17 janvier 1975

La femme est l’avenir de l’homme

Les larmes (imaginaires) de Simone Veil. La violence des débats parlementaires (tous des hommes !). Les insultes, les menaces, les imprécations. Le nazisme invoqué à tout propos. Les pressions du Conseil de l’ordre (fondé par Vichy !). Les manifestations des féministes : « Mon corps m’appartient. » Histoire ressassée depuis près de quarante ans, devenue légende officielle de la République. Le progrès contre la réaction. La liberté (des femmes) contre la répression (par les hommes). La compassion contre l’insensibilité. Les gentils contre les méchants, la gauche contre la droite.

Histoire revisitée, réécrite, contrefaite. Soulevons l’épais rideau de fumée.

Un texte dépénalisant l’avortement avait déjà été déposé dans la précédente législature sous le président Pompidou.

Depuis le procès de Bobigny de novembre 1973, le ministre de la Justice avait donné pour consigne au parquet de ne plus poursuivre les avortements.

Le texte présenté par le gouvernement remplaçait une hypocrisie par une autre, en instituant une période provisoire de cinq années dont tout le monde savait qu’elle ne serait pas respectée.

La gauche (et le MLF) qui réclamait la liberté totale pour les femmes d’avorter à leur guise, et le remboursement de l’opération par la sécurité sociale, finirait avec le temps par l’emporter.

Simone Veil a pourtant toujours affirmé pendant les débats sa détermination en faveur d’une « loi dissuasive » qui conserverait à l’avortement son caractère « d’exception ».

« C’est parce que je dis non à l’avortement que je voterai le projet du gouvernement » (Bernard Pons, UDR).

« Il y a des cas de détresse de la future mère qui peuvent justifier une autorisation du législateur d’interrompre la grossesse, mais l’important c’est la définition de la détresse et de la procédure d’autorisation » (Michel Debré, UDR).

Mais Michel Debré ne votera pas ce texte d’un gouvernement dirigé par Jacques Chirac qui appartenait pourtant au même mouvement gaulliste.

Trop « d’incertitude », dit-il. L’ancien Premier ministre du général de Gaulle ne fait ni la morale, ni du droit. Il ne fait pas écouter le cœur d’un fœtus qui bat, ni les larmes d’une femme qui n’a pas les moyens de se faire avorter à Amsterdam. Il fait de l’Histoire. Il parle de compétition mondiale ; de démographie ; d’intérêt national. Il rappelle que « le rôle du législateur n’est pas de suivre l’évolution des mœurs ». En vain.

Son discours n’est plus entendu. Sa défaite est la véritable rupture, la borne idéologique, la césure historique.

Ce débat parlementaire est un moment majeur où la raison cède le pas à l’émotion, l’intérêt national au désir des individus, le collectif au personnel, l’idée à l’intime, le masculin au féminin. Tout au long des siècles et dans toutes les civilisations, les femmes ont essayé d’espacer les naissances, sans trop lésiner sur les moyens ; mais ce prosaïsme malthusianiste (les subsistances sont limitées par la productivité médiocre des cultures) et ce réflexe de survie (les couches sont dangereuses pour la vie de la mère) n’ont jamais empêché les hommes – depuis qu’ils ont découvert, il y a trois mille ans, qu’ils étaient pour quelque chose dans la fécondation – de leur arracher « le fruit de leurs entrailles », pour l’offrir à Dieu, à la tribu, au peuple, à la nation, à la classe ouvrière. Dans la tradition juive, la circoncision marque cette séparation entre la mère et l’enfant, ce bout de chair arraché montrant à la mère que son enfant ne lui appartient pas. En scandant « Mon corps m’appartient », les féministes renversent la malédiction millénaire : nos enfants nous appartiennent ; on a le droit de vie ou de mort sur eux !

Le mouvement est universel. Irréversible. L’ONU a déclaré 1975 année de la femme. Jean Ferrat chante « La femme est l’avenir de l’homme », et signe le ralliement d’une eschatologie communiste – qui exaltait une virilité ouvriériste rejetant les femmelettes et les pédales – à un messianisme de substitution, féministe et hédoniste – les bourgeoises volant indûment aux prolétaires mâles le rôle envieux de victimes et d’exploitées. Depuis la mort d’Elsa, Aragon vient aux congrès du parti communiste entouré d’une cour de mignons comme un Henri III du prolétariat.

Ce basculement civilisationnel – qui ne sera plus démenti par la suite – explique que les médias français rendent depuis à cet événement un culte dévot. L’IVG est l’Austerlitz de notre temps ; les larmes de Simone sont la charge de Murat sur le plateau de Pratzen.

Dans cette histoire mythologique, Michel Debré joue le rôle du général Mack enfermé dans Ulm sans avoir pu combattre. D’un autre temps, d’une autre planète. « Michou la colère », comme l’appelait alors dans un sarcasme méprisant (en l’affublant d’un entonnoir de fou à l’asile) Le Canard enchaîné.

Quand Debré entend le mot avortement, il ne sort pourtant ni son revolver ni son crucifix, mais sa calculette. Il compte et il pleure. Il compte les enfants qui manqueront, selon lui, à la France et il se lamente sur la puissance perdue, enfuie à tout jamais. Quand les féministes (et Simone Veil) lui promettent que l’avortement sera une solution provisoire, un jour prochain remplacée par la contraception, il rit, d’un rire triste ; et il a raison. Quarante ans après la loi, il y a toujours en moyenne 200 000 avortements par an, malgré la généralisation de la pilule (spécificité française), ce qui démontre, au grand dam des féministes et des progressistes, la complexité des rapports qu’entretiennent les femmes avec la procréation, qu’il n’y a pas de grossesse non désirée même s’il y a des grossesses non voulues. Debré (et ses rares épigones d’aujourd’hui) oserait la macabre comptabilité des 8 millions de vies françaises perdues (200 000 par 40) sans ignorer pour autant que son calcul serait partiel, car il y a des avortements qui ne sont que des naissances retardées.

Mais Debré ne pinaille pas. Il voit ample. Il voit haut. De trop haut pour ses contemporains. Il est le dernier représentant de deux siècles de souffrance française, de lamentations françaises, de désert français, de Louis XV qui ne peuple pas le Canada, de Napoléon III qui ne peuple pas l’Algérie, de Joffre qui n’a que 40 millions à opposer aux 60 millions d’Allemands. Debré est le dernier héritier de Prévost-Paradol qui projette – grâce à la conquête de l’Algérie – une France de 100 millions d’habitants sous peine qu’elle soit déclassée par les géants de demain, États-Unis, Russie et Allemagne-Unie.

Debré est l’ultime héritier de ces élites françaises qui ne se remettent pas d’avoir vu la « Chine de l’Europe » du début du XVIIIe siècle s’aventurer la première sur les terres glacées de ce que les démographes appelleront, deux siècles plus tard, la « transition démographique » ; qu’il qualifierait plutôt de « grève des berceaux » ou de « suicide collectif ». Après le baby-boom de l’après-guerre (débuté en réalité en 1941, mais il ne fallait pas créditer le régime vichyste de quoi que ce soit), Michel Debré a cru que son rêve se réalisait. Il prolongeait les courbes de naissances en exultant. À partir de 1965, les courbes lui ont appris à ses dépens qu’il ne fallait pas les prolonger. Le baby-boom s’achevait, et les Françaises revenaient – avec des moyens technologiques modernes – à leurs anciennes précautions. Debré l’avait pressenti ; il avait tenté jusqu’au bout de maintenir l’Algérie française, et sa démographie galopante – éveillée d’un ensommeillement séculaire par les soins du colonisateur : aujourd’hui 10 millions, demain 20, après-demain 40 ! La France, avec l’Algérie, crèverait le plafond des 100 millions de Français et s’imposerait comme une grande puissance démographique du XXIe siècle. C’est avec les mêmes chiffres, pour les mêmes raisons démographiques, que le général de Gaulle conduisit la politique inverse. On connaît sa célèbre formule sur son village qui deviendrait « Colombey-les-Deux-Mosquées ». On se souvient moins de la suite du propos lorsqu’il compare les Français et les Arabes à l’huile et au vinaigre : « Mélangez-les dans une bouteille. Après un certain temps, ils se séparent. »

Michel Debré ne distingue pas entre Français et Arabes ; il est plus universaliste que son maître. Plus catholique aussi (katholikos, universel), lui, le petit-fils de rabbin. Plus français. D’où ses expérimentations – qui nous paraîtront hasardeuses – d’enfants venus de sa circonscription électorale dans l’île de la Réunion, adoptés par des couples de paysans dans la France profonde. Il est sur la même ligne que les pires adversaires du Général, les partisans de l’Algérie française qui, comme Jacques Soustelle, voient dans les fellahs algériens les frères des « paysans » de sa Lozère natale. Debré comme Soustelle – comme Jules Ferry – sont des assimilationnistes sans états d’âme. La France mère des lois et des arts apporte la civilisation, mais il n’y a pas de peuple, pas d’homme qui ne puisse entendre la parole divine. « La civilisation avance sur la barbarie ; un peuple de lumière tend la main à un peuple dans la nuit », assène, lyrique, Victor Hugo au général Bugeaud qui, en 1840, dans Choses vues, rechigne encore à « pacifier » l’Algérie à peine conquise ; tous les êtres humains, quelles que soient leur origine, leur race, leur religion, peuvent entendre le message des « Grecs du Monde ».

Et on traitera ces gens de « fascistes » et de « racistes » ! Le général de Gaulle est, lui, l’héritier des maurrassiens anticolonisateurs de la fin du XIXe siècle qui n’ont jamais cru aux mythes émancipateurs de la gauche colonisatrice. De Gaulle communie lui aussi pourtant dans la nostalgie du temps où la France était « un mastodonte », autant peuplé que l’immense Russie ; mais, pour lui, « les Français sont des Français, les Arabes sont des Arabes. Ceux qui croient à l’intégration ont des cervelles de colibri, même les plus brillants ». C’est bien sûr Soustelle qui est visé – normalien sorti premier du concours d’entrée, ethnologue parlant de multiples dialectes rares –, mais aussi son Premier ministre, Michel Debré.

Dans sa jeunesse, de Gaulle a lu avec avidité les romans du capitaine Danrit, en particulier cette Invasion noire (publiée en 1895) qui contait l’invasion de l’Europe par des Africains islamisés… L’auteur, de son vrai nom Émile Driant, fut un compagnon du général Boulanger, de Déroulède et de Barrès, constellation nationaliste fin-de-siècle, matrice intellectuelle du jeune de Gaulle, qui n’avait pas attendu Samuel Huntington pour théoriser le choc de civilisations.

Ces débats ne se sont jamais éteints. Ils furent noyés dans le sang de la guerre d’Algérie. Ils réapparaissent une décennie plus tard alors que la Ve République sort de son Consulat gaulliste, et qu’un nouveau chef de l’État veut faire passer sur le pays un souffle de « modernité ». On sera servi. Les premiers mois marquent une rupture de style, de rythme, d’allure. Giscard entérine la révolution individualiste, hédoniste, consumériste, féministe de Mai 68. L’IVG en est un des symboles les plus éclatants. Rupture par rapport à la Ve mais aussi à la IIIe République qui avait instauré la loi de 1920 (interdisant l’avortement) pour les mêmes motifs démographiques et familialistes, après la grande hécatombe de la Première Guerre mondiale.

Mais les questions démographiques, mises sous le boisseau par une jeunesse qui privilégie l’instant, demeurent. C’est l’immigration qui les réglera. Personne ne l’avoue encore, mais tout le monde y pense. À droite comme à gauche, et au centre. Pompidou a fait venir des millions d’hommes dans les usines françaises. La crise du pétrole suspend ce flux incessant. La logique voudrait que le reflux fût amorcé. C’est ainsi que la République a agi lors de chaque crise économique, afin de protéger l’emploi « national ». On n’en fait rien. La droite comme la gauche. Première rupture essentielle. Pour des raisons humanitaires, dit-on. On va plus loin : on décide le « regroupement familial » pour rapprocher les familles séparées des deux côtés de la Méditerranée.

Deuxième incohérence française : la famille traditionnelle de souche française doit s’incliner au nom du « progrès » sous la pression individualiste ; dans le même temps – comme pour compenser symboliquement et démographiquement – la famille maghrébine la plus traditionnelle – la plus archaïque, la plus patriarcale – est invitée à prendre la relève. À venir à la rescousse. À remplir les places laissées vacantes. À la remplacer.

Des centaines de milliers de femmes et d’enfants sont arrachés à leurs douars – et à leur vie modeste mais tranquille, sans hommes ou si peu, pendant les grandes vacances – pour rejoindre un mari et un père qu’ils connaissent à peine, dans les froidures – climat et tempérament des indigènes – d’un pays qui les glace. Aussitôt, pour les services sociaux et du logement, c’est le branle-bas de combat. Leur principe est simple, voire simpliste : ces populations ne sont pas différentes des paysans venus dans les villes au XIXe siècle ; elles doivent être assimilées, éduquées à se servir d’une brosse à dents, d’un stylo, d’une machine à laver, à suivre leurs enfants à l’école, et à ne pas égorger le mouton dans la baignoire ! Soustelle a dû ricaner ; Debré se réjouir. Le regroupement familial est la grande revanche posthume des partisans de l’Algérie française sur le général de Gaulle.

Est-ce un hasard si le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, avait flirté avec l’Algérie française – jusqu’à mettre sa carrière fulgurante en péril – et si son Premier ministre, Jacques Chirac, jeune et fringant officier dans les Aurès, avait rechigné toute une nuit à se désolidariser – à l’instar des autres élèves de l’ENA – du putsch des généraux ?

Leur revanche fut de courte durée. Très vite, la mesure humaniste se révèle une catastrophe administrative. Devant l’afflux de femmes et d’enfants que personne n’avait prévu (!), les services sociaux sont débordés, les constructions de HLM ne peuvent pas suivre, les bidonvilles s’étendent, les écoles sont submergées, le niveau des classes s’effondre, les voisins fulminent. L’humanisme comme l’amour dure deux ans. Le nouveau Premier ministre ne partage pas le romantisme du désert de son prédécesseur. Raymond Barre est un économiste qui sait compter ; un chef de l’Administration qui a compris le désarroi de ses services ; un haut fonctionnaire français qui ne méconnaît pas les rigueurs parfois nécessaires du droit des étrangers, et qui suit l’avis des planificateurs du VIIe plan (1976-1980), estimant que l’immigration constitue un obstacle à la modernisation de l’appareil productif.

Un décret de 1976 suspend le regroupement familial ; le marché du travail (et le chômage) est la raison (prétexte) invoquée de cette suspension ; mais le décret est déclaré illégal par le Conseil d’État.

Raymond Barre s’apprête à surmonter l’opposition des juges par une loi, mais il découvre, effaré, qu’il n’a pas sur ce sujet de majorité à l’Assemblée nationale, entre une gauche hostile par principe, des RPR entrés en dissidence après le départ de Chirac de Matignon, et des centristes démocrates-chrétiens, meilleurs soutiens de Raymond Barre, mais travaillés par leur mauvaise conscience de chrétiens à l’égard de leurs « frères humains », et le souvenir traumatisant de l’extermination des Juifs pendant la guerre.

Barre s’incline ; mais ne renonce pas. En 1978, il instaure une « aide au retour », un chèque de 10 000 francs pour tous les étrangers qui souhaitent repartir avec leurs familles. La pusillanimité française (un choix et non une obligation) se retourne contre les auteurs du décret : les Espagnols et les Portugais empochent le chèque et rentrent au pays – alors qu’on voulait qu’ils restent – et les Maghrébins – dont on souhaitait le départ – ne bougent pas.

Raymond Barre ne se décourage pas. Il négocie avec l’Algérie un accord prévoyant le retour de ses ressortissants. Boumediene accepte et fait construire des HLM dans la région d’Alger pour les accueillir. Les Français espèrent que les autorités marocaines et tunisiennes suivront. Mais une des premières décisions du nouveau ministre des Relations extérieures de la gauche, en mai 1981, est de ne pas appliquer cet accord. Claude Cheysson est lui aussi, comme Chirac, comme Soustelle, un esprit brillant touché par le romantisme du désert et de la grandiose « politique arabe de la France ». En 1982 pourtant, d’autres comptables – de gauche – rétabliront l’aide au retour, avec un chèque porté à 100 000 francs. Personne ne rentrera, et la marche des beurs de 1983 contraindra le président Mitterrand à instaurer une carte de résident de dix ans libérant l’immigré de toutes les contraintes administratives et géographiques qui s’efforçaient d’adapter l’immigration aux bassins d’emploi. Une autre période s’ouvre alors. À partir de 1983, le Front national s’installe dans le paysage politique tandis que les populations immigrées s’installent en masse sur le territoire, alors même que l’industrie française a moins que jamais besoin d’une main-d’œuvre sous-qualifiée.

Cette séquence montre les atermoiements, l’amateurisme, les arrière-pensées et la mauvaise conscience des élites françaises.

Des alliances improbables ont vu le jour entre les « humanistes » (conseillers d’État, épiscopat « ouvert sur le monde » dans la lignée de Vatican II, démocrates-chrétiens) et le patronat du bâtiment et de l’automobile.

Depuis les années 1960, celui-ci tient à sa main-d’œuvre maghrébine comme à la prunelle de son compte d’exploitation. Il l’a recrutée dans les campagnes algériennes et marocaines, privilégiant le paysan docile et malléable au citadin trop éduqué, trop… francisé. Moins cher et corvéable à merci. Son représentant emblématique, Francis Bouygues, prône leur « intégration » avec leur famille. Certains patrons « éclairés » imaginent que les enfants prendront la suite des pères, encore une fois selon le schéma séculaire des fils de paysans venus travailler dans leurs usines à la fin du XIXe siècle, depuis lors ouvriers de père en fils.

Le mariage « exogamique » de l’étranger avec une Française fut longtemps le meilleur outil d’une assimilation à la française, la mère éduquant les enfants dans la tradition culturelle issue de l’héritage gréco-romain, donnant des prénoms chrétiens et une éducation française. On notera que les partisans du regroupement familial voulaient favoriser l’« intégration » des immigrés. Des esprits simples et de bonne foi croient alors que les mots sont presque synonymes, qu’il s’agit d’une triade progressive, insertion, intégration, assimilation, comme les marches d’un escalier qu’on grimpe l’une après l’autre, sans pouvoir jamais redescendre. On découvrira à l’usage que l’intégration n’est pas le préalable de l’assimilation, mais son exact opposé ; son adversaire irréductible même ; les progrès de l’intégration détruiront toute possibilité d’assimilation jusqu’à l’extinction de celle-ci au bénéfice de celle-là. Avec un regroupement familial non plus artisanal et bricolé comme autrefois, mais institutionnalisé à grande échelle, l’outil de l’assimilation par le sexe, le mariage, l’éducation des enfants est brisé. La culture d’origine se transmet par les mères.

En quelques années, la face de l’immigration et de la France a changé. Après les hommes, sont venus femmes et enfants ; à une immigration du travail, traditionnelle depuis le milieu du XIXe siècle, une immigration de flux, liée à l’activité économique, qui retourne au pays, de gré ou de force, en période de crise, succède une immigration familiale qui s’enracine, une immigration de peuplement. Le mot est bien choisi : au fur et à mesure que le temps passera, que les couches d’alluvions exogènes se déposeront sur la terre de France ; que la désindustrialisation, puis les délocalisations transformeront en chimère le projet patronal de dynastie ouvrière, qu’un nombre croissant de garçons refuseront d’être « humiliés » par les Français comme leurs pères sur les chaînes de Renault ou Peugeot ; que les étrangers seront majoritaires dans des quartiers entiers, puis dans des villes, dans des départements, l’assimilation se faisant à l’envers ; que des jeunes de demain iront chercher des femmes dans le bled d’origine de leurs parents, pour ne pas rompre la chaîne endogamique du mariage ancestral entre cousins – et « posséder » une jeune fille moins insoumise que les jeunes Franco-Arabes « perverties » par l’idéologie libérale française ; l’immigration de peuplement alors s’autoengendrera, débordera les cadres administratifs du « regroupement familial », fera masse, fera souche, fera peuple. Un peuple dans le peuple. Un peuple de plus en plus éloigné du peuple d’origine, un « campement africain » – comme prophétisait au début des années 1990, provocateur, un Michel Poniatowski vieillissant et revenu des illusions giscardiennes –, de plus en plus hostile à un « cher et vieux pays » submergé, obligé de battre en retraite.

Dans le même temps, le regard médiatique, littéraire, cinématographique porté sur l’immigration ne cessait au contraire de s’appesantir sur les destins individuels des immigrés, leurs femmes, leurs enfants, leurs états d’âme, leurs ressentiments, des individus, rien que des individus, des humains trop humains, occultant volontairement la part collective, historique, d’un peuple avec ses racines, sa culture, sa religion, ses héros, ses rêves de revanche historique postcoloniale.

Le président algérien Boumediene avait pourtant prophétisé en 1974 : « Un jour, des millions d’hommes quitteront l’hémisphère Sud pour aller dans l’hémisphère Nord. Et ils n’iront pas là-bas en tant qu’amis. Parce qu’ils iront là-bas pour le conquérir. Et ils le conquerront avec leurs fils. Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire. » Auguste Comte avait prévenu un siècle plus tôt : « Les morts gouvernent les vivants. » Conception conservatrice et holiste qui s’oppose point par point à celle, progressiste et individualiste, qui nous régit plus que jamais aujourd’hui, qui croit en la liberté absolue de l’individu décidant seul et libre de tout, de la femme décidant seule et libre de garder ou non son enfant, de l’immigré, ce citoyen du monde, décidant seul et libre de s’installer où il le désire.

Alors, telle la statue du commandeur à la fin de Don Juan, le souvenir de la parabole sur l’huile et le vinaigre du général de Gaulle résonne toujours plus menaçant, plus obsédant, sur les esprits brillants à cervelle de colibri.

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