Juillet 1986

Buren royal

C’est une histoire qui ne pouvait avoir lieu qu’en France. Le pays où la culture fut longtemps un art et une raison de vivre ; le pays qui a forgé un ministère pour elle ; le pays de la querelle des Anciens et des Modernes. À l’origine, on l’a oublié aujourd’hui, les plus brillants, les génies que la postérité retiendra, les Racine et La Fontaine, appartenaient au camp des Anciens, défenseurs de la tradition et des sources antiques de la création, tandis que les Modernes, qui prirent orgueilleusement leur époque (le glorieux siècle de Louis XIV il est vrai) pour horizon indépassable, n’avaient qu’un Charles Perrault à se mettre sous la dent. Mais le XXe siècle avec sa religion révolutionnaire de la « table rase » bouleversa cet équilibre précaire entre conservation et innovation, tradition et transgression, pour écraser les Anciens sous les bombes. En France, l’affaire des « colonnes de Buren » est une date historique : elle marque la défaite définitive des Anciens et la victoire absolue des Modernes.

Au commencement était un parking. Les voitures garées en désordre encombraient l’élégante cour d’honneur du Palais-Royal. Le ministre de la Culture, Jack Lang, souhaitait s’en débarrasser et réaménager l’ensemble édifié avant la Révolution pour le duc d’Orléans. Le socialiste reprenait une très vieille idée d’un de ses prédécesseurs, le gaulliste Maurice Druon, qui avait déclaré le 23 mai 1973 à l’Assemblée nationale : « J’envisage une opération particulière au Palais-Royal pour faire revivre cet ensemble et, à l’instar de ce qui se fait dans certaines villes nouvelles, redonner à notre capitale le sens de la place dans la Cité, la place où l’on marche, le lieu d’échanges où se rencontrent chalands, flâneurs, visiteurs, fonctionnaires, et marchands. »

Pour la cour d’honneur, Jack Lang commanda à Daniel Buren une œuvre qui s’intitulait Les Deux Plateaux. Le ministre socialiste comptait bien achever les travaux avant les élections législatives du 16 mars 1986. Mais, à la suite d’une plainte des riverains du Palais-Royal, une décision de justice les interrompit. À partir de janvier 1986, Le Figaro, dans la grande tradition de la presse française, sonnait la charge contre ce qu’on appela avec un brin de mépris « les colonnes de Buren ». La campagne électorale s’en empara, les politiques s’empoignèrent, l’opinion se passionna. La querelle artistique devint idéologique et politique.

Daniel Buren était un artiste militant. Depuis les années 1960, il se définissait en « provocateur du système idéologique dominant » ; il était l’héritier lointain des pères de l’art abstrait, les Russes Kandinsky et Malevitch, et de la célèbre formule de ce dernier : « Ce que je veux, c’est la négation de ce qui nous précède. »

En passant commande à Buren, Jack Lang montrait qu’il ne craignait pas l’« art subversif ». Il soignait son profil révolutionnaire, le meilleur sous les projecteurs. Lang n’était pas le premier, puisque le fondateur de ce ministère, André Malraux, exaltait déjà cette « logique enragée » qui était « le ferment du siècle », tandis que le président Pompidou avait lui-même imposé en plein cœur du Paris historique un musée d’art moderne ressemblant à une usine désaffectée.

Au ministère de la Culture, régnait, depuis sa création, le complexe Van Gogh. Par peur de rater un génie, les fonctionnaires de la rue de Valois soutiennent n’importe quelle provocation, toute laideur qui se pare des atours de la transgression. Mais là où ses prédécesseurs gaullistes tentaient de compenser le nihilisme de la modernité – et de masquer leurs contradictions – par un attachement au patrimoine, Lang remettait sans complexe la révolution artistique dans sa perspective politique « progressiste ». Avec lui, et en dépit de sa culture classique réelle, le « tout se vaut » démagogique devint principe de gouvernement : le tag fut exalté comme une peinture de Léonard de Vinci ; tout rappeur fut un nouveau Mozart.

Quand on lui reprocha d’être récupéré, Buren se défendit en rhétoricien habile : « N’est-ce pas à l’intérieur de l’institution que l’on pose le mieux les questions qui la concernent ? » Quinze ans plus tôt, Maurice Druon avait moqué ceux qui « tendaient à la fois la sébile et le cocktail Molotov ». Ceux-ci ont compris la leçon du père des Rois maudits. Ils ne tendent plus la sébile mais s’emparent de la caisse, pillent à pleines mains, en jetant derrière eux sans se retourner un cocktail Molotov.

La Commission supérieure des monuments historiques avait émis un avis défavorable dès le 14 octobre 1985, mais le ministre n’en eut cure. Après la victoire de la droite aux législatives, et le départ de Jack Lang de la rue de Valois, les opposants à Buren crurent tenir leur revanche. L’Académie des Beaux-Arts votait à l’unanimité la remise en état des lieux. Le sénateur RPR Taittinger et le rédacteur en chef du Figaro Magazine Louis Pauwels proposaient de convoquer un référendum populaire. Buren, méprisant, répondit : « L’art ne peut être plébiscité pour avoir le droit d’exister. » Dialogue de sourds. L’art abstrait a depuis un siècle privilégié l’individualisme pictural, exalté la souveraineté de l’artiste, et contraint le nouveau public à suivre le parcours du créateur davantage que la beauté de son œuvre. Depuis Malevitch et son fameux Carré noir sur fond blanc, la beauté ne s’impose plus naturellement ; elle n’est plus, selon le beau mot de Nicolas Poussin, une « délectation » mais a besoin d’être accompagnée d’explications théoriques. L’art conceptuel cher à Daniel Buren doit incarner une idée avant de susciter une émotion.

Dans les années 1980, Jack Lang a conduit cette révolution à son terme : la coquetterie iconoclaste de Pompidou est devenue religion d’État ; l’art subversif, art officiel ; les adversaires méprisants de l’art pompier du XIXe siècle se transmuent en « pompiers » de leur époque. L’académisme a changé de camp. Le slogan « L’art ne doit pas chercher à plaire » est modifié en « L’art, pour plaire, doit chercher à déplaire ». Le refus de l’esthétique du goût s’est mué en « esthétique du dégoût », selon la formule de Jean Clair. Il faut sans cesse provoquer, déranger, subvertir les esprits. L’art contemporain est pris dans une infinie surenchère de la laideur. Défigurer, c’est figurer.

Ce nihilisme éradicateur traduit en profondeur un refus d’hériter et de poursuivre ; l’hubris folle d’un créateur démiurge qui réinvente l’art dans chaque œuvre ; l’art comme ultime moyen de salir et saccager toute trace du passé. L’art comme quintessence du capitalisme et la « destruction créatrice » chère à Schumpeter. L’art comme fondamentale ligne de fracture entre classes sociales, les classes populaires rejetant un art contemporain qu’elles n’aiment ni ne comprennent, opposées à une microclasse d’« élites mondialisées » qui en ont fait l’étendard de leur nouvelle puissance.

Les tergiversations de François Léotard, successeur de Jack Lang rue de Valois, exaspéraient et échauffaient les esprits. Le Figaro dénonçait « le saccage du Palais-Royal » ; les « poteaux antichars » y étaient brocardés. Le magazine Globe sonna le rappel des partisans de Buren. BHL proposa que les intellectuels se relaient pour assurer la protection du chantier. Dans les grands médias télévisés, ceux-ci dominaient. Le groupe d’initiative pour l’œuvre de Buren reçut le soutien de Jacques Derrida, Pierre Boulez, Georges Duby, et même Lise Toubon, l’épouse très « branchée » du secrétaire général du RPR, tandis que l’association des amis du patrimoine (Claude Lévi-Strauss, Jacques Soustelle, Henry Troyat, Michel Déon) écrivait au président de la République pour protéger la beauté du site.

Le 5 mai 1986, François Léotard, qui avait pourtant jugé quelques jours plus tôt « parfaitement inutile à cet endroit » l’œuvre commandée, décidait l’achèvement du chantier. Au nom du droit de l’artiste de finir son œuvre. Il reprenait ainsi – sans le savoir ? – l’argument majeur des Modernes qui privilégient la toute-puissance de l’artiste, se moquant du jugement esthétique qu’on peut porter sur son œuvre. Le ministre crut habile, dans un souci de compensation, d’annoncer certaines mesures en faveur de la protection du patrimoine. Il n’avait pas compris que la droite – et tout le camp des conservateurs – avait subi une défaite irrémédiable. Pourtant, ces législatives de 1986 avaient vu éclore, chez certains politiques affiliés au RPR ou à l’UDF, ou même au Front national, souvent élus locaux, une intéressante contestation de la dictature artistique de la gauche et du modernisme abstrait et iconoclaste. Un retour à la beauté et au classicisme. À l’Assemblée nationale, la reculade de Léotard suscita sarcasmes et invectives. Le 28 mai, une dizaine de jeunes gens affublés de masques et de déguisements de zèbres défilèrent devant l’œuvre, saluant la victoire de l’imposture. Sur le chantier, les graffitis se multiplièrent, dénonçant le gaspillage de l’argent public jusqu’aux jeux de mots antisémites sur « Buchenwald ».

L’affaire des colonnes de Buren fut un tournant. Il n’y eut plus que des clones de Jack Lang rue de Valois. Le libéralisme de la droite s’est soumis et rallié à la subversion d’État de la gauche. Quelle que soit la majorité au pouvoir, on ouvre les musées, les galeries et les monuments historiques les plus prestigieux et les plus élégants, comme le château de Versailles, à la laideur et à la vulgarité moderniste, afin de « faire dialoguer les œuvres et les époques ». L’État français se met à la remorque et au service d’un marché de l’art contemporain devenu spéculatif, enrichissant ainsi quelques artistes retors qui savent flatter la vanité de nouveaux riches se donnant l’allure des mécènes éclairés de jadis.

Dans la cour d’honneur du Palais-Royal, les enfants jouent depuis lors au ballon entre des morceaux de béton rayés de taille variée, qui ressemblent à des ruines sans en avoir le charme.

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