24 janvier 1981
Dallas ou le changement d’âme
Il fut l’homme qu’on aimait détester. Il était laid, vulgaire, cynique, retors, goujat. Il fut le salaud magnifique. On ne retenait que ses initiales, JR, et son chapeau de cow-boy qui le rendait à nos yeux ridicule. Mais il transformait des millions et des millions de téléspectateurs en jeunes filles séduites malgré elles par le mauvais garçon. On ne comprenait pas tout aux querelles inexpiables entre les familles Ewing et Barnes autour des champs pétrolifères du Texas, mais on se passionnait pour les émois adultérins et les passions contrariées de ces messieurs-dames. Sexe et argent, la recette est aussi vieille que l’humanité, mais la puissance de la télévision américaine, et le talent de ses escouades de scénaristes, donnèrent à Dallas l’aura d’une mythologie universelle.
C’est le 2 avril 1978 que la série fut lancée sur la chaîne américaine CBS.
Quelques mois plus tard, le couple Thatcher-Reagan allait redonner au capitalisme sa vigueur révolutionnaire.
En France, le premier épisode fut diffusé sur TF1 le 24 janvier 1981. Comme aux États-Unis, le succès d’audience fut aussitôt formidable. Toutes classes sociales et toutes générations confondues. JR précéda de quelques mois François Mitterrand et la gauche au pouvoir. Celle-ci fut l’ultime tentative française pour ravauder un corset social-démocrate keynésien qui avait adouci, canalisé, civilisé l’impétueux et darwinien vitalisme capitaliste, mais qui craquait de toutes parts. Le combat ne dura que quelques mois. La réalité cruelle de nos comptes extérieurs eut raison de la résistance de la gauche française ; mais le succès populaire de Dallas avait consacré sa défaite culturelle avant même son reniement économique et idéologique.
La France qui n’aimait que les petits contre les gros, que les perdants magnifiques (Poulidor) contre les vainqueurs arrogants (Anquetil), changeait d’âme. Dallas préfigura et accompagna la révolution des années 1980. On se mit à glorifier les vainqueurs et à mépriser les perdants ; à vanter la réussite et même l’argent, comme étalon de notre valeur personnelle. JR devint un modèle avant Tapie.
Les Trente Glorieuses étaient bel et bien finies. Le pétrole avait sonné son glas économique (crises de 1973 et 1979) ; le pétrole devait métaphoriquement (Dallas) annoncer la nouvelle ère qui lui succéderait : le retour à la guerre de tous contre tous.
Certains analystes ou esthètes iconoclastes, tel Jean Dutourd, admirèrent la série (« Dallas est un feuilleton génial »). Il y avait du Balzac dans Dallas, la noirceur assumée des personnages, le cynisme, le machiavélisme, la violence, la cupidité, l’argent comme moyen de domination des hommes et de possession des femmes, car le capitalisme revigoré de la fin du XXe siècle rappelait son ancêtre prédateur et inégalitaire du XIXe siècle. Un grand écrivain américain, Tom Wolfe, admirateur éperdu de Balzac et de Zola, établirait le lien littéraire entre ses maîtres français et l’Amérique de Dallas, dans Le Bûcher des vanités 2.
Mais la télévision frappait beaucoup plus fort que la littérature et même que Hollywood, qui se mit à son service. Les « biens culturels » devinrent le premier poste d’exportation des États-Unis devant l’aviation ; Dallas se révéla une redoutable arme de colonisation des esprits, que les Américains appelèrent soft power. Ils offrirent la série à l’Algérie pour la remercier de son rôle d’intermédiaire dans leur conflit avec l’Iran. Leur triomphe fut total lorsque l’Union soviétique communiste se passionna pour les méchants cow-boys texans ; le capitalisme avait gagné avant la chute du mur.
En France, les parents appelèrent leurs enfants Sue Ellen, Pamela, ou même JR. La jeunesse se précipita vers les Mc-Donald’s qui ouvrirent au même moment. La France devint, à la grande surprise des patrons américains eux-mêmes ; le plus grand consommateur de McDo, après l’Amérique. Des marchands habiles acclimatèrent dans nos contrées jusque-là rétives la fête des fantômes d’Halloween ; lors de leurs procès, les voyous appelèrent leurs juges « Votre Honneur ».
La société française, imprégnée d’une triple culture catholique, révolutionnaire et communiste, s’agenouillait devant les cow-boys texans.
Les esprits étaient mûrs pour un grand chambardement. Des décennies de modernisation économique et d’influence américaine avaient préparé le terrain. Les GI’s, les chewing-gums et le coca-cola, le rock and roll et Hollywood avaient été la première étape essentielle d’une américanisation des esprits qu’avait fort bien annoncée un Paul Morand dans son roman des années 1930, Champions du monde 3. On était prêt à une nouvelle vague.