Juin 1991
Les Rap-petout
Leurs patronymes originaux leur paraissaient sans doute trop sages, trop banals, et surtout trop français. Didier Morville, Antillais habitant dans le XVIIIe arrondissement de Paris, et Bruno Lopes, fils d’immigré portugais et footballeur émérite, devinrent Joey Starr et Kool Shen. Cependant, cette américanisation des noms de scène était elle-même fort peu originale depuis le temps lointain de l’invasion du rock and roll au début des années 1960, et des Johnny Hallyday, Eddy Mitchell et autres Dick Rivers. Pour attirer l’attention, il était nécessaire de provoquer, de choquer davantage, ce qui fut fait avec le nom de leur groupe : NTM pour Nique Ta Mère.
En quelques mots, en quelques titres, avec une remarquable économie de moyens, tous les codes du rap français furent posés : fascination pour l’Amérique, et plus particulièrement sa face noire ; liens d’admiration toujours et d’intérêts souvent avec l’univers des voyous – allure de parvenu, mépris affiché de la loi, vulgarité de l’argent qui coule à flots, voitures de sport et filles faciles, violence et usage banalisé des armes à feu –, incarné au cinéma par le célèbre personnage de Scarface et musicalement par le gangsta rap ; virilité exacerbée, et désir affiché pour les femmes-objets aux rotondités savoureuses, « machisme » interdit à tout autre qu’eux ; discours victimaire et antiraciste entre lamentations du « peuple qui a beaucoup souffert » et revendications égalitaristes, encore inspirées de l’histoire américaine de l’esclavage ; provocations du « bourgeois » – sur le modèle tant de fois imité de Marcel Duchamp et des débuts de l’art moderne – aseptisées et récupérées, commercialisées et rentabilisées, exploitées jusqu’à satiété par des révolutionnaires autoproclamés, commerçants cyniques de leur rébellion mise en scène.
Le paradoxe du rap résidait dès l’origine dans cette insistance mise sur les paroles au détriment des mélodies, cette déclamation martiale et obsédante, qui rimait (la seule rime évidente) avec la pauvreté du langage et la syntaxe misérable, comme si les rappeurs voulaient à toute force donner raison à ceux qui les traitaient de « barbares », qui vient du mot barbaroï, signifiant en grec ancien, nous dit Lucien Jerphagnon, les « bafouilleurs ». Même aux États-Unis, où on est moins sensible à l’élégance de la langue, l’accumulation de fuck et autres interjections salaces finit par lasser et exaspérer les esprits les mieux disposés et les plus cool.
En France, au contraire, on les encensa, on les flatta, on exalta un art de la chronique, du récit minimaliste et précis ; avec le tag et le hip hop, cette sous-culture fut érigée au rang d’art majeur de l’époque ; on évoqua les mânes révoltés de Rimbaud, des nouveaux Gavroche ; on les compara à nos plus grands poètes de la chanson, les Brel, Brassens, ou Ferré. Le dernier géant vivant, Charles Aznavour, étala son admiration devant la qualité de leurs textes, sans que l’on distingue chez l’immortel auteur de « La Mamma » ce qui tenait de l’inconscience, de la complaisance, de la lâcheté, ou d’un exercice de restriction mentale que n’auraient pas désavoué les maîtres jésuites.
Canal+ propulsa les deux garnements de NTM sur ses écrans et dans le haut de son top 50. Leur titre phare, « Le monde de demain », sorti pendant les émeutes de Vaux-en-Vélin, à l’automne 1990, fut érigé en bande-son explicative et justificative du « malaise des banlieues » :
[…] depuis tout jeune je gravite
Avec le but unique
D’imposer ma présence
Trop paresseux pour travailler
Trop fier pour faire la charité
[…] Y en a marre des promesses
On va tout foutre en l’air
1
.
En cette année 1991, le rap français passait de l’ombre des années 1980 à la lumière. Kool Shen avait prévenu : « Le rap, ça doit être revendicatif. » On comprit très vite que cette « revendication » trouvait ses sources dans l’engagement révolutionnaire et l’anticolonialisme militant, dans la haine de la France, de son drapeau, de son Histoire, de son patriotisme, de son État, incarné avant tout par la police (les keufs !), une haine ostentatoire et brûlante, jamais assouvie, exprimée avec une profusion de mots et de gestes, le pacifisme émollient du discours antiraciste (« il est blanc, je suis noir / la différence ne se voit que dans les yeux des bâtards »), l’inévitable dénonciation du vote Front national et le racisme de petit blanc (« Dix pour cent pour Le Pen aux élections, c’est une défaite / En fait, prends ça dans ta face, quelle que soit ta race… ») venant conforter le combat inlassable et impitoyable contre une France raciste et colonialiste 2. Le rap confirmait avec éclat l’intuition de Frantz Fanon : « Le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur. »
Quelle gratitude devrais-je avoir pour la France ?
Moi Joey Starr qu’on considère comme un barbare
Donc j’encule tous les moutons de fonctionnaires,
Tous ces pédés de militaires
Qui pendant presque plus d’une année
M’ont séquestré, malmené
Sous prétexte de faire de moi
Un homme, un vrai,
Avec les couilles dans le béret,
Avec le cerveau dans le paletot
Et à la place du cœur
Une saloperie de drapeau 3
.
Leur premier album, Authentik, sorti en juin 1991, s’est écoulé à 90 000 exemplaires. Le groupe remplit la salle du Zénith de Paris en juin 1992. On ne comptait plus depuis leurs appels vibrants à « niquer la France », à tuer les flics, à pisser sur le drapeau, « incitations à la haine et à la violence » que la justice protège car le rap est « un style artistique permettant un recours possible à une certaine dose d’exagération » (sic). Les successeurs et petits frères de NTM tentèrent d’imiter et de supplanter leurs aînés dans une surenchère prévisible autant qu’acharnée.
En accueillant le rap dans ses bras, la machine médiatique et discographique tenta de lui gagner les cœurs (et les poches) du grand public français en édulcorant le message, en l’égayant d’amourettes et de couchers de soleil, en polissant et adoucissant la rudesse de la forme, le fameux et obsédant flow. Le « système » propulsa un MC Solaar, moins politisé et moins revendicatif, le consacra « grand poète » ; le « métier » lui accorda une Victoire de la musique parce que ses rimes étaient un peu moins sommaires, et ses harmonies plus jazzy. On s’efforça de forger un clivage entre rap cool et rap hardcore, entre bons et mauvais rappeurs, sur le modèle indépassable des Beatles et des Rolling Stones dans les années 1960. Les radios suivirent le mouvement, ne passèrent que du « rap cool ». Mais la sauce ne prit pas. Le reste du pays ne s’enticha pas de MC Solaar qui ne devint jamais dans leur cœur un nouvel Aznavour ou un successeur de Reggiani, ces enfants d’immigrés qui avaient renoué avec l’âme de la poésie française.
Contrairement au jazz et au rock, venus aussi des ghettos noirs américains, le rap ne sera jamais relayé par les grands médias populaires nationaux, comme TF1 ou RTL. Même les radios issues des années 1980, autour de NRJ, continuèrent à préférer le rock ou même la variété française.
Mais, en 1998, constatant l’épuisement créatif de la musique rock et pop des années 1960 et 1970, la station Skyrock osa ouvrir son antenne au proscrit. Elle devint la grande station du rap français, jouant sur l’obligation légale de quotas de musique française pour lui vouer 80 % de son temps d’antenne. À l’époque, personne n’approuva le pari risqué de Skyrock. Les banques françaises se défilèrent. Seules la Deutsche Bank et la Goldman Sachs financèrent le développement de la radio. Comme un symbolique trait tiré entre les acteurs principaux de la mondialisation et le développement de la culture rap sur le territoire français.
Le choix de Skyrock sauva la radio de la faillite, mais la transforma aussi en une sorte de station communautaire, où la jeunesse issue de l’immigration arabo-africaine confia au micro toujours ouvert les amourettes cachées des filles, la découverte de ses émois sexuels, puis rappela les consignes du ramadan et les subtils distinguos entre halal et haram.
Le patron de cette radio fit mine de croire que le rap se situait dans la continuité de la musique populaire, avec des textes en langue française qui exprimaient à la fois la réalité du quotidien et les révoltes d’une jeunesse marginalisée et mal-aimée ; le rap, selon lui, avait remplacé la variété française (Sheila, Claude François, etc.) comme marqueur générationnel, avec des mélodies et des paroles simples – voire simplistes – et populaires.
Pourtant, la progéniture des bourgeois et des classes populaires se tint plutôt à l’écart de cet univers. Quand la jeunesse blanche cherchait la transgression du monde de ses parents, elle plongeait dans l’oubli alcoolisé et souvent amphétaminisé de la house music, déluge de bruits métalliques sans paroles, au cours d’interminables et épuisantes rave parties. Les rares à se tourner vers le rap avouaient une dilection particulière pour le modèle américain, sans doute parce qu’ils ne comprenaient pas les paroles. Les rappeurs les plus engagés, les plus « conscientisés » aurait-on dit naguère, ne s’y trompaient pas. Ils se voulaient au service d’une « communauté » qu’ils érigeaient en nation dans la nation, dont ils espéraient précipiter le sentiment d’unité comme jadis les communistes exaltaient la conscience de classe, dissidence qu’ils rêvaient de conduire à la révolte et à l’affrontement final. MC Solaar fut toujours considéré comme « un traître ».
Et lorsque, en 2007, le rappeur Doc Gynéco, aimable fumiste et grand fumeur de « pétards », s’engagea auprès de Nicolas Sarkozy et dénonça l’islamisation du rap français, il fut vitupéré, menacé, ostracisé, subissant un silencieux mais efficace « interdit professionnel » :
Personne ne nous respecte et je crois savoir pourquoi
On est avares et divisés […]
Incapables de s’organiser en lobby […]
On se plaint du racisme mais ne l’est-on pas nous-mêmes […]
Et ceux qui entrent en politique nous trahissent
Se complaisent dans le rôle du Noir ou de l’Arabe de service 4
.
Alors, quand le même Kery James écrit une « Lettre à la République », ce n’est pas le citoyen français qui s’adresse à Marianne, mais l’éternel étranger qui se voit jusqu’à la fin des temps héritier des esclaves, et des colonisés, qu’il n’a jamais été, refusant de faire sienne l’Histoire de France, la voyant toujours comme étrangère et même ennemie de son peuple musulman et africain :
Pilleurs de richesses, tueurs d’Africains
Colonisateurs, tortionnaires d’Algériens […]
Maintenant vous devez assumer […]
J’ai grandi à Orly dans les favelas de France […]
Narcotrafic, braquage, violence… Crimes ! […]
Parce que moi je suis Noir, musulman, banlieusard et fier de l’être […]
Que personne ne s’étonne si demain ça finit par péter 5.
« C’est l’écrit qui pousse au crime, encore pire que l’alcool » (Céline).
1.
NTM, « Le monde de demain », dans l’album
Authentik
, 1991.
2.
NTM, « Blanc et noir », dans le même album.
3.
NTM, « Quelle gratitude ? », dans l’album
Authentik
, 1991.
4.
Kery James, « Constat amer », dans l’album
Dernier MC
, 2013.
5.
Kery James, « Lettre à la République », dans l’album
92.2012
, 2012.