26 juin 1979
Les petits camarades goûtent à l’Élysée
Les flashs des appareils photographiques ne crépitaient que pour lui ; les caméras ne filmaient que lui ; les journalistes ne tendaient leurs micros qu’à lui. Le soir, aux journaux télévisés, on ne verrait que lui. Sartre sur le perron de l’Élysée. Sartre de sa démarche hésitante d’aveugle. Sartre au bras d’André Glucksman et de Raymond Aron. Sartre accueilli dans l’ancien bureau du général de Gaulle par un Giscard révérencieux et intimidé : « Bonjour, maître. »
Mais, derrière la consécration, l’admiration, l’émotion, se dissimulait la jouissance malsaine et souvent inconsciente de voir le grand homme trébucher, non seulement parce qu’il est devenu aveugle, mais aussi, mais surtout, comme si la symbolique rejoignait la physique, parce que cette audience à l’Élysée consacrait la défaite implacable, le reniement absolu de toute une vie intellectuelle et politique. À l’hôtel Lutetia, quelques jours plus tôt, lors de la conférence de presse organisée pour obtenir ces précieux visas pour les boat-people vietnamiens fuyant la tyrannie communiste, Sartre, la voix à peine ralentie, plus sourde aussi, avait prononcé ces mots : « Des hommes vont mourir et il s’agit de les sauver… une exigence de pure morale… il faut sauver les corps » ; ces mêmes mots qu’il avait tant reprochés à Camus des années plus tôt, raillé, ostracisé, méprisé, invectivé, condamné pour son humanisme bêlant et sa sensiblerie féminine, à propos des crimes de Staline ou du FLN. Sartre – et avec lui Simone de Beauvoir qui devait le raconter dans son roman Les Mandarins – ne trahirait pas l’enseignement indépassable de Karl Marx sur « la violence accoucheuse de l’histoire ». Il avait soutenu jusqu’au bout le FLN et ses porteurs de valises contre l’armée française ; les vietminhs contre les GI’s ; et voilà que le même homme s’efforçait de sauver des fuyards, anciens cadres d’un régime corrompu qu’il qualifiait naguère avec mépris de « fantoche de l’Amérique ».
Cet homme avait affecté une inflexibilité et une insensibilité ostensibles, avec d’autant plus d’acharnement sans doute qu’il n’avait pas montré pendant la guerre de ce courage physique ni même intellectuel qui fit les héros et les résistants, flirtant avec une collaboration au moins passive, au cours de cette Occupation où, si on l’en croyait, « on n’avait jamais été aussi libre » ; libre de découvrir les plaisirs défendus de l’« embarquement pour Cythère ».
On ne sait ce qui se passa dans cette tête chenue et minée par les ravages de l’âge et de la maladie. Simone de Beauvoir accusa son secrétaire Benny Lévy de « détournement de vieillard ». La preuve éclatante, selon l’accusation, vint quelques mois plus tard, dans cette interview au Nouvel Observateur, sous forme de dialogue entre les deux protagonistes, au cours de laquelle le vieil homme sembla renier aussi le flamboyant existentialisme de sa jeunesse athée, pour s’approcher à pas humbles et comptés des rivages d’une pensée monothéiste juive que Benny Lévy était en train de redécouvrir ; comme si l’ancien Pierre Victor, garde rouge maoïste de la gauche prolétarienne – qui, accomplissant le chemin inouï de Mao à Moïse, rejoindrait bientôt Jérusalem pour y étudier la loi de ses pères et y mourir –, reprenait le rôle des prêtres qui harcelèrent Voltaire pour tenter de lui faire renier sur son lit de mort ses coupables errements contre l’Église.
Le soir de la conférence de presse au Lutetia, à sa femme Suzanne qui lui glissait, revancharde : « Raymond, quelle victoire pour toi ! », Aron rétorqua, magnanime et agacé : « Suzanne, ne sois pas mesquine. » Aron moqué par Sartre, dédaigné pendant des années, insulté même pendant Mai 68 (« Les étudiants ont vu Aron tout nu », écrivait Sartre), ignoré depuis, tenait sa revanche. L’homme de la raison l’emportait sur le chantre de la révolution ; l’occidentaliste sur l’internationaliste rouge. Il prenait la place de Camus dans la grande querelle du siècle autour du communisme et de la révolution. Dans la salle du Lutetia, on avait pu reconnaître la fille de l’écrivain pied-noir, aux côtés de Michel Foucault qui avait, avec son compère Glucksman, convié leurs deux aînés à se rassembler derrière cette cause humanitaire. Et pourtant Aron ne put savourer pleinement sa revanche sur « son petit camarade », qu’il avait tenu à saluer ainsi en souvenir de leurs jeunes années de normaliens complices. Aron n’a pas pu ne pas remarquer que Sartre ne lui avait alors pas répondu, et que le vieil aveugle rancunier avait détaché son bras qu’Aron lui tenait affectueusement sur le perron de l’Élysée pour l’aider à marcher. Sartre n’avait rien oublié ni rien pardonné. Sartre avait perdu, Sartre s’était renié, mais Aron aussi. Cela s’était moins vu, mais la défaite intellectuelle et historique était au moins aussi cruelle pour lui. L’ami de Kissinger et lecteur de Clausewitz, le grand esprit qui reprochait à Giscard d’ignorer que « l’Histoire est tragique », « le journaliste à la Sorbonne et l’universitaire au Figaro » – comme l’avait drôlement raillé de Gaulle – qui tançait jusqu’au Général lui-même pour son irréalisme coupable, lorsque l’homme du 18 Juin s’éloignait de l’alliance américaine au nom d’une politique d’indépendance nationale qu’Aron jugeait illusoire au temps des blocs-empires, cet homme-là tombait à son tour dans les affres du sentimentalisme médiatique. Une grande défaite de l’intelligence et de la raison – d’une pensée qui se voulait jusque-là dénuée de pathos, d’affect, qui parvenait à se détacher si bien de ses passions, lorsqu’il réfléchissait sur le destin de la France ou sur celui du peuple juif, notion en laquelle d’ailleurs il ne croyait guère.
Ni Sartre ni Aron n’analysèrent ni ne théorisèrent cette renonciation inouïe.
Ils sonnaient sans mot dire le glas du clivage droite-gauche qui annonçait les reniements de chacun des deux camps, la droite abandonnant la Nation et l’État, la gauche rejetant le Peuple et la Révolution. À gauche, certains osèrent reprocher au maître sa trahison ; Bernard Kouchner, qui était sur la même ligne humanitariste, fut éjecté de Médecins sans frontières, qu’il avait pourtant fondé en 1971. Une partie de la gauche ne voulait pas – pas encore – renoncer à la révolution pour les droits de l’homme. Elle avait reçu sèchement le grand Soljenitsyne qui osait lui mettre sous le nez la cruauté effroyable de l’espérance communiste. Elle avait brocardé les « nouveaux philosophes » qui avaient scandé le même message sur les plateaux télévisés. Elle ne voulait pas encore abdiquer ; mais son temps était compté. L’apostasie de Sartre consacrait sa défaite et sa mort imminente. La droite, elle, amorçait son virage libéral, européen et atlantiste, et découvrirait bientôt, de manière pragmatique, que cette idéologie droit-de-l’hommiste servirait de ferment au retour de la « Grande Nation » dans la famille occidentale et otanienne, comme le catholicisme avait conduit la France de Louis XV au « grand renversement d’alliance » avec l’Autriche. Mais c’est la gauche qui, comme d’habitude, lui ouvrirait le chemin de la transgression. Il reviendrait en effet à Laurent Fabius, Premier ministre, d’amorcer ce changement radical de paradigme, d’instiller le poison droit-de-l’hommiste dans la Realpolitik française qui, de Richelieu à de Gaulle, ne connaissait que les États, et ignorait la nature des régimes, jusqu’à s’aboucher avec Staline ou Ceaucescu, ou aux dictateurs arabes. En 1985, c’est Fabius, qui mettrait en place le boycott de l’Afrique du Sud en raison du régime de l’apartheid ; et oserait même s’offusquer de la visite du général polonais Jaruzelski, pourtant reçu par le président Mitterrand.
Sartre et Aron avaient noyé dans les bons sentiments la « moraline » chère à Nietzsche et le droit-de-l’hommisme émotionnel et médiatique, une vie intellectuelle consacrée à l’Histoire et à la Realpolitik. Ces clercs incontestés trahissaient sans vergogne leurs exigences, leurs idéaux ; ils trompaient Gutenberg avec Mac Luhan.
Quelques mois encore, et une foule innombrable et majestueuse enterrerait son grand homme, sans comprendre que Sartre était déjà mort sous ses yeux, ce 26 juin 1979, et qu’avec lui, disparaissait la grande figure de l’intellectuel français, née deux siècles plus tôt avec Voltaire et Rousseau.