16 janvier 1979

Toute révolution est bonne en soi

La révolution iranienne fut d’abord une histoire française.

Valéry Giscard d’Estaing avoua des années plus tard que le président américain Jimmy Carter l’avait prié de recueillir et de protéger l’imam Khomeini qu’il qualifia de « saint homme » tandis que le journal Le Monde évoquait le « Gandhi iranien ». Khomeini avait été désigné par le Time homme de l’année 1979, après avoir pu, de sa retraite dorée à Neauphle-le-Château, organiser la chute de son ennemi juré, le shah d’Iran. L’abandon de leur ami et allié ne porta pas bonheur aux deux chefs d’État occidentaux. La faiblesse, la pusillanimité, la maladresse dont fit preuve Carter face à la vindicte des foules iraniennes hystérisées favorisa l’avènement de l’acteur de série B Ronald Reagan, qui avait pour seul mérite de clamer d’une voix de velours : « America is back. » Le deuxième choc pétrolier qui suivit la révolution iranienne en 1979 brisa les efforts de redressement économique entrepris par le professeur Barre à Matignon et entraîna la défaite du président français en 1981.

On n’en avait pas fini pour autant avec la révolution des mollahs.

Toute révolution était depuis 1789 une affaire française. La gauche, les intellectuels en tête, s’estimait propriétaire pour l’éternité de l’idée révolutionnaire. Elle refusait par principe de se sentir étrangère à un soulèvement d’où qu’il vienne. Elle était avec les communistes russes en 1917 ; avec les Chinois en 1949 ; avec les Cubains en 1959 ; avec le FLN en 1962.

En 1979, Michel Foucault s’avança aux côtés de la révolution iranienne.

Foucault est l’intellectuel emblématique des années 1970. Alors qu’un Sartre court après l’époque, qu’Aron la contemple avec une hauteur incrédule, Foucault la précède, la théorise, l’accompagne, lui donne ses lettres de noblesse.

Le 12 mai 1979, quand il s’interroge en une du Monde, faussement ingénu, « Inutile de se soulever ? », la révolution de Téhéran a déjà du sang sur les mains. Il ne se refuse pas moins à « disqualifier le fait du soulèvement parce qu’il y a aujourd’hui un gouvernement de mollahs ».

La révolution est bonne en soi.

Un soulèvement est légitime par essence, quelles que soient les conséquences.

Même une révolution archaïque religieuse. Six mois plus tard, en décembre 1979, la Constitution iranienne reconnaîtra le chiisme comme religion d’État et imposera la charia comme norme suprême de la loi, faisant de l’Iran une théocratie.

Mais le progressisme anticlérical de l’intelligentsia française s’arrête aux portes des églises. Pourtant, Foucault a compris avant tout le monde que le soulèvement iranien nous ramenait mille ans en arrière, dans ce Moyen Âge à la foi ardente où les révoltes millénaristes cathares et autres embrasaient toute l’Europe et portaient les espérances plébéiennes dans un monde meilleur.

Ainsi, l’Histoire serait sortie, selon lui, de l’âge de la « Révolution », qui depuis « deux siècles “a constitué” ce gigantesque effort pour acclimater le soulèvement à l’intérieur d’une histoire rationnelle et maîtrisable ». Dans le même temps, François Furet a décrété la fin définitive de la Révolution française, près de deux siècles après 1789, et théorisera l’échec criminel de cette révolution russe qui s’était voulue et pensée son accomplissement. Moscou n’est plus dans Moscou.

Retour à la case départ. Aux soulèvements irrationnels et non maîtrisables, les révolutions religieuses. Place à l’islam.

En tant qu’éminent représentant de ces intellectuels français, seuls aptes en raison de leur histoire glorieuse à distinguer le bon grain de l’ivraie, l’authentique révolution de la basse révolte, Michel Foucault donne sa bénédiction à la révolution iranienne.

Ce n’est pas un hasard. L’islam a toutes les vertus pour reprendre le flambeau. Selon un de ses grands spécialistes, Maxime Rodinson, il est « un communisme avec Dieu ». Religion universelle, égalitaire (pour les hommes musulmans), dogmatique, assoiffée de justice et de certitudes, refusant le doute et le débat pour éviter toute fitna (ce que les communistes appelaient dans leur jargon une scission), l’islam ne connaît pas de séparation entre le public et le privé, et enserre la vie quotidienne de ses fidèles dans un entrelacs serré de prescriptions. Il ne connaît ni nations ni États, et rêve d’unification universelle sous la domination du califat, comme les communistes enrégimentaient l’humanité entière sous la bannière de l’internationalisme prolétarien. Maxime Rodinson, à qui on demandait d’expliquer la signification profonde de l’Oumma, la communauté des croyants, livrait cette boutade en guise de réponse : « L’Oumma, c’est L’Huma. »

Et les querelles inexpiables et sanglantes entre sunnites et chiites ne sont pas sans rappeler celles entre staliniens et trotskistes.

Avec la chute du shah, l’islam redevient le brandon révolutionnaire mondial qu’il fut au VIIe siècle ; mais les sunnites, avec à leur tête l’Égypte et surtout l’Arabie saoudite, ne peuvent tolérer que la direction de ce jihad mondial tombe entre les mains de leurs ennemis héréditaires. Foucault l’a tout de suite compris : « Sur cette scène, se mêlent le plus important et le plus atroce : le formidable espoir de refaire de l’islam une grande civilisation vivante et des formes de xénophobie virulente ; les enjeux mondiaux et les rivalités régionales. Et le problème des impérialismes. Et l’assujettissement des femmes, etc. »

La revendication islamique s’apprête à balayer la sécularisation des sociétés arabes accomplie dans les premières années de la décolonisation. Dans les années 1950, Nasser abreuvait de sarcasmes des islamistes qui avaient la prétention grotesque de voiler les femmes cairotes. Quelques décennies plus tard, le grotesque est devenue la norme, et les descendants de ces Frères musulmans qu’il brocardait, avant de les enfermer et de les exécuter, ont pris un instant le pouvoir au Caire.

La rivalité entre chiites et sunnites pour la direction de la révolution islamique ne connaît pas de limites ; elle arme les terroristes, et finance les propagandes dans tout le monde musulman, jusque dans nos banlieues. Le salafisme saoudien et le chiisme iranien se font une concurrence sévère, mais poussent de conserve à l’écrasement des versions locales de l’islam, enracinées et adaptées aux mentalités vernaculaires. À travers les pèlerinages massifs à La Mecque, les télévisions par satellite, les prédications enflammées par internet, sans compter les violences de milices locales financées et formées à Téhéran, à Ryad ou au Qatar, ils enrégimentent un milliard d’humains dans un islam plus littéraliste et dogmatique que jamais.

À la fin de l’année 1979, affolée par la révolution iranienne, si près de ses frontières et de ses populations musulmanes remuantes, l’Union soviétique envahissait l’Afghanistan au nom de la lutte contre l’« obscurantisme ». Comme Napoléon était persuadé d’être le bienfaiteur de l’Espagne arriérée en lui apportant le Code civil, les Soviétiques étaient convaincus de faire avancer la civilisation sur ces terres barbares. Les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Et comme les Anglais soutinrent la guérilla espagnole contre l’Ogre, les Américains, mus par un réflexe de guerre froide, aidèrent la résistance afghane contre l’occupant communiste.

La vieille alliance scellée entre Roosevelt et Ibn Saoud en 1945 reprenait du service actif. Les Américains choisissaient une fois encore l’islam sunnite le plus rétrograde, tandis qu’ils prenaient conscience que leur lâche abandon du shah n’avait nullement désarmé la haine des mollahs à leur égard. En voulant venger leur défaite au Vietnam, ils enfantèrent et armèrent un certain Oussama ben Laden.

À partir du 11 septembre 2001, Al-Qaïda remplaça, dans l’imaginaire assiégé des foules occidentales et des discours guerriers de leurs dirigeants, la bande à Baader et les Brigades rouges. Avec les mêmes arrière-pensées politiciennes et les mêmes barbouzeries manipulatrices.

À gauche, parmi les élites politiques et intellectuelles françaises, la révolution islamiste provoqua un schisme, même s’il ne fut pas d’une ampleur comparable à celui causé par la « grande lueur à l’Est ». Ceux qui, tels les sociaux-démocrates allemands ou les amis de Léon Blum en France, rejetèrent la fascination révolutionnaire au nom de leurs idéaux démocratiques, furent condamnés à s’aligner sur les positions américaines (et israéliennes), et à dissoudre leurs anciens engagements progressistes dans un droit-de-l’hommisme occidentaliste, sirupeux et embourgeoisé. Leurs anciens camarades leur reprochèrent de trahir les déshérités et de suivre les faucons de la droite américaine (et israélienne) dans leur guerre aux pauvres musulmans entreprise sous couvert de lutte contre le terrorisme. Ceux-là trahissaient leur solidarité avec des damnés de la terre, tandis que ceux-ci abandonnaient une fois encore leur idéal de liberté pour ne pas désespérer Barbès-Rochechouart.

L’islam était la révolution qu’ils attendaient, qu’ils espéraient. Mais elle se révéla un mouvement viril, brutal, impérieux aux antipodes de leurs discours émollients. Implacable. L’Histoire repassait les plats. La prise de la Bastille conduisait à Robespierre, comme la prise du palais d’Hiver à Staline. Ce n’était pas la première fois que certains de nos intellectuels se comportaient en femelles fascinées par la force brutale et virile : dans les années 1930, on se souvient dans quelles transes les voyages initiatiques à Moscou, Rome ou Berlin mirent les Gide, Romain Rolland, Drieu La Rochelle, etc.

À l’instar des anciens patrons du communisme, les docteurs de la foi islamique étaient sincèrement convaincus que leur sainte loi régénérerait une société occidentale décadente. Lacan avait prévenu les étudiants qu’il recevait pendant les « événements » de Mai 68 : « Vous attendez un maître. Vous l’aurez. »

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