Décembre 1976

Haby soit qui mal y pense

Les mots n’ont pas pris une ride. Ils servent encore aujourd’hui, près de quarante ans après, identiques, tellement usés qu’on voit à travers : Démocratisation… Égalité des chances tout en maintenant le plus haut niveau de formation… La puissance d’un pays moderne est directement fonction de son capital intellectuel… Refus de la sélection… Refus d’une orientation trop précoce… Longue concertation…

La loi Haby sur le collège unique est une référence indépassable, une matrice, une borne. Un symbole. Le ministre giscardien a alors signé l’acte de reddition définitive de la droite devant l’idéologie scolaire de la gauche républicaine ; a étanché la soif des républicains – pour la première fois depuis un siècle – d’unifier, de rassembler tous les enfants de France sous l’enseigne publique, pour les arracher au magistère « réactionnaire » de l’Église. Au fil du temps, s’y était ajouté le mépris des socialistes et des humanistes pour l’enseignement professionnel, par détestation de l’entreprise capitaliste comme lieu d’asservissement et d’aliénation – l’usine, c’est sale – au profit du vieux rêve des Lumières d’émancipation par le savoir. Longtemps la droite avait résisté, au nom de la vieille alliance du trône et de l’autel, puis des nécessités de l’industrialisation du pays et du transfert des petits paysans dans les usines. Mais la République – ses partis, ses loges, ses syndicats – ne s’y était jamais résignée. Elle avait dissimulé avec soin que le travail d’alphabétisation (des garçons en tout cas) avait été achevé avant son arrivée par l’Église honnie, pour mieux s’en approprier l’exclusif mérite ; elle était parvenue à arracher les plus doués à l’usine (et à l’industrie) pour en faire des professeurs.

C’est le général de Gaulle qui à la Libération, enferré dans son alliance forcée avec les communistes pour éviter la guerre civile et se dégager d’une tutelle américaine arrogante, avait donné à la gauche tous les pouvoirs sur l’Éducation nationale. Les communistes signèrent avec le fameux rapport Langevin-Wallon la feuille de route que la droite revenue aux affaires appliquera sans barguigner. Seul le général de Gaulle, avec son conseiller Jacques Narbonne, exhorta le ministre de l’Éducation, à coups de notes et de réunions interministérielles, à ne pas sacrifier la qualité de l’enseignement à la nécessaire « démocratisation ». Agacé par la soumission de Joseph Fontanet aux desiderata syndicaux – et par l’indolence libérale du Premier ministre Georges Pompidou –, le général de Gaulle installa rue de Grenelle son ancien ministre de l’Information, Alain Peyreffite. Mais la première réunion interministérielle organisée par le nouveau ministre eut lieu le 3 mars 1968…

Il n’est pas sûr d’ailleurs que le général de Gaulle ait eu la main heureuse. Alain Peyreffite était certes un brillant normalien, un des derniers intellectuels du gaullisme au pouvoir ; mais il se piquait de modernité en matière de pédagogie. Il était tout disposé à abandonner les habitudes autoritaires et hiérarchiques qu’il trouvait raides et dépassées. Il s’était entiché de méthodes nouvelles, venues d’outre-Atlantique, qui privilégiaient la spontanéité, la créativité des enfants sur la mécanique, qu’il jugeait sommaire, de la mémorisation et de la répétition. Dans son livre, Le Mal français, qui parut aussi en 1976 1, Peyreffite intègre ce modernisme pédagogique dans une critique globale de la France traditionnelle, catholique, rigide, hiérarchisée. Il dénonce la société bloquée et rêve de la transformer, de l’américaniser, de la protestantiser.

Cette concomitance fut la première malédiction de la loi Haby. Au départ, cette législation n’était que le toit sur la maison, la poursuite au collège de l’effort séculaire d’éducation entrepris dans le primaire. Mais la toiture est posée au moment même où on sape les fondations de la maison. Le culte de l’enfant, de sa spontanéité, le passage de la transmission du savoir détenu par le maître à une pédagogie active qui fait de l’enfant « l’acteur de la construction de ses savoirs » détruiront l’école primaire française qui s’enorgueillissait à juste titre d’être la « meilleure du monde ».

Avec le recul que donnent les quarante années de folle expérimentation, Marcel Gauchet compara cette révolution à un « saut dans le vide sans parachute ».

Le mépris de la mémorisation, de la répétition, de l’effort, du travail, servi par le jargon moliéresque des maîtres des sciences de l’éducation, les sinistres « pédagogistes », ruina l’ambitieux programme.

L’école était comme toujours l’otage des affrontements idéologiques et politiques. À droite, les rapports de forces évoluaient au profit des libéraux américanophiles, au détriment des nationalistes colbertistes. À gauche, les révolutionnaires, trotskistes, maoïstes ou libertaires, prenaient le pas sur les communistes staliniens qui, dans leurs mairies comme rue de Grenelle, avaient loyalement poursuivi l’œuvre séculaire d’émancipation populaire par le savoir et la culture. Les libéraux avaient découvert Friedrich Hayek et Milton Friedman, tenaient le marché, voire l’argent, comme seul critère de réussite et d’utilité sociale ; ils méprisaient les profs sous-payés et leur culture collectiviste de « gôche ». Les « gauchistes » ne juraient que par leurs deux maîtres à penser, Michel Foucault et Pierre Bourdieu. Foucault avait délégitimé la nécessaire discipline en enseignant que l’ordre républicain n’était que l’habillage d’un pouvoir répressif, quasi fasciste. Bourdieu avait, lui, répété depuis son fameux livre de 1970, La Reproduction 2, que la bourgeoisie avait érigé la culture classique et le diplôme pour légitimer par le mérite le fait qu’elle ait accaparé les meilleures places sociales, et dissimuler ainsi qu’elle ne tenait sa domination que par la naissance et l’héritage. Cette alliance improvisée – et souvent générationnelle – entre libéraux de droite et libertaires d’extrême gauche pour détruire la culture classique, les uns parce qu’elle refrénait les pulsions du consommateur, les autres pour abattre la culture bourgeoise, accoucherait d’une déculturation inouïe, couverte et occultée par les oriflammes médiatiques du « niveau monte ».

Mais 1976 fut aussi la première année effective du regroupement familial qui amena en France un public scolaire issu – à quelques exceptions repérées et aidées – de milieux d’un médiocre niveau socioculturel, où l’école et le savoir sont rarement portés au pinacle des valeurs familiales, ne parlant pas ou peu ou mal le français.

Le regroupement familial fut au pédagogisme ce que le nitrate est à la glycérine. Se mettre à la remorque des élèves, c’était leur interdire toute acquisition du savoir si leur milieu social ne les y avait pas préparés. C’était donc accroître les inégalités sociales en se proposant de les réduire. Des enfants qui ne savent pas lire et écrire sont condamnés à être relégués dans le collège unique. Le mépris français pour l’enseignement technique se conjugua au refus de ces jeunes d’être les « esclaves des Français » comme papa, c’est-à-dire ouvriers. La machine éducative s’interdisant désormais de leur inculquer les rudiments du « roman national », leur manque identitaire les jeta dans les bras chaleureux de l’Oumma islamique et de la haine de la France. Quarante ans plus tard, 40 % des jeunes garçons issus de l’immigration étaient au chômage.

Face à leur échec de plus en plus cruel, les progressistes s’accrochèrent à un fétichisme nominaliste et un rien dédaigneux du diplôme ; l’obtention du diplôme prenait la place de l’acquisition du savoir.

Le collège unique finit par devenir le collège de personne. Les « mauvais » élèves ne peuvent jamais y entrer, car leurs insuffisances en lecture et écriture les rendent incapables de pénétrer dans les arcanes des matières qu’on leur enseigne ; s’adapter à eux (les fameux « décrocheurs »), c’est cesser d’enseigner aux autres. La violence règne dans les collèges de banlieues, et les classes favorisées se protègent dans les établissements du centre-ville ; les classes moyennes prennent d’assaut les écoles privées.

On comprend mieux la révolte populaire qui gronda contre le projet de 1984 d’intégrer de force l’école privée dans l’enseignement public. Ce n’était pourtant que la fin presque naturelle d’un processus séculaire d’unification. Mais la gauche se révélerait maladroite, arrogante. Pour servir les idéaux et les intérêts de gauche, la droite est l’instrument idéal.



1.

Op. cit.

2.

Éditions de Minuit.

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