9 novembre 1970
La mort du père de la nation
Il pleut. Il pleut sur Paris. Il pleut sur la Boisserie. Il pleut sur l’Arc de triomphe, il pleut sur Notre-Dame, il pleut sur le minuscule cimetière de Colombey-les-Deux-Églises. Il pleut sur le char qui porte le cercueil ceint d’un drapeau tricolore. Il pleut sur les grands de ce monde et les petits anonymes qui se pressent. Il pleut sur les capelines des flics ruisselant au milieu des automobiles embouteillées. Il pleut sur les jeunes qui s’agrippent aux branches des lampadaires. Il pleut sur les Légions d’honneur, sur les héros de la Résistance, sur les anciens de la 2e DB. Il pleut sur l’Américain Richard Nixon, sur le Soviétique Nikolaï Podgorny, sur Anthony Eden et Harold Wilson, sur la reine Juliana et le prince Charles, sur Léopold Sedar Senghor, sur le grand uniforme kaki du roi d’Éthiopie, sur la toison blanche de Ben Gourion et sur le keffieh du frère du roi Hussein. Il pleut sur la DS noire du président Pompidou, sur la toque de fourrure de Mme Pompidou, sur André Malraux, Alain Peyreffite, Jacques Chaban-Delmas, Valéry Giscard d’Estaing, Edgar Faure.
Les 11 et 12 novembre 1970, Paris est la capitale du Monde. Pour la deuxième fois du siècle, après la signature en 1919 des traités de paix mettant fin à la Grande Guerre. La dernière fois.
Le général de Gaulle avait demandé un enterrement modeste dans son village, une tombe humble à côté de celle où reposait sa fille adorée, sans fleurs, surmontée d’une croix de bois et de quelques pierres. Ni président, ni ministre, ni bureau d’Assemblée, ni corps constitués… Une messe simple sans discours. Il n’y eut pas de discours. Sans doute la seule volonté qui fut respectée.
Mais on sait, depuis le testament de Louis XIV (cassé par le parlement de Paris au lendemain de la mort du Roi-Soleil), que les vivants ne se plient plus aux volontés du défunt, le plus puissant et prestigieux fût-il.
Le paisible village de Colombey est transformé en un gigantesque camping. Des dizaines de milliers de personnes ont pris d’assaut les routes et les trains spéciaux, et se sont déversées dans les rues du bourg, femmes et enfants en larmes, anciens décorés. Les hauts dignitaires du régime n’ont pas eu de passe-droit. André Malraux a joué des coudes pour se recueillir près de la tombe de son héros ; Alain Peyreffite n’a pu trouver place dans l’église ; le président Pompidou et son Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, arrivés à 15 heures à la Boisserie, en sont repartis quatorze minutes plus tard.
Les fleuristes de Chaumont sont débordés. Des commandes arrivent du monde entier, des États-Unis et d’Arabie saoudite, de Grèce et du Vietnam, de Tananarive et de Dakar. Mao Tsé-toung a envoyé huit gerbes par camion spécial depuis l’ambassade de la République populaire de Chine à Paris : roses, dahlias, lys, chrysanthèmes se mêlent à des rubans violets couverts de caractères chinois.
À Paris aussi, à Paris surtout, on n’a pas respecté les dernières volontés de l’illustre défunt. On a fait semblant. Il n’y eut pas de catafalque à la croisée du transept de Notre-Dame. Pas de discours non plus, une simple messe, et une messe simple, célébrée par Mgr Marty, pour partie en latin selon l’ancien rite. Et un magnificat pour conclure la cérémonie. Le même magnificat qui avait été chanté à pleins poumons le 25 août 1944 pour célébrer, dans cette même Notre-Dame, la libération de Paris. La cathédrale ressemblait à l’Assemblée générale des Nations Unies des grands jours. Cet hommage du monde entier était personnel puisque le Général avait quitté le pouvoir avant sa mort ; et qu’aucun régime protocolaire ne l’imposait.
Ils sont venus parce que c’était lui. Ils sont venus parce qu’ils avaient raté l’enterrement de Churchill, qu’ils n’avaient pu se rendre aux obsèques de Staline, que c’était le dernier géant de la Seconde Guerre mondiale. Le dernier géant tout court ; ils le sentaient confusément. Comme le peuple français, des jeunes, beaucoup de jeunes, s’extasiaient ébahis les journalistes – deux ans seulement après Mai 68 !
De Gaulle clôturait la glorieuse série des hommes providentiels français ouverte cent cinquante ans plus tôt par Bonaparte, spécialité nationale comme le camembert ou le gevrey-chambertin.
Napoléon était un enfant de Rousseau, fils de la Révolution qui avait répandu le Code civil dans toute l’Europe avec les bottes de ses soldats ; il était devenu empereur pour tenter d’obtenir – en vain – un « droit de bourgeoisie » des anciennes monarchies d’Europe, mais aurait été prêt à se convertir à l’islam s’il avait pu rester en Égypte, prendre Saint-Jean-d’Acre et marcher sur les traces d’Alexandre le Grand jusqu’aux rives de l’Indus. De Gaulle est un enfant de Maurras et de Péguy, mais chrétien de foi et non de raison, qu’un cardinal compara à sa mort à Saint Louis, qui s’était fait de la France une religion pour laquelle il était prêt à se sacrifier ; son respect sourcilleux de la souveraineté populaire était moins dû à une passion pour les immortelles fulgurances démocratiques et républicaines qu’au souci de fonder l’État sur le seul principe capable de remplacer un droit divin désuet. Dans l’Histoire moderne de notre pays, les deux hommes sont les seuls à planer à semblable altitude. De Gaulle est un lecteur de Bainville – « sauf pour la gloire, il aurait mieux valu que Napoléon n’existe pas » – qui jugeait toutefois que la gloire napoléonienne était éternelle et avait donné aux Français une haute image d’eux-mêmes, de leur valeur guerrière. « Quand la Grande Armée n’était composée que de Français, elle n’a jamais été vaincue », plastronnait-il. Sans doute songeait-il que la gloire napoléonienne ne serait pas de trop pour restaurer la flamme d’un peuple humilié, laminé, détruit par la défaite de 1940.
Napoléon était un homme du XVIIIe siècle, rationaliste, qui ne croyait qu’au Dieu horloger de Voltaire, utile pour que son domestique ne le vole pas, et qui acheva sa route météorite lorsqu’il rencontra le romantisme nationaliste et superstitieux des deux peuples qui avaient le moins goûté l’enseignement de la froide raison des Lumières : l’Espagne et la Russie.
De Gaulle était un homme du XIXe siècle qui avait connu l’héroïsme inouï des poilus de 1914 (« des lions conduits par des ânes », disaient les Allemands, admiratifs), et dirigea un peuple qui se voyait comme un ramassis de pleutres et de lâches. Les enfants de ce peuple humilié détruisirent son œuvre en traitant leurs pères de collabos. Il fut vaincu par l’époque qui s’annonçait. Comme l’Empereur.
Les caricaturistes français et étrangers dessinèrent pendant tout son règne un de Gaulle solitaire et hautain se réchauffant au soleil d’Austerlitz. L’émotion populaire et la grandeur de ses obsèques ne sont comparables qu’au retour, dans le froid, la neige et une bise glaciale, des cendres de l’Empereur en décembre 1840.
Les deux hommes ont tenté d’imposer la domination de la France à l’Europe et ont cru réussir, même si, comme le reconnaissait de Gaulle lui-même, le second ne disposait pas des mêmes moyens. Ils n’ont jamais cessé de croire que l’Angleterre était le seul ennemi héréditaire de la France. Furent diabolisés par la presse anglo-saxonne. Le retour du général de Gaulle au pouvoir fut un coup d’État légal qui réussit, un 18 brumaire qui n’aurait pas eu besoin d’un 19 et de Murat chassant les députés par la fenêtre. La Ve République gaullienne fut un Consulat de dix ans, mandat imparti à Bonaparte. Napoléon crut terminer la Révolution que de Gaulle seul acheva enfin.
En 1814, Napoléon se désole : « Je ne trouve de noblesse que dans la canaille que j’ai négligée et de canaille que dans la noblesse que j’ai faite. »
En 1969, à Malraux qui lui demande ce qu’il aurait dit s’il avait dû prononcer le discours célébrant le bicentenaire de la naissance de Napoléon, de Gaulle rétorque : « Comme lui j’ai été trahi par des jean-foutre que j’avais faits et nous avons eu le même successeur : Louis XVIII ! »
Les deux hommes avaient dû restaurer le prestige de la puissance française après des défaites que l’on crut définitives (la guerre de Sept Ans en 1763 et celle de 1940) et un délabrement de l’État et des finances publiques que l’on jugeait irrémédiables (Directoire et IVe République). Ils haïssaient la dette à l’égal du péché. Ils furent déclarés ennemis publics par la finance française et la City qui ne purent s’enrichir sur leur dos. Napoléon tonnait : « La bourse je la ferme, les boursiers je les enferme. » De Gaulle ajouta : « La politique de la France ne se fait pas à la corbeille », et nationalisa les banques. Les deux hommes furent vaincus par l’Argent. Ils furent admirés au-delà de tout par les chefs des puissances qu’ils combattirent. Waterloo n’empêcha jamais Wellington de glorifier « le maître des batailles ».
Dans l’avion qui le transportait à Paris le 11 novembre 1970, le président des États-Unis Richard Nixon confiait à quelques journalistes que de Gaulle était un des rares hommes du monde dont on pouvait dire qu’il était plus grand que le pouvoir qu’il représentait. Nixon avait connu Eisenhower, Churchill, Adenauer et de Gaulle. « Tous les quatre étaient également des géants, disait-il. Mais c’est probablement le général de Gaulle qui eut la tâche la plus difficile : la France n’était pas morte, mais son âme était virtuellement morte. De Gaulle a pris en main la destinée d’un peuple dont l’âme était virtuellement morte […]. Seule sa volonté et sa détermination ont su garder cette âme en vie […]. Le seul homme qui aurait pu sauver la France de la guerre civile entre 1958 et 1962 était Charles de Gaulle. La France n’existerait plus en tant que nation sans lui. »
Nixon, dans son admiration éperdue pour le grand homme français, voyait juste et loin.
La France était en train de mourir mais ne le savait pas encore. Elle n’existerait plus sans le général de Gaulle ; il s’était épuisé à la ressusciter. En vain. En 1945, déjà, François Mauriac parlait de « nation-Christ ». De Gaulle lui-même, quelques années plus tard, alors qu’il ne croit plus à son retour au pouvoir, imprudemment abandonné en 1946, soliloquait devant un Georges Pompidou qui n’est encore que le directeur anonyme de son cabinet : « La décadence française a débuté au milieu du XVIIIe siècle. Depuis, il n’y a eu que des sursauts. Le dernier fut en 1914. Moi, j’ai bluffé, et en bluffant j’ai pu écrire les dernières pages de l’Histoire de France. »
On comprend mieux la ferveur des Français anonymes et le respect sincère, comme intimidé, de la planète accourue à Notre-Dame : avec de Gaulle, c’est la France qu’on enterre. Nixon voulait engager à son service l’homme qui avait écrit le message du président Georges Pompidou : « Le Général est mort, la France est veuve. Comme cela est beau et comme c’est très français ! » s’extasiait-il. On aurait pu écrire : de Gaulle était le veuf inconsolé de la France ; il finit par en mourir. C’est en Mai 68 qu’il saisit son échec à réveiller le corps défunt de sa bien-aimée. Cette jeunesse bourgeoise à qui il avait permis de vivre libre dans un pays riche, se vautrant dans un confort inédit dans l’Histoire d’un peuple français pauvre depuis mille ans, qu’il avait instruite et dorlotée, lui montrait sa reconnaissance en lui crachant au visage et en le comparant à Pétain. Churchill avait connu l’ingratitude des peuples libres ; lui subissait celle de ses enfants. Sa première réaction fut celle d’un homme du XIXe siècle, de Bonaparte, de Cavaignac, de Thiers, de Clemenceau : il donna ordre de réprimer, quitte à tirer dans les jambes. On encense aujourd’hui le préfet Grimaud pour n’avoir pas fait couler le sang. C’est Pompidou qu’il faudrait remercier de s’être opposé au Général ; mais, en rouvrant la Sorbonne sans conditions, le futur président cédait et donnait à l’État une indélébile marque de faiblesse. Celui-ci ne s’en remit jamais. On le paye encore. Raymond Aron le comprit le premier, après avoir pourtant donné initialement raison au Premier ministre. Il fut le seul. « Politiquement, la nuit du 10 au 11 [mai 1968] constituait une catastrophe car elle cimentait l’unité factice des étudiants et de la majorité des enseignants contre la police et le gouvernement. M. Pompidou revient, il fait un pari et le perd. Il parie qu’en capitulant il mettra fin aux troubles. Je ne le condamne pas : sur le moment j’ai été enclin à lui donner raison, mais rétrospectivement, je ne suis pas fier de moi-même. Historiquement, il a eu tort. Selon toute probabilité, on aurait dû faire des concessions avant la nuit de vendredi à samedi ; après cette nuit, la capitulation a relancé l’agitation et a créé la Commune estudiantine 1. »
Pompidou avait ruiné dix ans de pédagogie gaullienne.
Tout le reste est mise en scène.
Le 30 mai, ses partisans descendaient en masse sur les Champs-Élysées pour le soutenir, tétanisant ses adversaires ; seul de Gaulle souffrit, en son for intérieur, de devoir le pouvoir à la rue – cette chienlit qu’il avait tant dénoncée – alors qu’il avait instauré la Ve République pour rétablir l’ordre et la souveraineté qu’il incarnait depuis le 18 juin 1940… « Le Général avait fort bien compris que cet extraordinaire succès… était la fin d’une certaine idée qu’il avait eue, lui, de la nation française. Au soir de cette manifestation qui nous avait paru grandiose, il y avait un homme heureux, Georges Pompidou, et un homme malheureux, Charles de Gaulle 2. » Comme l’avait dit Marie-France Garaud : « À la fin de Mai 68, de Gaulle a repris la France en une nuit, et en est mort. »
De Gaulle ne fut plus jamais de Gaulle. Comme Napoléon revenu de l’île d’Elbe surprenait son entourage pendant les Cent Jours par des tergiversations et états d’âme auxquels il ne les avait pas habitués – jusqu’au champ de bataille de Waterloo où il ne fut que l’ombre de lui-même –, de Gaulle vira gauchiste. Il rêva d’autogestion à la yougoslave et le patron du PSU Michel Rocard confia à Peyreffite qu’il aurait aimé trouver le mot de « participation » si de Gaulle ne l’avait pas préempté. Il est courant de glorifier un de Gaulle visionnaire et incompris. Et si le vieil homme recru d’épreuves avait perdu ses repères ? Et s’il était devenu sur le tard cet « homme de gauche qui va à la messe » que brocardait Paul Morand dès les débuts de son règne 3 ? On n’a pas assez remarqué que son référendum de 1969 portait sur la décentralisation, la régionalisation et la participation sociale – les thèmes qui deviendraient les fétiches de la gauche chrétienne, issue des rangs gauchistes de Mai 68 – cette deuxième gauche technocratique, libérale, atlantiste et européiste, qui défit tout ce que le Général avait fait.
On pourrait d’ailleurs noter que cette conjonction entre de Gaulle et la gauche moderniste nous ramène aussi à l’Ancien Régime, et à la tentation éphémère de Vichy d’en ressusciter les grands principes, avec le retour des provinces, appelées régions, et le mélange des élus et des syndicalistes dans un Sénat qui se rapprochait des corporations d’autrefois, suscitant la fureur compréhensible des héritiers des républicains de stricte obédience comme le président du Sénat d’alors, Gaston Monnerville. De Gaulle pouvait espérer achever son grand œuvre de la monarchie républicaine, plus monarchique que républicaine. Mais le Général disparu, il ne resta avec ses émules, comme Chaban-Delmas et sa « nouvelle société », que la soumission d’une partie de la droite gaulliste à l’esprit de Mai. La gauche put dès lors enclencher l’opération de récupération du Général – qu’elle avait traité de fasciste, de duce, de caudillo, de Badinguet – dès le lendemain de sa mort.
Les écrivains de gauche nettoyèrent avec soin le corps du grand homme de ses stigmates maurrassiens et conservateurs. Ils en firent un moderniste, un progressiste en rupture avec son milieu et sa classe, l’homme du « Non ». Ah, la belle escroquerie ! Ils en firent le chantre des droits de l’homme, lui qui n’avait exalté les principes de 1789 que dans la mesure où leur universalisme assurait à la France une influence planétaire. Ils en firent un grand décolonisateur amoureux des peuples du sud, alors qu’il était un anticolonialiste à la mode du XIXe, un émule de cette droite traditionaliste et nationaliste qui n’avait jamais voulu des « vingt domestiques » pour remplacer les « deux enfants qu’elle avait perdus » (l’Alsace-Lorraine). Ils en firent un ami des Arabes, sur la base du grand renversement d’alliances de 1967, lui qui aura bradé l’Algérie pour que son village ne devienne pas Colombey-les-Deux-Mosquées ; et pourtant, en avalisant la massive immigration venue du Maghreb – alors même qu’en 1945, au sortir de la guerre, de Gaulle avait tenté en vain d’imposer une immigration venue du nord de l’Europe –, il n’avait fait que retarder de cinquante ans l’invasion qu’il craignait.
Mai 68 consacra la paradoxale revanche des partisans de l’Algérie française contre la grande Zohra. L’Histoire a retenu que de Gaulle avait dû chercher des alliés de ce côté de l’échiquier en pardonnant et amnistiant ses anciens ennemis de l’OAS. Mais sa défaite fut bien plus profonde. L’autre motif principal de son abandon de l’Algérie tenait dans ces dix millions d’Arabes pauvres ; l’effort pour les mettre au niveau de la population française eût été colossal ; il eût entravé le développement économique de l’Hexagone ; à l’époque, les experts donnaient à de Gaulle l’exemple probant de la Hollande qui avait décollé depuis qu’elle s’était débarrassée du fardeau indonésien. De Gaulle choisit donc le progrès économique et social contre la grandeur impériale et la profondeur géostratégique ; la croissance contre la perspective caressée par un Debré d’une France de cent millions d’âmes ; les douceurs de la société de consommation à l’américaine contre les rigueurs d’une guérilla interminable – alors que, contrairement à l’Indochine, l’armée française avait gagné la bataille d’Alger. Il privilégia la jouissance hédoniste pour enterrer l’héroïsme chevaleresque ; le matérialisme consumériste à rebours d’une vision sacrificielle de l’existence, que lui avait rappelée l’armée, au nom de la geste gaullienne de 1940 : il y a des valeurs suprêmes au-dessus de tout. À l’opposé de tout ce qu’il était, au nom de ce qu’il pensait être l’intérêt supérieur de la France.
De Gaulle ne se doutait pas que la manne pétrolière puis gazière, découverte par les ingénieurs français sauvegarderait une Algérie corrompue et mal gouvernée des abîmes de la clochardisation, et aurait assuré à la France un destin royal d’émirat pétrolier, comparable à ce qu’avait été le charbon pour l’Angleterre au XIXe siècle. Il imaginait encore moins que les enfants de cette société de consommation, pétris de culture américaine et de haine de soi nationale, crieraient sous ses fenêtres : « La chienlit, c’est lui », et scanderaient : « Nous sommes tous des Juifs allemands », faisant basculer toute une génération – la plus nombreuse de l’Histoire de France – dans le camp d’un cosmopolitisme fossoyeur de l’indépendance nationale et fourrier d’une colonisation américaine qu’il avait combattue toute sa vie. Bientôt, les enfants les plus turbulents et les plus iconoclastes de cette génération viendraient cracher sur sa tombe : « Bal tragique à Colombey, 1 mort », titra, sarcastique, la une de Charlie Hebdo. Aussitôt interdit, aussitôt ressuscité.
« Le pouvoir, c’est l’impuissance », soliloquait de Gaulle devant Peyreffite. « J’ai tenté de dresser la France contre la fin d’un monde. Ai-je échoué ? » s’interrogeait-il devant Malraux qui lui rendait sa fausse interrogation à l’ultime page des Chênes qu’on abat 4 : « Seul à Colombey entre le souvenir et la mort, comme les grands maîtres des chevaliers de Palestine devant leur cercueil, il est encore le grand maître de l’Ordre de la France. Parce qu’il l’a assumée ? Parce qu’il a pendant tant d’années dressé à bout de bras son cadavre, en faisant croire au monde qu’elle était vivante ? »
J’imagine au fond de la Boisserie enneigée et mal chauffée un vieux général malheureux et désabusé seulement sauvé par l’espérance du chrétien.
Mais avant même la mort du général, une décision législative, prise le 4 juin, annonçait déjà que « de Gaulle avait été le dernier père, et qu’après lui viendrait le temps des papas poussette » (Philippe Murray).