil – fut désignée pour organiser les Jeux olympiques de 2012 ; l’annonce fut célébrée par des cris de joie britanniques et des tapes ironiquement amicales sur les dos français.

Ce fiasco – au sens sexuel de Stendhal – fut analysé comme l’expression la plus aboutie de la « haine de soi » française. Cette analyse à l’origine iconoclaste et mal pensante que François Furet attribuait à la bourgeoisie postrévolutionnaire devint trop vite banalité. Cette « haine de soi française » est d’ailleurs un peu différente de son modèle, la haine de soi juive du XIXe siècle, car elle affecte davantage le passé de notre pays. Nos élites bien-pensantes détestent ce que fut la France, et ne font que mépriser ce qu’elle est aujourd’hui. Nos bien-pensants haïssent et vilipendent leurs parents et ancêtres, mais ils s’aiment et s’estiment beaucoup. Napoléon est honni car il incarne jusqu’à la caricature ce que fut notre pays, et fit sa grandeur – la gloire de ses armes. Dans les ouvrages scolaires d’Histoire, pour collégiens ou lycéens, ses batailles innombrables ne sont même pas mentionnées. Les seules parfois retenues sont ses défaites, Leipzig parce qu’elle forgea la nation allemande, Waterloo parce qu’elle fonda l’hégémonie anglaise. On ne veut retenir de Napoléon que le Code civil, les préfets, la Banque de France. Son œuvre pacifique. C’est la guerre qui rebute. Et derrière lui, l’Homme. Guerre, Homme, Patrie, trinité diabolisée de notre temps.

À travers le monde, d’innombrables aficionados communient pourtant dans le culte de l’Empereur. Ses batailles sont sans cesse étudiées dans les jeux de rôles. Comme l’avait tout de suite compris Balzac, et tous les grands écrivains du XIXe siècle, même les plus critiques comme Tolstoï, Bonaparte incarne l’homme de la modernité qui, débarrassé des anciens liens, va au bout de son destin, quitte à se brûler les ailes à la manière d’Icare. Bonaparte achève l’ère des grands conquérants du passé, Alexandre et César, et annonce celle des self-made-men de la société industrielle, de Ford à Bill Gates. Il est toujours le plus grand « professeur d’énergie » cher à Barrès, mais on le cache et on l’interdit aux jeunes Français.

Derrière Jacques Chirac, les élites, de droite comme de gauche, veulent croire que Napoléon reste détesté en Europe, comme il l’était – et encore pas partout – en 1812. Elles sont convaincues que l’éloge de l’Empereur par la France est interprété comme le reliquat d’une arrogance du coq gaulois, qu’elles jugent au mieux ridicule, au pire infâme. Elles estiment que l’Europe ne sera édifiée que sur le reniement de la grandeur de la France.

Dans un pamphlet publié en 2014 2, Lionel Jospin dénoncera l’héritage néfaste laissé par l’Empereur. À ses yeux, Napoléon est coupable d’avoir détruit la Révolution par le coup d’État du 18 brumaire et, par ses guerres incessantes et sa soif de conquête, d’avoir fait le lit de l’hégémonie britannique au XIXe siècle. Or, la réalité historique est à l’opposé de cette conviction de l’ancien Premier ministre socialiste. Bonaparte a sauvé la Révolution, menacée de mort par la déliquescence corrompue du Directoire et un coup d’État monarchiste qui aurait ramené Louis XVIII. Il a consolidé ses idéaux d’égalité et de mérite dans le Code civil, que ne pourra plus remettre en cause la Restauration. Comme l’avait compris Karl Marx, il a parachevé l’avènement de la bourgeoisie en garantissant la vente des biens nationaux. L’étoile de l’Angleterre s’était levée un siècle plus tôt, à la fin des guerres de Louis XIV, et celle de la France avait pâli à l’issue du traité de Paris de 1763, lorsque Louis XV abandonna le Canada et l’Inde. « Que perd la France ? demanda Michelet. Rien, sinon le monde. » Les guerres de la Révolution et de l’Empire furent l’ultime effort de la France – qui laissa le pays exsangue – pour reprendre son rang de maître de l’Europe. Après avoir financé les guerres contre Louis XIV, la City avait payé les coalitions qui vinrent à bout de « l’Ogre ». Napoléon fut le seul Français qui combattit la finance, les armes à la main. L’affrontement entre la France de Napoléon et l’Angleterre de Pitt fut celui des deux conceptions de la modernité démocratique qui s’annonçait, le modèle libéral et inégalitaire de l’Angleterre opposé au modèle étatiste et égalitaire de la France. Dans cette affaire, les vieilles monarchies européennes, condamnées par l’Histoire – elles mettront un siècle à mourir –, hésitèrent entre les deux camps, passant de l’un à l’autre, avec des habiletés matoises de chat, avant de se rallier au panache d’Albion. Pour Stendhal, Napoléon fut coupable de les avoir laissées vivre au lieu de les achever ; d’avoir même essayé vainement d’obtenir d’elles ce « droit de bourgeoisie » que Talleyrand le poussait à solliciter.

Nos politiques tressent d’unanimes louanges à Talleyrand et rejettent Napoléon avec horreur, même lorsqu’ils avouent admirer Bonaparte, établissant un distinguo qu’ils croient subtil, alors qu’il signe leur inculture historique.

À la décharge de Lionel Jospin, son vainqueur de la présidentielle de 2002, Jacques Chirac ne pensait pas autrement que lui. Nos deux champions de la droite et de la gauche étaient bien ces bourgeois louis-philippards envieux de la puissance économique de l’Angleterre, étrangers à la grandeur de la France et à son génie propre.

C’est d’ailleurs Louis-Philippe qui fit ramener les cendres de Napoléon aux Invalides. Dans son sublime Choses vues, Victor Hugo décrivait le décalage entre la ferveur populaire (les survivants de la Grande Armée dormant aux pieds de son cercueil) et la froideur hautaine des élites du régime. Déjà.

Cette histoire-là n’est plus enseignée ; et n’est même plus audible par les oreilles contemporaines. La commémoration de la bataille d’Austerlitz aurait indiqué que notre pays était encore capable de l’entendre ; et qu’il avait encore la volonté de poursuivre son existence, de persévérer dans son essence ; que la France était encore vivante, et non un cadavre à la renverse.

Le 18 juin 2015, nous fêterons Waterloo avec reconnaissance et gratitude.



1.

Gilles Kepel,

Passion française. La voix des cités

, Gallimard, 2014.

2.

Le Mal napoléonien

, Le Seuil.

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