26 février 1975

Nous sommes tous des Dupont Lajoie !

Ils sont laids. Ils sont bêtes. Ils sont méchants. Ils sont vils. Ils sont vulgaires. Ils sont libidineux. Ils sont misogynes, xénophobes, racistes. Ils sont à la fois couards et violents. Leurs vêtements sont ridicules, leurs plaisirs grotesques, leurs loisirs stupides. Ils jouent au tiercé et boivent des coups au comptoir. Ils passent leurs vacances dans des campings où ils s’entassent au milieu des odeurs de grillade, dans une promiscuité bruyante et avilissante. Jean Carmet et Ginette Garcin composent un couple de Thénardier seventies avec un rare talent ; les comédiens qui les entourent sont remarquables, plus veules et vulgaires les uns que les autres ; Cosette est jouée par Isabelle Huppert à peine sortie de l’enfance. Cosette meurt, pour avoir résisté à une tentative (malhabile) de viol du père Thénardier ; ces gens-là ratent tout, même un viol. La gamine perverse avait un peu provoqué en « allumant » le vieux renard émoustillé et brutal ; même la victime a des taches sur sa blanche hermine.

Dans ce camp… ing du mal, le seul « humaniste » qui tente d’arrêter le fol engrenage de la violence est… italien. L’inspecteur de police a tout deviné, mais il renonce à arrêter les vrais coupables pour devenir commissaire ; le ministre (de droite bien sûr) préfère détourner le courroux de la justice sur de pauvres Arabes innocents comme l’agneau qui vient de naître.

Ces Arabes venus travailler sur un chantier à proximité du camping pour un salaire dérisoire sont les seuls héros positifs du film. Humbles et fiers à la fois, pauvres mais dignes et hospitaliers, peu causants, se nourrissant de thé à la menthe, ils forment une tribu d’hommes nobles tout droit sortis du désert et d’un livre de Lawrence d’Arabie. À l’époque, les travailleurs immigrés qui débarquaient en France étonnaient en effet souvent par leur mise sobre, leur discrétion, leur élégance morale. Kabyles pour la plupart, ils étaient secrètement ravis de trouver une terre laïque où les lois du Coran ne s’appliquaient pas sous le contrôle strict et rigide du voisinage. Bergers ou paysans habitués à la chaleur conviviale de leur village, ils souffraient de la froideur des relations humaines en France, quand ils ne suscitaient pas des réactions violentes de rejet qu’ils ne comprenaient pas. En leur temps, les Ritals et les Polaks avaient subi le même opprobre de la part d’ouvriers français qui jugeaient qu’on leur volait leur travail et leur pain. Dans le film, Robert Castel jure la main sur le cœur qu’ils sont payés autant que les Français pour le même travail ; mais se voit contraint d’ajouter que peu de Français acceptent de travailler pour ce prix-là. En peu de mots, tout est dit : les immigrés ne prennent pas le travail des Français, mais permettent au patron de réduire ses coûts et de peser à la baisse sur les salaires des autochtones. Loi aussi vieille que le capitalisme, que Marx analysait déjà à propos des travailleurs irlandais importés dans les usines anglaises en 1840.

Le réalisateur affirmera qu’il s’est inspiré de nombreux crimes racistes commis dans le sud de la France, au début des années 1970. Mais, comme toujours, les confrontations entre « communautés » ne sont pas univoques ; l’humilité et la discrétion générale des nouveaux venus laissaient parfois place à de brusques explosions de violence ; dès 1948, le préfet de Paris notait que la moitié des 100 000 agressions annuelles étaient causées par des Maghrébins ; le souvenir de la guerre d’Algérie, les exactions du FLN, les attentats, les crimes de policiers à Paris par le FLN étaient encore très présents dans les mémoires, toutes les mémoires.

Mais la réalité importe peu à Yves Boisset. Dans son film Dupont Lajoie, il forge une mythologie. Ces Arabes superbes sont aux yeux de sa caméra, et du spectateur, les nouveaux prolétaires, exploités et méprisés, tandis que les ouvriers, employés, représentants de commerce, toute une lie petite-bourgeoise franchouillarde, sont voués aux gémonies. Le Bon Dieu et le Diable.

Avec Dupont Lajoie, le réalisateur a obtenu un grand succès commercial. Le tournage a été un peu tourmenté, des bagarres, des contestataires, des polémiques ; mais ça valait le coup : en un film, Boisset est devenu à la fois un chéri « bancable » des producteurs et une « conscience de gôche ». Le beurre, l’argent du beurre et le cul de la crémière !

Il n’est pas le seul à porter le fer dans la plaie populaire. Souvent, à la même époque, le talent le dispute à la férocité. Renaud chante « Hexagone », une chanson dans laquelle il traite les Français de rois des cons. Cabu dessine les beaufs et Coluche brocarde le père de Géraaaard, alcoolique qui reproche à son fils de fumer des pétards.

Pour la première fois, dans les années 1970, les jeunes révoltés ne s’en prennent pas seulement aux classes supérieures – aristocratie, bourgeoisie – mais aussi aux classes populaires. Quelques années plus tôt, les militants les plus « conscientisés » – comme on disait à l’époque – ne juraient pourtant que par le prolétariat, le monde ouvrier, le peuple sanctifié, déifié, idolâtré même.

Or, en Mai 68, la rencontre des jeunes et de leur mythe s’est mal passée. Les ouvriers, cornaqués par la CGT, ont repoussé les gauchistes venus les rallier à leur cause à la sortie des usines Renault à Boulogne-Billancourt. Les ouvriers ne voulaient pas faire la révolution, mais acquérir le confort petit-bourgeois ; ils ne désiraient pas détruire la société de consommation, mais y entrer. Pas le pouvoir aux soviets, mais : « Charlot, des sous ! »

La victoire des dirigeants syndicaux est de courte durée. Alors qu’ils viennent en triomphateurs romains leur présenter les accords de Grenelle qu’ils ont signés avec le patronat, ils se font à leur tour huer et expulser par les ouvriers de la Régie. En quelques semaines, le prolétariat français s’est fait une triade d’ennemis irréductibles : les jeunes gauchistes les jugent insuffisamment révolutionnaires ; les patrons les trouvent trop revendicatifs ; et leurs chefs communistes et syndicalistes trop rebelles. Guerre des générations et guerre des classes. L’échec de la révolution collective annonce la révolte des seuls individus. L’égalité est remplacée par la liberté. La « classe ouvrière » devient dans l’imaginaire un ramassis de beaufs franchouillards, alcooliques, racistes, machos. La lie de l’humanité. L’internationalisme de la gauche a rompu avec le patriotisme de la Révolution française après la guerre de 1914. Déjà, dans l’entre-deux-guerres, Aragon et les surréalistes conchiaient le drapeau tricolore, l’hymne national et l’armée française ; héritier d’Anatole France qui avait affirmé : « On croit mourir pour la patrie, et on meurt pour les industriels », cet esprit libertaire des surréalistes dénonçait avec Prévert « Ceux qui mamellent de la France / Ceux qui courent, volent et nous vengent ». Mais dans les années 1970, la détestation de la France se double d’une détestation des Français, surtout les plus humbles d’entre eux ; à la haine de la France s’ajoute la haine du peuple français. Dans le contexte historico-politique – ouvrage de Paxton, Le Chagrin et la Pitié, « Nuit et brouillard », etc. – remontent en même temps les souvenirs peu glorieux de la guerre, de la collaboration, de l’extermination des Juifs. Cette jeunesse qui n’a pas connu l’Occupation condamne sans savoir le comportement de ses pères, coupables à la fois d’avoir perdu la guerre, collaboré, et donné des Juifs. Les dirigeants des groupuscules gauchistes sont le plus souvent juifs, fils de ces Ashkénazes qui avaient été chassés, ou livrés aux Allemands, parce qu’ils n’étaient pas de nationalité française. Le peuple français est alors accablé de tous les péchés d’Israël !

Mais cette jeunesse – plus imprégnée de judéo-christianisme qu’elle ne veut l’avouer – ne peut faire son deuil de tout millénarisme ni de religion du salut. L’immigré sera son nouveau christ, son nouveau peuple élu. Ses souffrances seront celles du peuple juif ; son bourreau – le peuple français forcément – sera confondu dans une même malédiction implacable.

Les plus lettrés de cette génération avaient retenu de Lévi-Strauss que l’ethnocentrisme est un crime néocolonial et que chaque culture a sa dignité, sa valeur, dans la longue chaîne de l’Histoire de l’humanité ; ils n’ont pas entendu, pas voulu entendre ni compris que Lévi-Strauss ajoutait qu’un peu de xénophobie – qui n’est pas le racisme mais le pendant de la conscience de soi et de la confiance en soi – était nécessaire à la défense de sa culture, afin qu’elle ne fût pas engloutie par celle de « l’Autre ». Ils prêcheraient bientôt le « vivre-ensemble » après en avoir sapé les fondements qui étaient l’assimilation, et couvert d’opprobre et de ridicule ceux qui en étaient les meilleurs agents, ces humbles, ces petits, ces sans-grade, ce peuple franchouillard et sans prétention qui, depuis un siècle, dans les quartiers populaires, avait servi de référent et de modèle aux différentes vagues d’immigrés venues de Belgique, d’Italie, de Pologne et même d’Algérie.

À la fin du film d’Yves Boisset, le jeune Arabe dont le frère a été tué dans la ratonnade improvisée déboule dans le café de Jean Carmet ; il est armé ; le met en joue ; tire. Le film s’achève sur cet appel au meurtre. Le peuple français doit mourir ; la jeune génération de la bourgeoisie n’a pas le courage d’accomplir elle-même la sale besogne. N’est pas Cavaignac ou Thiers (ou Staline ou Mao) qui veut ; elle délègue cette mission exterminatrice à l’immigré arabe qu’elle appelle à remplacer le vieux peuple pour mieux le faire disparaître.

Depuis quarante ans, Yves Boisset a réalisé d’autres films, certains remarquables comme Le Juge Fayard. Mais Dupont Lajoie restera le plus grand succès de sa carrière, car il a alors exprimé une époque, une idéologie, l’âme d’une génération. Il a voulu dénoncer avec force le rejet de l’Arabe, de l’autre ; il a révélé la haine de la bourgeoisie pour le prolétariat ; il a accusé la haine de race et a révélé sa haine de classe. Il a voulu exhumer la xénophobie française et a mis au jour la prolophobie des élites parisiennes. Il a cru mettre en lumière le rejet du bicot, du raton, du bougnoul ; il a affiché son mépris de la canaille, comme disait Voltaire, du beauf, comme dessinait Cabu, de la populace que tuait Monsieur Thiers. Yves Boisset a cru faire un film sur le racisme ; il a en réalité fait un film raciste.

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