15 octobre 1984
SOS baleines
Dans Cool Memories 1, Jean Baudrillard écrivait : « SOS Racisme et SOS baleines. Ambiguïté : dans un cas, c’est pour dénoncer le racisme, dans l’autre, c’est pour sauver les baleines. Et si dans le premier cas, c’était aussi un appel subliminal à sauver le racisme… »
Baudrillard avait tout deviné. C’est à l’Élysée, en grand secret, que l’association a été forgée. Les conseillers politiques et les communicants présidentiels sont à l’œuvre ; et Mitterrand à la manœuvre. Le slogan « Touche pas à mon pote » est une trouvaille d’un ami du futur député socialiste Julien Dray, le journaliste Didier François ; on invente de toutes pièces la mésaventure d’un jeune Noir, Diego, accusé de vol dans une rame de métro ; l’histoire sera relayée par tous les médias.
SOS Racisme est la réponse mitterrandienne aux événements de l’année précédente : virage économique libéral au nom de l’Europe, percée électorale du Front national, sans oublier le succès de la marche des Beurs qui a contraint le président à enraciner une immigration maghrébine, alors même que Mitterrand, lucide, avait reconnu que « le seuil de tolérance est dépassé ». Il s’agit de retourner ces contraintes en atouts, ces handicaps en avantages.
La gauche invente un clivage fallacieux entre racistes et antiracistes, fascistes et antifascistes ; fait monter l’exaspération populaire par des provocations calibrées (vote des étrangers, « les étrangers sont ici chez eux », etc.) pour grossir la pelote d’un Jean-Marie Le Pen, dont Mitterrand connaît le grand talent oratoire pour l’avoir côtoyé au Parlement sous la IVe République ; on travestit l’adversaire sous les frusques usées du « fasciste », selon l’ancienne consigne de Staline à la IIIe Internationale ; et on intensifie les contradictions entre la base populaire du RPR – déjà échaudée par les réformes sociétales de Giscard – et la bourgeoisie catholique et modérée.
La manœuvre est d’envergure et magnifiquement exécutée.
Mitterrand est alors au sommet de son art en imitant ses prestigieux modèles radicaux de la IIIe République qui avaient de même utilisé l’anticléricalisme à l’issue de l’affaire Dreyfus ; l’Église n’était pour rien dans le calvaire du capitaine, mais il fallait rassembler les gauches – jusqu’aux socialistes – alors même que les radicaux au pouvoir se soumettaient à « l’argent ».
L’émergence du Front national, lors des municipales de 1983 à Dreux, s’avérait une chance historique pour la gauche de pérenniser sa présence au pouvoir. Pourtant, Jacques Chirac avait d’abord donné son accord à l’union des droites. Même Raymond Aron avait béni cette alliance dans L’Express, renvoyant la gauche à ses turpitudes totalitaires : « La seule internationale de style fasciste dans les années 1980, elle est rouge et non pas brune. » Mais le discours moraliste, antiraciste, antifasciste de la gauche finit par culpabiliser le leader du parti gaulliste, ainsi que les pressions de toutes parts de ses alliés centristes (ses amis Simone Veil et Bernard Stasi), les médias, et les organisations juives, sans oublier les provocations du chef du FN (« le détail de l’histoire ») bien exploitées. Mitterrand rendait ainsi la monnaie de sa pièce aux gaullistes qui avaient longtemps isolé le parti communiste et son électorat populaire dans son ghetto révolutionnaire.
SOS Racisme est fondée le 15 octobre 1984. Julien Dray et ses amis profitent de l’effervescence médiatique autour de la seconde « marche des Beurs », pour annoncer la naissance de leur nouveau bébé associatif. Les marcheurs sont un peu moins nombreux que l’année précédente, mais les chaînes de télévision se pressent. SOS Racisme inaugure sa brillante carrière par ce putsch médiatique, ce détournement de gloire, cette usurpation.
Seul le père Delorme ose dénoncer cette captation d’héritage, et la mainmise de certains groupes juifs sur l’antiracisme militant ; mais Bernard-Henri Lévy le fait taire, jouant sans vergogne de la culpabilité chrétienne à propos de l’extermination des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Terrorisé, le représentant de l’Église se tient coi. Les « Beurs » se retirent alors du jeu, considérant qu’ils ont été floués par les « Feujs », toujours suspectés d’être plus habiles et privilégiés par les médias.
Favorisé par les consignes du pouvoir socialiste et l’entregent médiatique des parrains de SOS Racisme, le « coup » réussit. Bernard-Henri Lévy et Marek Halter paradent en leur café le Twickenham, rue des Saints-Pères. Des vedettes très populaires et qui avaient été de tous les combats « progressistes », comme Yves Montand et Simone Signoret, arborent la petite main jaune à la une du Nouvel Observateur.
Cette main jaune était une création publicitaire du communicant Christian Michel ; elle rappelle à la fois l’étoile jaune que les Juifs devaient porter en zone occupée et la main de Fatima, porte-bonheur islamique ; elle marque cette continuité inlassablement rappelée entre les persécutions des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et l’hostilité xénophobe aux Maghrébins dans les années 1970 et 1980. Souvenirs de l’Occupation et ratonnades sont mêlés dans une grande confusion historique et intellectuelle, mais avec une redoutable efficacité propagandiste. L’extrême gauche juive, des mouvements trotskistes à l’UEJF, est aux manettes. Elle effectue un double hold-up politique et idéologique, anticipant et précipitant un basculement du judaïsme français. Le petit peuple des Français de confession juive est piégé par la manœuvre. Les dirigeants de l’UEJF et de SOS Racisme (ce sont les mêmes) refusent de différencier l’Israélite français et l’Arabe étranger, les soudant ensemble dans la même posture victimaire et la même hostilité au Français de souche forcément xénophobe et raciste. Ils « défrancisent » ainsi les Juifs français, détruisant un travail d’assimilation vieux de deux siècles.
La majorité des Juifs, aveuglés par le souvenir obsédant de l’Occupation, la compassion victimaire, le discours séduisant sur l’altérité inspiré de Levinas, la tradition juive d’hospitalité (en oubliant que l’étranger n’est alors qu’un « hôte de passage »), la nostalgie des Séfarades pour « la vie là-bas », le processus d’identification des Ashkénazes aux immigrés maghrébins alors qu’ils sont devenus des notables français, se laissent conduire sur ces chemins escarpés de la « défrancisation ». À la une du premier numéro du journal Globe, mensuel de gauche antiraciste d’obédience mitterrandienne fondé en novembre 1985 par Georges-Marc Benamou, aidé financièrement par Pierre Bergé et Bernard-Henri Lévy, on pouvait lire en guise de profession de foi : « Bien sûr, nous sommes résolument cosmopolites. Bien sûr, tout ce qui est terroir, béret, bourrées, binious, bref franchouillard ou cocardier, nous est étranger voire odieux. »
Cette opération ne se fit pas sans réticences ni réserves. Les notables israélites vitupérèrent en privé contre ces jeunes qui « voulaient bougnouliser les Juifs français ». À la sortie du film Train d’enfer de Roger Hanin, l’éditorialiste de Tribune juive écrivait le 11 janvier 1985 : « À partir de ce fait divers raciste émanant de trois paumés, Roger Hanin a construit un film dont il veut tirer une large morale impliquant cette fois la France profonde tout entière. […] Roger Hanin assure que, Juif algérien, on lui a appris dès l’enfance à aimer les Arabes. Apparemment, on ne lui a pas appris à aimer les Français. »
La machine médiatique de propagande antiraciste s’emballa. Le 15 juin 1985, un énorme concert gratuit fut organisé, place de la Concorde, devant 300 000 personnes, présenté par Guy Bedos et Coluche. Les acteurs les plus populaires, Yves Montand, Patrick Bruel, Richard Berry, Isabelle Adjani, occupèrent les écrans pour délivrer la bonne parole. Certains se rendirent même dans les écoles pour une tournée de propagande. Pour la plupart, ils étaient des enfants de l’immigration italienne, juive ou kabyle, qui avaient respecté jusqu’alors tous les codes de l’assimilation, francisant leur patronyme, et n’évoquant guère leurs origines – attitude qui leur permit d’obtenir un accueil chaleureux du public français et une immense réussite professionnelle. Ils exaltèrent cependant ce « droit à la différence » qui contredisait la séculaire tradition française. Le patron très médiatisé de SOS Racisme, Harlem Désir, alors jeune et sémillant métis, né de père antillais et de mère vosgienne, passé par les Jeunesses catholiques avant d’être éduqué par ses maîtres trotskistes, déclarait : « La cuisine française, ce n’est pas seulement le cassoulet, c’est aussi la pizza et le couscous. »
Il ne s’agit plus de se fondre dans un moule commun en rognant ses particularités, mais d’affirmer sans gêne, sans se soucier de la réaction des autochtones, ses spécificités, ses différences, qui sont « autant de chances », comme le chante alors Jean-Jacques Goldman.
La chanson populaire se révélait décidément un exceptionnel vecteur de la propagande antiraciste. Cabrel et Renaud se penchaient, pleins de tendre commisération, sur le sort de la femme de ménage algérienne à Marseille ou d’un fils d’immigré algérien, « qui a son CAP de délinquant ». Mais c’est Claude Barzotti qui, un an plus tôt, signait la véritable déclaration de guerre au modèle français :
Je suis rital et je le reste […]
J’aime les amants de Vérone
Les spaghettis, le minestrone
Et les filles de Napoli
Turin, Rome et ses tifosis
Et la Joconde de De Vinci
Qui se trouve hélas à Paris […]
Mon nom à moi c’est Barzotti
Et j’ai l’accent de mon pays
Italien jusque dans la peau 2.
Cette révolte transalpine sonnait étrangement, alors même que les Italiens avaient été un exemple rare d’assimilation réussie. Il faut cependant rappeler que celle-ci n’avait pas été aisée ; qu’à la fin du XIXe siècle, les ouvriers français n’hésitaient pas à monter de violentes expéditions punitives contre les « Ritals » accusés de leur « voler leur pain » ; et que l’historien Pierre Milza a évalué à près des deux tiers le pourcentage d’Italiens, venus dans notre pays entre 1870 et 1940, repartis dans leur patrie d’origine 3. Dans les années 1970, le cinéma américain avait exalté l’histoire de la « communauté italienne » aux États-Unis (Scorsese, Coppola), donnant naissance au cinéma ethnique, inspirant en France des (pâles) imitations d’Arcady avec ses sagas consacrées aux Juifs d’Afrique du Nord.
Les parrains de SOS Racisme découvrirent les joies de l’argent facile ; les badges se vendaient comme des petits pains ; les valises de billets de l’Élysée se mêlaient aux liasses de « Pascal » distribuées par Pierre Bergé, le riche président de la maison de haute couture d’Yves Saint Laurent. Puis, la machine s’officialisa, se professionnalisa ; SOS Racisme devint une redoutable machine à attraper les subventions des ministères et des collectivités locales, afin de continuer la lutte politique, et accessoirement faire vivre sur un grand pied ses augustes dirigeants.
Dans l’euphorie des années 1980, les dirigeants de SOS Racisme crurent qu’ils supplanteraient les caciques de l’antiracisme, la LICRA et le MRAP. Ils durent déchanter. Les divisions internes autour de l’affaire du voile à Creil en 1989 ou la première guerre du Golfe en 1990, l’hostilité persistante des jeunes Arabes des cités à l’endroit des « Feujs », les désaccords passionnés autour du conflit du Moyen-Orient, sans oublier la réprobation de la Cour des comptes qui dénonçait leur gestion dispendieuse, obligèrent les dirigeants de SOS Racisme à se replier sur leur « cœur de métier » : la collecte inlassable de subventions.
Sans troupe ni prise réelle sur le « terrain », ils déployèrent un activisme médiatique, utilisant un incomparable savoir-faire trotskiste de manipulation des esprits, devenant les nouveaux inquisiteurs de la religion antiraciste, prêchant et catéchisant (à la télévision) et excommuniant, privatisant l’appareil judiciaire à leur profit, tels de nouveaux Torquemada. Au nom de la République, et de ses sacro-saints principes brandis en étendard flamboyant, ils avaient sapé les fondements de la nation française : laïcité et assimilation. Comme ils disaient dans leur jeunesse militante des années 1970 : « Bien creusé, la taupe ! ». Leurs maîtres trotskistes pouvaient être fiers d’eux.