2 mars 1982
Le retour des féodaux
C’est sans doute avec une jubilation narquoise que François Mitterrand mit ses pas dans ceux du Général. Lui qui, aussitôt arrivé à l’Élysée, avait donné aux services du protocole de la « Maison » un seul ordre : « Faire tout comme pour de Gaulle », pouvait cette fois encore se référer à son illustre adversaire. La décentralisation, la régionalisation, le nécessaire reflux de mille ans de centralisme, n’était-ce pas la dernière bataille menée par le Général ? Bataille et guerre perdues cette fois avec l’abdication, en avril 1969, du vieil homme recru d’épreuves. Mitterrand seul se souvenait encore que le Général avait lui-même repris un projet envisagé par le Maréchal ; l’homme de la francisque saluait Pétain, en faisant mine d’imiter de Gaulle : le Florentin savourait le sel de cette archéologie méandreuse.
Les socialistes y ajoutèrent l’instinct de revanche des notables locaux de l’ancienne SFIO contre la figure à la fois honnie et jalousée du préfet. Il y avait dans leur impatience jouisseuse à s’arroger ses compétences quelque chose de Gavroche se vautrant rigolard sur le trône de Louis-Philippe lors du saccage des Tuileries en février 1848. Le Premier ministre Pierre Mauroy était maire de Lille ; le ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation, Gaston Defferre, maire de Marseille ; François Mitterrand avait entamé sa marche finale vers l’Élysée par le triomphe socialiste aux municipales de 1977.
Au contraire des autres réformes qu’il engageait au début de son mandat, le gouvernement disposait d’alliés à droite parmi les troupes libérales, centristes, notables locaux et girondins de toujours. Cette double opération de dévolution de compétences au profit des élus locaux et de régionalisation rencontrait une quasi-unanimité parmi les élites technocratiques des années 1970. Les uns croyaient briser les verrous de « la société bloquée » dénoncée par Michel Crozier en démantelant la hiérarchie de fer restaurée par Bonaparte en l’an VIII ; les autres rêvaient de ressusciter les provinces d’un lointain passé et d’y forger les Länder à « l’échelle européenne » ; les derniers, plus minoritaires et plus idéologues, revisitaient une Histoire de France sans Philippe le Bel ni Richelieu ni Colbert ni Bonaparte, une histoire faite de gentlemen farmers anglais et de cités italiennes, bâtissant une utopique France des régions au régime quasi fédéral pour mieux s’insérer dans les États-Unis d’Europe de leurs rêves.
Tout semblait leur sourire. Dans le passé, la naissance des collectivités locales s’était adossée au mode de déplacement de l’époque. La commune du Moyen Âge accueillait le paysan cheminant à pied ; le chef-lieu du département recevait le citoyen de la Révolution à une journée de cheval, sur les belles routes qui avaient fait l’admiration des visiteurs étrangers pour la France de Louis XV. La région représentait donc l’échelon adapté au temps de l’automobile, et de ces magnifiques autoroutes dont le président Pompidou avait couvert le territoire.
Le hasard facétieux avait quelques mois plus tôt lancé un nouveau train qui, à des vitesses encore jamais atteintes, raccourcirait les distances, transformant des villes de province comme Reims, Tours ou Chartres en banlieues de Paris, attirant, aspirant vers la capitale des grandes villes comme Lyon, Lille, et même Marseille ou Strasbourg, qui avaient fait de leur éloignement le gage de leur autonomie farouche par rapport à l’ogre parisien. Tout était chamboulé mais nos « modernes » ne le savaient pas encore. Au fil des années, Paris sortirait peu à peu de son rôle d’aspirateur du « désert » français pour devenir une métropole mondialisée. La province avait pendant des siècles reproché à la capitale son emprise impérieuse ; elle vilipenderait vite son dédain égoïste. Les modernes d’aujourd’hui deviendraient les archaïques de demain.
La décentralisation française arrivait trop tard dans un monde trop neuf ; un monde qui serait bouleversé une première fois par l’abolition des frontières en Europe, et l’ouverture de l’Europe sur l’est du continent après la chute du mur ; et une seconde fois par la mondialisation qui érigerait en carrefours des mouvements de capitaux, de marchandises, et d’hommes, des grandes villes qui deviendraient autant de petits Paris absorbant leur environnement, et amenant à Bordeaux, Strasbourg, Toulouse, Nantes, Nice, Marseille, etc., les richesses et les nuisances d’une cité-capitale.
Personne n’imaginait cette (r)évolution en 1982. Les régions étaient dépassées avant même d’être installées. Elles ne réussiront jamais à imposer leur légitimité ; les élections régionales au suffrage universel – instauré dans la même loi de 1982 – brilleront toutes par leur abstention massive ; le découpage territorial, reprenant celui, prudent, de l’ère Pompidou, n’avait pas, il est vrai, facilité les identifications populaires. Rien n’y fit, en dépit des efforts valeureux des régions en faveur de la rénovation des lycées et des trains locaux, ou encore du dynamisme industriel de la région – qui consistaient avant tout à dérouler le tapis rouge des exonérations fiscales aux entreprises étrangères susceptibles de créer quelques emplois.
Dès les années 1990, les maires des grandes villes leur dameraient le pion et s’imposeraient comme les patrons régionaux d’un monde globalisé ; ils laisseraient au département le soin de jouer l’assistante sociale dans les zones rurales éloignées de tout. Le département tenait lui aussi sa revanche. En 1982, les bons esprits technocratiques souhaitaient sa disparition car il symbolisait tout à la fois l’archaïsme français et le centralisme jacobin et napoléonien. Seul François Mitterrand, resté attaché aux anciens terroirs, refusa. Son successeur Jacques Chirac fit de même, en dépit des offensives des « modernes » de droite, régionalistes groupés autour du Premier ministre de 2002, Jean-Pierre Raffarin. Ironie de l’Histoire : le département fut le comble de la modernité en 1789 et le comble de la ringardise deux siècles plus tard. La région incarnait l’apogée de la réaction en 1789 (les Provinces) et du progrès dans les années 1970. À l’orée des années 2000, elle passera de nouveau à la trappe de l’Histoire, tandis que les villes, ces modernes du Moyen Âge, reprendront le flambeau.
Avant et après le vote de la loi de 1982, le chœur des modernes nous rebattit les oreilles des indécrottables « retards » français, nous donnant en exemple les Generalidades espagnoles, les régions italiennes, les Länder allemands, et même les régions britanniques. Puis, vinrent les premiers craquements, les revendications indépendantistes de la Catalogne et du Pays basque, les vociférations de la Ligue du Nord, le lent travail de sape de la Flandre, l’indépendance en gestation de l’Écosse. Au contraire de ce qu’on nous avait dit, les régimes les plus libéraux, les plus fédéralistes, n’avaient pas endigué les revendications séparatistes, mais les avaient encouragées (sauf en Allemagne). Avec la crise financière de 2008, on s’aperçut que la plupart des Generalidades étaient au bord de la faillite ; les collectivités locales françaises en avaient été sauvées en dépit d’endettements fort imprudents, par le maintien d’une réglementation jacobine leur enjoignant de voter des budgets en équilibre.
Cette révolution décentralisatrice eut un coût colossal jamais évalué. Les nouveaux féodaux régionaux, départementaux et municipaux, enhardis par leur fraîche légitimité et enivrés par leur nouveau pouvoir, firent couler le béton dans des hôtels administratifs souvent somptuaires. Des budgets de communication faramineux chantèrent la gloire du roitelet-soleil.
On embaucha à tout va. Dans la seule décennie 2000, les collectivités territoriales recrutèrent près de 500 000 personnes. Tous les efforts de l’État pour contenir la croissance endémique de ses effectifs étaient plus qu’annulés par l’expansion débridée des recrutements locaux. La productivité de ces emplois n’était pas leur qualité essentielle ; les congés maladie, plus nombreux que dans la fonction publique d’État. L’inventivité des technocrates décentralisateurs s’avéra sans limites. Pour compenser la multiplicité des communes (les fameuses 36 000 communes, autant que dans tout le reste de l’Europe), on créa des communautés de communes, comme on avait envisagé que la région regrouperait un jour les départements condamnés.
Mais si on créait de nouvelles structures, on n’en supprimait aucune. Les effectifs partout gonflaient. La République reprenait les mauvaises habitudes de la Monarchie qui avait elle aussi accumulé les strates administratives. Le « mille-feuille » devint indigeste. Chaque projet industriel ou immobilier était issu de financements croisés, selon des modalités obscures, qui interdisaient tout contrôle et favorisaient le gaspillage, jusqu’à la gabegie. Au nom de la réduction nécessaire des dépenses budgétaires, l’État coupait dans ses crédits de recherche et d’investissement, pendant que les régions prétendaient prendre le relais ; mais ce n’étaient pas les mêmes objectifs, pas la même hauteur de vue ; des efforts désordonnés et sans cohérence nationale ; on n’avait plus d’argent pour le Concorde ou le nucléaire, mais on en disposait pour les ronds-points ! Trente ans plus tard, la gauche revenue au pouvoir accorderait aux notables locaux le droit de se répartir leurs compétences, et aux départements de fusionner à leur guise. En 2014, le président Hollande, pressé de démontrer sa vigueur réformatrice, modifia la carte régionale, réduisit le nombre des régions de 22 à 14, leur transféra de nombreuses compétences départementales – que les départements exerçaient pourtant avec compétence – et annonça la disparition des conseils généraux à l’horizon 2020.
L’État peu à peu sortait du jeu. On revenait lentement mais inéluctablement à l’autonomie des seigneurs dans leurs provinces que la Monarchie puis la République avaient mis mille ans à domestiquer. Demain, l’interdiction du cumul des mandats entre député (ou sénateur) et élu local couperait le lien entre les provinces et Paris. La France redeviendrait cet « agrégat inconstitué de peuples désunis » dénoncé par Mirabeau à la veille de la Révolution. Les pseudo-héritiers de Tocqueville n’avaient pas lu ces pages lumineuses dans lesquelles l’auteur de La Démocratie en Amérique distingue entre décentralisation politique et décentralisation administrative, la seconde étant bénéfique car elle favorise l’initiative locale et le dynamisme économique, tandis que la première est néfaste car elle démantèle la souveraineté nationale. Le président Pompidou, qui avait jusqu’au bout refusé que les régions devinssent autre chose que « l’expression concertée des départements qui la composent », avait pourtant prévenu avec sa gouaille désabusée : « Il y a eu déjà l’Europe des régions ; ça s’appelait le Moyen âge ; ça s’appelait la féodalité. »
À l’instar de l’Italie, du Canada, ou de l’Espagne, la France connut la criminalisation des marchés locaux ; les mafias internationales ou même nationales inspirèrent notre milieu corso-marseillais qui se mêla à son tour des contrats sur le traitement des ordures, des cliniques privées, des officines de sécurité, sans parler des traditionnels marchés immobiliers et routiers. Au gré des affaires, des scandales, et des enquêtes de police, on put constater chaque jour davantage les dérives de la décentralisation. En 1992, l’assassinat du député Yann Piat mit à jour l’emprise mafieuse sur le département du Var, à travers le président du conseil général Maurice Arrecks. La mort de l’« emmerdeuse » entraîna la chute du « système Arrecks » ; mais, depuis lors, la mise en cause de Guérini, président du conseil général des Bouches-du-Rhône ou la condamnation – certes non définitive – de la députée socialiste Sylvie Andrieux ont révélé les nouvelles pratiques dans la région marseillaise, ainsi que les liens douteux entre bandes des cités et grand banditisme, associations antiracistes, clientélisme électoral, sur le modèle américain, tant admiré dans les banlieues françaises, de Tony Montana, héros du film Scarface.
Il n’en avait pas toujours été ainsi depuis 1945, même dans la région de Marseille. Ce fut le grand paradoxe du ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation Gaston Defferre. Certes, les figures du crime organisé n’avaient pas totalement disparu de la vie marseillaise dans les années 1960, à commencer par les gardes du corps du maire, l’ancien résistant Dominique (Nick) Venturi et Antoine Paolini, qui fréquentaient les frères Guérini ; mais ce Venturi lui-même apparaissait alors comme le reliquat d’un passé désormais lointain, celui des années 1930, quand Simon Sabiani, adjoint au maire, était devenu le vrai patron de la ville, et que Marseille était surnommée « le Chicago français ». Le maire de Marseille, Gaston Defferre, savait mieux que personne que seul le gaullisme industriel, sa politique d’aménagement du territoire et son organisation d’assistance sociale dirigées de Paris, avait permis aux forces politiques locales d’échapper aux logiques clientélistes et de s’arracher des bras trop affectueux de la pègre. C’est aussi la centralisation parisienne de la construction immobilière qui lui avait donné les moyens de réaliser son ambitieux programme de logements sociaux au cœur de sa ville, sur le vieux port, qui ne vit jamais le jour à Naples ou à Palerme, dans une Italie postfasciste plus décentralisée, et donc plus soumise aux diverses « influences » locales. Ne parvenant plus à rendre les mêmes services à la population, les parrains marseillais perdirent leur influence politique et se recyclèrent dans les grands trafics internationaux, de drogue en particulier, avec la célèbre french connection qui faisait l’admiration des mafieux calabrais et napolitains.
Cette victoire historique fut remise en cause par la décentralisation de 1982. Defferre pouvait alors plaider qu’avant même sa loi de 1982, les départements des Bouches-du-Rhône et du Var vivaient déjà sous un régime de dérogation permanente qui laissait aux élus locaux une latitude et même une influence sur les décisions prises par les préfets. Il suffisait donc, songeait le père de la décentralisation, de généraliser ce système dérogatoire à toute la France, pour redonner un peu de souplesse, un peu de vie, un peu de dynamisme au trop aride « désert français ». C’était oublier que la politique d’aménagement du territoire voulue par l’État central sous le général de Gaulle avait rendu caduc ce constat daté du XIXe siècle, forgeant des industries dans le sud-ouest et le nord-ouest du pays, et faisant de ces régions autrefois défavorisées les plus dynamiques du territoire. À la fin des années 1970, Paris n’était plus seul. Le malheur pour la loi de Gaston Defferre est que la décentralisation fut accompagnée, débordée, aggravée par le grand marché européen puis par la globalisation : l’État était décapité par le haut après avoir été grignoté par le bas. Le Gulliver hérité de Colbert, Napoléon, de Gaulle, fut ligoté, ridiculisé, humilié. Assassiné.