8 juillet 1982

Verdun à Séville

Par une douce nuit d’été sur le champ de bataille de Séville, la France et l’Allemagne se sont affrontées pour la troisième fois dans le siècle. Après 1914 et 1940, 1982. La France fut vaincue. Tout est guerre, même le football. Surtout le football. Les Panzerdivisionen allemandes, l’aigle noir impérial cousu sur leurs maillots blancs immaculés, ont eu raison de nos piou pious, le coq gaulois dressé sur ses ergots, qui avançaient sous la mitraille la fleur au fusil.

Les troupes françaises affichaient les qualités éternelles qu’avait déjà remarquées Jules César : audace, intrépidité, créativité. Leurs défauts aussi : une naïveté, une ingénuité quand l’ivresse du jeu les emporte, leur fait oublier les disciplines indispensables au combat. Les Allemands avaient hérité des vertus de rigueur, d’abnégation, de discipline, et de détermination inébranlable, de volonté farouche d’écraser l’adversaire, qui avaient fait la gloire du drill prussien sous Frédéric II. Certains dirigeants du football allemand de l’époque avaient officié sous le règne nazi. L’équipe allemande était celle de la RFA, mais ces joueurs rhénans et bavarois avaient été élevés à la prussienne.

Le plus grand joueur allemand de l’après-guerre, Franz Beckenbauer, avait prévenu ses jeunes compatriotes : « Jouez dur, les Français détestent ça. »

La France, c’était l’union latine chère à Napoléon III : Hidalgo, Platini, Amoros, Genghini, Larios, Tigana, Janvion et Trésor. L’Allemagne, c’étaient des grands blonds dolichocéphales.

L’arbitre s’appelait Corver. Il était hollandais. Ses ancêtres avaient été sujets de Guillaume d’Orange, l’ennemi juré de Louis XIV. Corver joua son rôle de traître de comédie, laissant les défenseurs allemands s’essuyer les crampons sur les chevilles de Platini et de Rocheteau, regardant ailleurs lorsque le gardien de la Mannschaft Harold Schumacher transforma le terrain de football en ring de boxe en allongeant le Français Battiston pour bien plus des dix secondes réglementaires. Sans doute meurtri par le tombereau d’injures qu’il reçut pendant des semaines après la rencontre, en France mais aussi en Allemagne (nazi, SS, etc.), Schumacher avoua des années plus tard que toute l’équipe avait pris de l’éphédrine, drogue qui renforce l’agressivité.

Comme à Waterloo, les Français furent vaincus par les renforts de dernière heure. À Séville, Blücher s’appela Rummenigge. Quand rentra le joueur blond à la boucle d’oreille, qui n’avait guère joué pendant la compétition, le combat changea d’âme, l’espoir changea de camp.

Ce fut sans conteste un des « matchs du siècle ». L’exceptionnelle qualité technique, la vitesse de jeu, la confrontation des deux styles, les rebondissements imprévisibles, tout y contribua. Lorsque Giresse marqua, courut ivre de joie, les bras levés, vers ses camarades, il était convaincu, et tout le pays avec lui, que la France, menant alors par 3 buts à 1, accéderait pour la première fois à la finale de la Coupe du monde de football. Quatre minutes plus tard, les Allemands réduisaient déjà le score après que Platini eut été secoué comme un prunier, sans que l’arbitre, à son habitude, intervînt. Fischer, d’un acrobatique retourné, égalisa, avant que le géant allemand Hrubesch ne marque l’ultime penalty de la victoire, après que Didier Six et Maxime Bossis eurent raté le leur, lors d’une séance de tirs au but poignante.

Incroyable opposition caricaturale des physiques qui faisait marcher la machine à remonter le temps de nos défaites et complexes : Hrubesch-Giresse, Kohl-Mitterrand, Bismarck-Thiers. Le géant allemand et le nain français.

Les joueurs de l’équipe de France étaient tous nés dans les années 1950, quelques années après la défaite de juin 1940. Ils furent aussi la dernière génération qui assimila sans gêne et sans douleur les étrangers. On ne se demandait pas s’ils chantaient « La Marseillaise » ; on savait, on voyait, on entendait, on devinait leur exemplaire acculturation à la France. C’est la presse allemande qui, à l’époque, notait, perfide, qu’il y avait dans cette équipe plusieurs joueurs noirs (Tigana, Trésor, Janvion), remarque insidieuse qui rappelait les caricatures de la propagande germanique de la Première Guerre mondiale sur la « force noire » chère au général Mangin.

Ils ne le savaient pas, mais nos joueurs incarnaient l’ultime génération du XXe siècle français. Ils furent les derniers enfants qui apprirent le roman national tel qu’on l’enseignait depuis Michelet ; mais on eut l’impression que cette Histoire, ces complexes, ces traumatismes pesaient encore sur leur conscience au moment de « tuer » l’ennemi héréditaire ; la peur séculaire de l’Allemand les hantait et les inhibait, tandis que les populations germaniques semblaient avoir jeté dans les poubelles de l’Histoire leur ancienne révérence craintive et admirative pour la « Grande Nation » qui avait brûlé Heidelberg et les avait écrasés à Iéna.

Cette défaite ébranla le sport français. On cria comme après 1914 : « Plus jamais ça. » Yannick Noah remporta le tournoi de Roland-Garros en 1983 ; et l’équipe de Platini gagna la coupe d’Europe des nations en 1984. Ces deux succès furent vécus comme la fin d’une malédiction nationale. Mais en 1986, les mêmes joueurs français affrontèrent les mêmes Allemands dans une même demi-finale de Coupe du monde. Et essuyèrent une même défaite ! Franz Beckenbauer eut le mot de la fin : « Les Français ne savent pas battre l’Allemagne. »

La défaite à Séville avait sonné le glas des illusions françaises dans le siècle. Au début du Mundial en Espagne, le 13 juin, le Premier ministre Pierre Mauroy avait annoncé la dévaluation du franc et les premières mesures de rigueur. En cet été 1982, la France ravalait sa superbe de nation indocile et rebelle et s’alignait toute honte bue sur le modèle allemand.

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