Mai 1986

Louis Schweitzer ou la nouvelle trahison des clercs

C’était une belle journée de printemps de l’année 1986. Un homme à la mise stricte traverse la rue d’un grand pas vif, entre dans une librairie du VIIe arrondissement, fonce tête baissée vers le rayon automobile, s’empare du guide Marabout : Tout savoir sur votre automobile et comment la réparer. Il l’achète et l’apprend en quelques instants. Louis Schweitzer s’apprête à entrer chez Renault ; et bachote à sa manière d’éternel étudiant doué. Le directeur de cabinet du Premier ministre Laurent Fabius sait qu’il vit ses dernières semaines sous les ors de l’hôtel Matignon. Les élections législatives ne s’annoncent pas sous les meilleurs auspices. Comme tous les hiérarques roses, Schweitzer prépare ses arrières. Il a jeté son dévolu sur Renault.

Pourquoi Renault ? Plus tard, il racontera sans rire à des journalistes énamourés et crédules qu’il avait conservé depuis sa prime enfance une passion pour les autos, qu’il connaissait alors tous les modèles par cœur, et dessinait des bolides sur ses cahiers d’écolier. Cette passion originale chez un petit garçon se réveilla lorsque Laurent Fabius dut nommer un successeur à Bernard Hanon à la tête de la Régie. Schweitzer lui suggéra Georges Besse : en échange, le nouveau patron de Renault s’engageait à le prendre dans ses bagages. Le directeur de cabinet n’avait pas envie de retourner à l’inspection des Finances : dans le jargon de la haute fonction publique, on dit qu’il voulait pantoufler. Un parmi tant d’autres.

À l’époque, ce transfert des technocrates vers l’industrie n’a rien de surprenant. Dans le monde colbertiste hérité du général de Gaulle, l’industrie est une annexe de l’État. Les revenus des hauts fonctionnaires du « public » sont alors du même ordre que ceux des dirigeants du « privé ». Cela est particulièrement vrai pour la « Régie », nationalisée à la Libération pour punir son fondateur Louis Renault de sa « collaboration économique », et devenue à la fois la quintessence du dirigisme de l’État gaulliste et sa vitrine sociale.

Schweitzer ne connaît rien à l’automobile et rien à l’industrie. Quand Fabius était ministre de l’Industrie, Schweitzer s’est occupé de Chapelle Darblay, de Creusot-Loire, et de Manufrance. Une suite ininterrompue d’échecs, de sauvetages ratés en faillites spectaculaires. Il n’est apparu à personne comme un gestionnaire de haut vol. Besse ne lui attribue d’ailleurs aucune responsabilité. Son destin est suspendu au sort électoral.

Mais Georges Besse est assassiné par Action directe le 17 novembre 1986. Raymond Lévy lui succède le 17 décembre. Ce membre éminent du Corps des mines n’a guère d’affinités avec l’inspecteur des Finances. Mais Mitterrand gagne la présidentielle, et Schweitzer a des amitiés politiques qui s’avéreront fort utiles lorsqu’il s’agira de renégocier avec l’État l’énorme dette de 12 milliards que Renault a accumulée après des années de gabegie. Schweitzer est nommé en 1987 à la direction de la planification et du contrôle de gestion. Il deviendra directeur général adjoint, puis directeur général. Lors des réunions secrètes du comité exécutif, il se heurte violemment à Philippe Gras, le directeur général adjoint chargé des affaires industrielles. Le technocrate contre le technicien ; l’intellectuel contre l’homme de terrain ; le financier contre le producteur ; le grand bourgeois contre le cadre sorti du rang ; E.T. (c’est le surnom dont il fut vite affublé à la Régie) contre un simple Terrien.

Schweitzer en exaspère plus d’un avec ses manières faussement simples et son phrasé doucereux au débit lent, dans une intention pédagogique, qui fait sentir combien il accepte de descendre au niveau de son interlocuteur.

Raymond Lévy résiste autant qu’il peut aux pressions de l’Élysée pour céder son fauteuil à son ambitieux second ; il reçoit le soutien d’Édith Cresson, ministre de l’Industrie, puis Premier ministre, qui voit en Schweitzer cette incarnation honnie de la technostructure arrogante. Mais Cresson doit rapidement baisser pavillon. Et Lévy de passer la main à Schweitzer en mai 1992.

Sa mission est simple : achever la transformation de Renault en « entreprise comme les autres ».

C’est que, depuis 1986, tout a changé. Une révolution est en marche. Personne en France ne l’a voulue ni comprise ni anticipée. Les privatisations, décidées par la droite, ne sont qu’une réplique aux nationalisations de la gauche en 1981. On est dans un jeu de rôle idéologique et historique. La droite chiraquienne joue à Thatcher comme les socialistes mitterrandiens avaient joué à Lénine.

La même démagogie règne à droite et à gauche : en 1981, les socialistes entendaient rendre « au peuple » le fruit de son labeur séculaire ; en 1986, la droite exalte l’actionnariat populaire. Et ça marche ! Les petits porteurs se précipitent en masse pour acheter des parts des prestigieuses Saint-Gobain ou ELF. Ils ont l’impression flatteuse d’acheter un morceau de la puissance nationale, et même de l’Histoire de France, comme s’ils avaient acquis des parts de Versailles ou des Invalides. Ils découvriront qu’à la Bourse les petits porteurs sont synonymes de « caves » qui ne peuvent même pas se rebiffer. Et, comme le corbeau de la fable, ils jureront mais un peu tard qu’on ne les y reprendra plus.

Tout cela n’est qu’esbroufe de communicants. Les deux camps s’empoignent autour du « bilan des nationalisations » et du « livre noir des privatisations. » On se lance de grands mots à la figure, de gros chiffres à multiples zéros. « Le gouvernement de l’argent », « le bradage », « le capitalisme monopolistique d’État des copains et des coquins », en écho aux hurlements des mousquetaires de la droite en 1981 qui avaient dénoncé la spoliation, le collectivisme.

Simagrées de politiciens.

En vérité, dans les deux cas, la main n’a pas changé, elle est toujours à l’État ; le propriétaire officiel change, le pouvoir reste rue de Rivoli. Pour le montrer avec éclat, Edouard Balladur, nouveau ministre des Finances en charge des privatisations, refuse de quitter son somptueux ministère et de s’exiler – pour laisser la place à l’extension du musée du Louvre – dans l’est parisien, dans les locaux modernes et lugubres de Bercy. La sauce balladurienne est libérale, mais le ragoût demeure étatique et national. Cet homme a grandi dans le sérail, auprès de Georges Pompidou ; il est de tradition colbertiste.

Les « noyaux durs », voilà la grande idée du ministre d’État Balladur. Ces participations croisées entre actionnaires stables qu’il constitue au sein de chacune des sociétés privatisées sont d’abord un moyen d’éviter que les entreprises, joyaux de la richesse nationale, ne soient enlevées et pillées par des raids boursiers commandés de l’étranger. Les participations croisées entre les grands assureurs (AGF, GAN) et les grandes banques (toujours les mêmes) ont pour objectif de rester doublement entre soi : entre compatriotes et entre gens du même monde, technocrates et bourgeoisie d’affaires. Or, celle-ci, depuis deux siècles, a l’habitude des relations étroites, voire endogames, avec l’État. Les participants aux noyaux durs sont choisis par le ministre d’État ; ils n’oublieront pas qui les a faits rois ; ils mimeront la liberté de l’entrepreneur, mais leur laisse remonte jusqu’au ministère des Finances sans qu’ils s’en émeuvent.

Bien sûr, « on » privilégiera les amis du RPR ; le financement de la campagne présidentielle de Jacques Chirac en 1988 (et celle de Balladur en 1995 ?) ne sera pas négligé par les heureux élus. Routine de la République. Les socialistes hurlent seulement parce qu’ils n’ont pas été conviés au festin. Ils ne tarderont pas à se goinfrer. Lorsqu’il prit les rênes du groupe Casino, l’ancien directeur de cabinet du socialiste Pierre Bérégovoy à Bercy, Jean-Charles Naouri, résuma cet état d’esprit dans une formule d’un cynisme quasi coluchien : « Dans la vie, il y a deux choses qui comptent : le pouvoir et l’argent. Nous avons eu le pouvoir. Maintenant, il nous faut l’argent. »

Le bilan des nationalisations ne sera jamais équitablement établi. On pourra dénoncer non sans raison les gaspillages, les pressions politiques, les investissements électoraux, les gabegies, le clientélisme. On pourra aussi remarquer que les nationalisations ont peut-être sauvé nombre de fleurons économiques français, ELF, Pechiney, etc., qui ont disparu corps et biens quand l’État leur a lâché la main.

Mais la privatisation à la française, tel le Titanic, rencontre bientôt un iceberg qui n’était pas sur ses cartes de navigation : la mondialisation.

Nos gouvernants commettent une erreur funeste : ils abandonnent le traditionnel capitalisme d’État – pour céder à la mode libérale – mais ne créent pas des fonds de pension qui auraient drainé l’épargne nationale vers les entreprises, car la gauche refuse de mettre en danger le système de retraite par répartition, au profit de celui par capitalisation. Le capitalisme français est nu. Dès que la fragile protection des noyaux durs sautera (il suffira de quelques années), les entreprises françaises du CAC 40 deviendront des proies pour les étrangers, richement dotés, soit par leur capitalisme d’État (Chine, Russie, Norvège, pays du Golfe, ou même Länder allemands), soit par leurs fonds de pension à l’anglo-saxonne. Nos élites technocratiques ont résolu de se jeter dans le grand bain du capitalisme, en oubliant qu’il est d’abord une affaire de capitaux.

Le résultat ne se fait point attendre : 40 % – et même 50 % en 2014 ! – de la valeur de nos principaux groupes du CAC 40 se retrouvent entre des mains étrangères ; nos fameux « champions industriels », érigés avec les efforts de toute la nation (privilèges fiscaux, juridiques, économiques) par le général de Gaulle et Georges Pompidou, passent à l’étranger. Ils n’auront plus désormais les mêmes intérêts que leur patrie d’origine. L’internationalisation de l’actionnariat accompagne celle de leur activité. Près de vingt ans après les privatisations, les entreprises du CAC 40 réalisent les trois quarts de leur chiffre d’affaires hors de France. La croissance de leurs revenus repose à 85 % sur leurs implantations à l’étranger. Les grands fonds de pension anglo-saxons sont devenus des actionnaires majeurs des grands groupes français ; les fonds souverains de Norvège mais aussi du Qatar ont suivi. Les grands investisseurs français – les anciens rois des noyaux durs désormais privés de la protection de l’État – reculent. La France a toujours souffert d’un manque chronique d’investisseurs à long terme, car l’épargne abondante préfère l’immobilier à l’entreprise. Quand l’État ne soutient plus ce capitalisme sans capitaux, c’est la France qui est désarmée.

Les méthodes anglo-saxonnes de gouvernance des entreprises s’imposent comme la norme obligatoire.

Partout, on sonne la revanche des actionnaires, marginalisés depuis 1945, sur les salariés. Pour attirer et s’attacher les meilleurs gestionnaires, on imagine, sur l’exemple américain, de les associer au capital par une multiplication de revenus annexes qui transforment les discrets managers d’autrefois en nababs des mille et une nuits. Mais, en échange, ils doivent faire passer l’intérêt à court terme de leurs actionnaires internationaux (et leur souci obsessionnel de la « création de valeur ») avant ceux à long terme de leurs entreprises, de leurs ouvriers, et de leur nation. La ligne Maginot balladurienne a été contournée et une fois encore ridiculisée ; mais la cinquième colonne était de haut lignage et richement dotée. Dans tous les pays, une aristocratie (le fameux 1 %, voire 0,01 %) renaissait de ses cendres, s’isolant du reste de la population, vivant dans des endroits réservés pour elle à travers la planète.

En France, les technocrates de la haute fonction publique d’État, la crème de la crème, les inspecteurs des Finances, les conseillers d’État et quelques polytechniciens triés sur le volet, qui avaient été sélectionnés sur leurs bons résultats scolaires pour servir l’État et la nation, acceptèrent la mort dans l’âme, pour le bien commun et par patriotisme, de se sacrifier. Près de trente ans après les privatisations, sur les quatre cents inspecteurs des Finances vivants, seuls soixante travaillaient encore pour l’Inspection générale. Le reste (trois cent quarante !) avait quitté la fonction publique (ou été « mis à disposition »), pour exercer ses talents dans le privé, surtout la banque et l’assurance. Après quelques années, les grands patrons français étaient les mieux payés d’Europe.

C’est alors que le destin de Louis Schweitzer bascula, devenant non pas exceptionnel, mais emblématique de celui de sa caste. Tout s’accélère. Renault est privatisée en 1996. Très vite, la presse s’entiche de celui qu’elle ne tarde pas à surnommer « Loulou ». Il est libre, Loulou ! L’État français ne possède plus que 15 % du capital de l’ex-Régie. Sa force d’autrefois, l’État, est devenue un boulet ; Schweitzer est persuadé que seul l’empressement du ministre de l’Industrie Gérard Longuet a fait capoter en 1987 son alliance avec le suédois Volvo ; il est convaincu qu’il a laissé sa proie Skoda aux Allemands de Volkswagen parce que les anciens communistes tchécoslovaques étaient effrayés par la présence de l’État français et de la CGT.

En 1997, il annonce la fermeture de l’usine belge de Vilvorde. Les ouvriers d’outre-Quiévrain sont trop chers. Ils viennent pourtant d’accepter quelques années plus tôt de revenir à la journée de neuf heures pour… maintenir l’emploi. Schweitzer s’apprête à déménager les usines Renault en Slovénie pour la Clio, en Espagne pour la Mégane. Le vaste monde des ouvriers à bas coût s’ouvre devant Loulou ! En France, on est en pleine campagne électorale. Lionel Jospin promet que Renault ne fermera pas l’usine. Comme, lors de la remilitarisation de la Rhénanie en 1936 (encore une campagne électorale favorable à la gauche !), Albert Sarraut avait juré qu’on ne laisserait pas Strasbourg à portée des canons allemands. Jospin est élu. Schweitzer ne cède pas. Il ferme l’usine.

Louis Schweitzer a rompu le cordon ombilical qui le reliait encore à ses anciens mentors politiques. L’ancien directeur de cabinet d’un Premier ministre socialiste sera l’un des principaux assassins du candidat socialiste Lionel Jospin à la présidentielle de 2002. Celui-ci perdra en partie à cause de son impuissance à Vilvorde ; il théorisera quelques mois plus tard sa soumission – et avec lui, celle de l’État français et des politiques – face aux nouveaux maîtres du monde par cette phrase restée célèbre : « L’État ne peut pas tout. »

L’ancien technocrate pantouflard à la gestion approximative et dilettante avait gagné ses galons de cost-killer. Il payait, sur le dos des chômeurs de Vilvorde, son ticket d’entrée dans l’élite mondialisée. Un ticket à plusieurs millions d’euros par an ! Il sera glorifié par les médias comme « l’homme qui a sauvé Renault ». La justice belge sera moins élogieuse qui le condamnera à une amende de 10 millions de francs belges pour n’avoir pas respecté la législation sociale de son pays. Mais que vaut la loi d’un petit pays comme la Belgique (ou la France) quand on embrasse le monde de son regard d’extraterrestre ? Les années 2000 seront celles du grand déménagement de Renault. Turquie, Brésil, Maroc. Rien n’est trop beau, rien n’est trop loin. Renault réussit enfin à s’associer à un grand étranger : ce sera le japonais Nissan. L’ancien porte-étendard de l’industrie nationale devient un groupe mondialisé ; l’ancienne vitrine sociale court après le low cost. On se moque de désespérer Billancourt. Loulou se vantera d’avoir inventé la Logan, voiture inspirée des anciennes Trabant de RDA, au confort aussi spartiate qu’est sommaire sa technologie. La voiture connut en effet un grand succès en France et en Europe, alors même que notre génie visionnaire la destinait aux pays émergents, là où il avait installé ses usines. Loulou s’était pris pour un nouveau Ford ; il avait inventé la voiture qui symbolisait le déclin irrémédiable du prolétaire français appauvri par le nouveau cours du monde, et abandonné par ses élites.

À son arrivée à la Régie Renault en 1986, les effectifs en France étaient évalués à 85 962 ; ils avaient déjà beaucoup baissé par rapport à leur étiage de 1980 (104 205) ; mais au départ de Louis Schweitzer en 2005, ils ne sont plus que de 42 953 ; le successeur adoubé par Loulou, Carlos Ghosn, achèvera le travail, et descendra jusqu’à 36 304 ! Renault détient aujourd’hui le record mondial de délocalisations de sa production, ne fabriquant plus en 2012 que 17,5 % de ses automobiles dans son pays d’origine. Renault avait commencé d’abord par automatiser ses usines françaises, les vidant peu à peu de leur personnel ; puis, deuxième étape de son « adaptation à la mondialisation », avait détruit les équipementiers français, en leur préférant des copies de fournisseurs turcs ou polonais, souvent de qualité inférieure, mais bien moins chères. De nombreuses entreprises ont déposé le bilan. Notre ancien haut fonctionnaire laissa sans état d’âme à l’État, et aux organismes de sécurité sociale, le coût de ces démembrements.

En vingt ans, sous la houlette de Louis Schweitzer, Renault a aggravé le chômage en France, accéléré la désindustrialisation de notre pays, et nui à la balance commerciale de la France. Aujourd’hui, un consommateur patriote se doit d’acquérir une Toyota Yaris fabriquée à Valenciennes plutôt qu’une Renault Clio qui vient probablement de Turquie. Les patrons de Peugeot, héritiers de ces deux cents familles dénoncées jadis par la gauche, ont eu plus de scrupules que l’ancien haut fonctionnaire socialiste. Peugeot conserva davantage d’usines en France et en Europe que Renault. Au risque de son bilan. Il se trouvera en 2012 un ministre de l’Industrie socialiste pour le lui reprocher ! Une tradition historique. Comme disait Louis-Philippe désabusé en son exil londonien, après les journées de juin 1848 qui virent le général républicain Cavaignac massacrer les ouvriers révoltés : « La République a de la chance, elle peut tirer sur le peuple. » Les patrons de gauche, transfuges de la haute fonction publique d’État, ont le droit de prendre des « mesures douloureuses » que ne peuvent pas se permettre les héritiers honnis des grandes dynasties patronales françaises.

En 1988, les ouvriers de Peugeot se mirent en grève pour protester contre l’augmentation de salaire que s’était octroyée leur patron, Jacques Calvet. À l’époque, ils trouvaient scandaleux un salaire patronal de 2,2 millions de… francs, qui correspondait à 35 fois le SMIC. Indécent, humiliant, disait-on. À la Régie, au temps de Pierre Dreyfus, on respectait la tradition de la « pyramide inversée » : les bas salaires étaient plus élevés qu’ailleurs ; et les hauts revenus réduits. L’échelle des revenus était contenue entre 1 et 10. Pierre Dreyfus touchait un salaire de haut fonctionnaire (sans doute l’équivalent de 10 000 euros) ; sa voiture de fonction avec chauffeur constituait son principal luxe.

En 1986, quand Schweitzer arriva chez Renault, Georges Besse, puis Raymond Lévy atteignaient le million de… francs par mois. Quand Schweitzer quitta la présidence active de Renault en 2005, son salaire avait dépassé les 2 millions… d’euros. Devenu simple président du conseil d’administration de Renault, un titre presque honorifique, il reçoit encore la somme de 230 000 euros. Avant de quitter ses fonctions de PDG, il avait levé pour 11,9 millions d’euros de stock-options. L’année suivante, en mai 2008, il empochait encore pour 7,7 millions de stock-options. Depuis lors, le conseil d’administration de Renault lui verse une « retraite-chapeau » annuelle de 900 000 euros. Le salaire de son successeur, Carlos Ghosn (qui cumule les casquettes de Renault et Nissan) atteint les 10,9 millions d’euros. C’est 606 fois le salaire d’un employé de Renault à 18 000 euros bruts annuels. Mais c’est 3 785 fois le salaire de 240 euros du smicard marocain de l’usine Dacia de Tanger inaugurée en grande pompe en 2011…

Lorsque les industriels français délocalisent, ils s’en défendent au nom des coûts salariaux ; ils parlent bêtement d’argent. Nos grandes consciences de gauche comme Louis Schweitzer délocalisent au contraire par humanisme. Universalisme. Pour sortir de la misère des millions de Turcs, Marocains, Brésiliens, Chinois, Indiens, etc. Pour préparer l’avenir radieux de millions de consommateurs qui achèteront des voitures Renault… quand les prolétaires français ne le pourront plus. Des génies, des stratèges et des grands humanistes.

On comprend mieux alors pourquoi le jeune retraité Louis Schweitzer s’est précipité pour prendre la tête de la Halde, l’organisme créé par le pouvoir chiraquien pour lutter contre les discriminations.

Pour un grand patron de gauche, la Halde n’est pas une danseuse, mais la cerise sur le gâteau. Le sens de toute une vie. C’est le sommet de l’engagement antiraciste et universaliste du citoyen du monde Louis Schweitzer.

C’est en fait le summum de la lutte des classes. Après avoir dépouillé de leur outil de travail les prolétaires made in France, on les traite de « racistes » s’ils osent défendre leur mode de vie bouleversé par la destruction de leur cadre, de leurs repères, de leurs références, jusqu’à leur modeste tranquillité.

Cupidité et bons sentiments. Ce mélange détonant est une synthèse d’époque : un antiracisme militant qui défend les discriminations ici et étend les délocalisations là-bas.

Le seul point commun, c’est le mépris du prolo franchouillard, trop protégé par ses acquis sociaux, et insensible aux beautés de la diversité des cultures. Schweitzer est à la fois président de la Halde, président du festival d’Avignon et membre du conseil d’administration du musée du quai Branly. Le mélange pur et parfait de branchitude de cultureux, d’antiracisme militant et de passion pour la diversité et pour le « doux commerce ». Inspecteur des Finances, président du Siècle, il a toutes les cartes, il est de toutes les coteries, de tous les réseaux, de tous les conseils d’administration. Il est un membre éminent de la caste.

À la Halde, l’ancien PDG ne perd pas ses bonnes habitudes. Des locaux fastueux rue Saint-Georges, dans le IXe arrondissement de Paris, 2000 mètres carrés, pour un loyer exorbitant de près de 2 millions d’euros par an. Un budget de communication faramineux de 6,2 millions d’euros en quelques années ; des subventions accordées à des associations antiracistes pour un montant de 3 millions d’euros. La Cour des comptes n’en est pas encore revenue. Mais c’est la méthode Schweitzer qui soigne toujours son meilleur profil médiatique. Difficile de trouver un article hostile, dans la presse de gauche comme dans celle de droite. Loulou est œcuménique ; Loulou aime les journalistes. Il sait leur parler. Il a tout pour leur plaire : grand bourgeois resté simple ; descendant du grand Albert Schweitzer, fier surtout de son cousinage avec Jean-Paul Sartre, alors qu’il est avant tout le fils de Pierre-Paul Schweitzer, qui fut président du FMI entre 1963 et 1973 ; devenu soudain riche comme Crésus, et pingre, comme le contera un faux frère de la caste, Martin Hirsch, dans un récit savoureux 1, mais homme de gauche, grande âme antiraciste, qui ne prononce pas le mot Arabe ou Noir de peur de choquer, blesser, discriminer.

À la Halde, son salaire – un pourboire de 6 700 € par mois – s’ajoute à ses autres revenus. Sa rémunération comprend pourtant alors sa retraite, et ses postes d’administrateurs de Volvo, BNP Paribas, EDF, L’Oréal, Philips. Rien que pour la présidence non exécutive d’AstraZeneca, il gagne 1 million de livres sterling par an. Son salaire de la Halde, c’est de l’argent de poche, mais, pour Loulou, il n’y a pas de petits profits.

Schweitzer s’affirme « très imbibé de culture protestante ». On sait que, contrairement au catholicisme, le protestantisme affirme que la réussite sociale prouve que l’individu a été touché par la grâce divine. Si l’on en croit ses émoluments pharaoniques, Dieu aime Loulou.

Ce grand patron de gauche fut le chaînon manquant entre Pierre Dreyfus et Carlos Ghosn ; entre le haut fonctionnaire colbertiste et industrialiste de Renault, champion national, vitrine sociale et forteresse ouvrière de l’ère gaullo-pompidolienne, et le cost-killer cosmopolite, « patricien de la multinationalité et citoyen du monde », de Renault mondialisée, délocalisée, financiarisée. Schweitzer appartient aux deux mondes ; il trahit l’héritage de Dreyfus pour se vendre à l’univers de Ghosn. Très cher. Et il le fait en toute bonne conscience puisqu’il « s’adapte au nouveau cours » ; il « sauve Renault » ; il se rapproche des marchés de consommation émergents ; il permet à une classe moyenne de naître et de s’enrichir dans les pays autrefois miséreux ; il est respectueux de la diversité. Il est membre à part entière de ces « élites sans patrie qui ont fait allégeance à la mondialisation économique et à leur propre prospérité plutôt qu’aux intérêts de la nation où elles vivent », selon le mot cruel mais juste de Larry Summers, ancien conseiller cynique de Bill Clinton et de Barack Obama. Ce n’est plus la trahison des clercs, mais la trahison des technocrates devenus oligarques, membres des élites mondialisées. Qu’importe ! Loulou est un homme de bien. Charité bien ordonnée commence par soi-même.

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