11 décembre 2001
Un destin de Mezzogiorno
Ce fut l’autre événement de l’année 2001. L’autre entrée dans le XXIe siècle. Moins spectaculaire, plus décisive. Les Chinois négociaient depuis quinze ans. Cette entrée dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), entérinée par les accords de Doha (Qatar) de novembre 2001, était le couronnement de la politique libérale d’ouverture sur le monde, inaugurée à la fin des années 1970. Cette intronisation solennelle dans la « Communauté internationale » était pour l’ancien empire du Milieu une révolution économique et politique, voire philosophique. Il ne tarderait pas à se transformer en « atelier du monde » et à s’asseoir sur un tas d’or. Les dirigeants des autres pays étaient aussi empressés de conclure, même les Américains ou les Français, pourtant de forte tradition protectionniste. La foi dans les bienfaits du libre-échange était alors irrésistible ; c’était une autre version de « la fin de l’histoire » chère à l’Américain Fukuyama, la paix, la démocratie et la liberté des échanges. Les élites occidentales imaginaient l’entrée de la Chine dans l’OMC comme un phénomène de dégel qui conduirait, par des progrès convergents du marché, du droit et de la démocratie, vers un rapprochement lent mais inexorable avec leur modèle économique et politique.
Arrière-pensée non avouée, mais confiée à mi-voix avec un air entendu et non dénué d’une pointe d’arrogance, les élites françaises – et occidentales – étaient alors convaincues que la Chine se contenterait de profiter de son « avantage comparatif » dans l’industrie bas de gamme, et ne pourrait jamais – pas à l’échelle humaine en tout cas – rivaliser dans les productions de haut de gamme. « À eux les chaussettes et les tee-shirts ; à nous les Airbus et les TGV ! »
Il ne fallut que quelques années pour que cette prophétie ne fût démentie. La France sacrifia les ultimes reliquats de ses industries de main-d’œuvre, sans pour autant préserver ses trésors de haute technologie. Ce fut perdant-perdant. Les mêmes théoriciens libéraux assuraient, sûrs de leurs théorèmes ricardiens et de leurs équations mathématiques, que la faible valeur de la monnaie chinoise (le yuan avait été dévalué en 1994) correspondait à un moment donné de l’économie chinoise, avec ses salaires misérables et sa faible productivité ; l’accumulation des excédents commerciaux de la balance des paiements provoquerait très vite, selon eux, un ajustement à la hausse de la monnaie chinoise, qui équilibrerait les échanges entre la Chine et le reste du monde. Ainsi, le Japon, l’ogre des années 1980, avait-il dû revoir ses prétentions à partir des années 1990, à cause d’une réévaluation du yen, l’endaka, qui réduisit les formidables excédents commerciaux que ce pays accumulait alors.
Ce « rééquilibrage » n’eut jamais lieu en Chine. Les autorités monétaires de Pékin, alertées par le précédent japonais, ne laissèrent jamais le yuan se revaloriser. Les excédents commerciaux de l’« atelier du monde » ne se résorbèrent pas ; la concurrence des produits fabriqués en Chine ne fut pas compensée par une monnaie plus forte, pour le plus grand profit des grands groupes internationaux, et le plus grand malheur des ouvriers et chômeurs occidentaux. Les multinationales avaient inventé des « chaînes de fabrication mondiales », qui reliaient une matière première prise le plus souvent en Afrique, un composant en Asie, la fabrication en Chine, avant de vendre le produit achevé dans les centres commerciaux des pays développés. Ce « made in world », exalté aveuglément par le patron de l’OMC, Pascal Lamy, piloté le plus souvent de Californie par des ordinateurs surpuissants, donnait raison à l’économiste Paul Krugman qui avait résumé la mondialisation comme « l’alliance entre Walmart et le Parti communiste chinois ». L’accueil complaisant de la Chine dans l’OMC par la Maison Blanche – au détriment des intérêts des blue collars américains, alors même que le président Bill Clinton était issu du parti démocrate – avait été le signe éclatant de l’influence déterminante du big business sur la vie politique américaine, et de la corruption croissante de celle-ci.
La Chine écrasait les prix, tous les prix, même ceux du travail. L’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001 fut la cause majeure de la stagnation des salaires pendant toute la décennie qui suivit, dans les pays riches, aux États-Unis comme en Europe.
Pour résister à cette bourrasque déflationniste – encore aggravée par le poids hors du commun de l’économie chinoise – et maintenir le pouvoir d’achat des classes moyennes, on favorisa l’endettement. Dans les pays anglo-saxons, mais aussi en Espagne, on incita les individus à s’endetter par une politique de crédit peu onéreux et abondant. En France, c’est l’État qui s’endetta sur les marchés internationaux, pour continuer à financer la protection sociale.
C’est ce moment-là que les socialistes français choisirent pour réduire le temps de travail à 35 heures par semaine. Ce « partage du gâteau », opéré avec brutalité par Martine Aubry, aggrava encore la baisse relative des salaires. On donnait du temps, on ne pouvait pas aussi donner de l’argent. Afin de compenser le coût de cette mesure pour les entreprises, l’État allégea leurs charges sociales. L’État finança cette décision par un nouvel accroissement de la dette publique.
On ne s’aperçut de rien. Les consommateurs français, comme leurs pairs du monde entier, profitaient à plein des baisses de prix ; ils ne se rendaient pas compte que les satisfactions qu’ils tiraient en tant que consommateur plombaient la feuille de paie du salarié, et menaçaient l’emploi du chômeur en puissance qu’ils étaient. Les économistes médiatiques chantaient les louanges du libre-échange en accumulant les chiffres du commerce international, sans voir que l’essentiel de cette hausse provenait des voyages internes aux grands groupes mondiaux (en porte-conteneurs au sein des mêmes entreprises, dans le cadre de la nouvelle organisation mondiale des chaînes de production). Maurice Allais, notre seul prix Nobel français d’économie alors vivant, de formation pourtant libérale et favorable à un libre-échange raisonnable, prêchait dans le désert : « La politique de libre-échange mondialiste poursuivie par Bruxelles a entraîné à partir de 1974 la destruction des emplois, la destruction de l’industrie, la destruction de l’agriculture, et la destruction de la croissance […]. La mondialisation ne profite qu’aux multinationales. Elles en tirent d’énormes profits. »
Quelques semaines après l’entrée de la Chine dans l’OMC, au 1er janvier 2002, les citoyens européens trouvaient l’euro dans leurs poches. On avait pris soin de ne pas graver sur les billets de personnages de l’Histoire ou de monuments réels. On flottait dans l’air avec une monnaie sans racines. Sans État pour la garantir. Une monnaie hors-sol. On était au comble de la « modernité » virtuelle. On croyait ainsi éluder le poids du passé, des nations, et des rapports de force. La réalité se vengerait, mais attendit son heure.
Les taux de change entre les différentes monnaies nationales avaient été gelés en 1999. Ils correspondaient aux forces et faiblesses économiques du moment. Le niveau d’introduction du Deutsche Mark était faible par rapport aux autres devises européennes. L’Allemagne était un géant encore fragile. Sa réunification, dix ans plus tôt, lui avait coûté des sommes colossales (entre 150 et 200 milliards de Deutsche Marks de transfert de l’Ouest vers l’Est). L’ouest de la République fédérale avait ainsi payé un prix exorbitant la décision prise par le chancelier Kohl d’échanger 1 DM de la RDA pour 1 DM de la RFA. Décision politiquement fondée, mais économiquement folle, au vu du délabrement de l’économie communiste, et qui prouvait que le mythe de l’indépendance de la Bundesbank – imposé pour la Banque centrale européenne – n’était pas aussi absolu que le disaient les germanophiles élites françaises.
Le poids de la réunification pesait lourd sur la machine ouest-allemande. Afin d’éviter une poussée inflationniste, les autorités monétaires allemandes avaient augmenté les taux d’intérêt dès le début des années 1990. Parce qu’elle était déjà dans une logique de monnaie unique, liée par les accords du « serpent monétaire », la Banque centrale française avait suivi, provoquant une récession artificielle, et une hausse du chômage (dans les années 1992-1993) que certains évaluèrent à un million d’emplois perdus !
Attaquées sur les marchés des changes, les monnaies anglaises, italiennes et espagnoles finirent, elles, par céder, et, contrairement à la monnaie française (soutenue par la Bundesbank), durent dévaluer. Les autorités allemandes saisirent alors toute l’utilité d’une monnaie européenne unique – ils rechignaient jusque-là au nom d’une attache sentimentale au Mark – qui interdît aux voisins européens de dévaluer pour échapper à la concurrence de l’industrie allemande. La leçon ne serait pas perdue.
En revanche, en dépit de la crise ravageuse des années 1992-1993, les élites technocratiques et politiques françaises continuèrent de privilégier une approche idéologique de la monnaie européenne.
La situation fragile de l’économie allemande de la fin de la décennie aggrava leur myopie. Pour la première fois depuis longtemps, les Français engrangeaient des excédents commerciaux sur leur grand voisin rhénan. La gauche et la droite célébrèrent les vertus de la « désinflation compétitive » engagée depuis 1983 et crurent que le « franc fort » avait assuré la domination conjoncturelle de l’industrie française. Naïveté et présomption gauloises se donnaient la main pour courir vers le précipice. Par ailleurs, la « bulle internet » troublait encore les esprits. L’argent affluait aux États-Unis, faisant grimper le dollar, ce qui permit à la nouvelle monnaie européenne de baisser dès sa naissance, pour le plus grand bien de nos industries exportatrices.
À partir de 2003, tout bascula. Les réformes engagées par le chancelier social-démocrate Schroeder rétablirent la compétitivité allemande aux dépens des salariés peu qualifiés, qui se virent offrir des « mini-jobs » à 400 euros par mois. Pour l’industrie allemande, l’augmentation de la TVA et la réduction des charges des entreprises firent fonction de dévaluation compétitive. Pendant ce temps-là, les entreprises françaises subissaient les 35 heures qui, réduisant leurs marges, les poussaient à délocaliser ou à réduire leurs investissements. La machine allemande reprit peu à peu belle allure. Ses automobiles de luxe se vendaient comme des petits pains à la fois aux Européens, Français, Espagnols, Italiens et même Grecs, qui s’endettaient pour les acquérir, mais aussi aux nouveaux riches chinois. Les excédents commerciaux allemands atteignaient des montants astronomiques. Deux cents milliards d’euros par an.
En bonne logique économique, la monnaie allemande aurait dû être réévaluée. Mais l’euro l’interdisait.
L’Allemagne, entre sa politique de dévaluation compétitive et ses excédents commerciaux, entraînait la zone européenne dans un processus déflationniste. L’Allemagne était à l’Europe ce que la Chine était au monde. Les mêmes prédateurs commerciaux qui avalaient les industries concurrentes tels des boas constrictors ; les mêmes effets déflationnistes ; le même effet de cliquet idéologique qui empêchait les ajustements économiques.
On voulut croire que l’augmentation des échanges dans la zone euro était le signe de maturité de la monnaie unique, alors qu’elle signifiait que l’industrie allemande était en train d’avaler ses rivales française et italienne. En 2000, un tiers des voitures étaient fabriquées en Allemagne. Dix ans plus tard, on atteignait 49 %. Quinze ans après la mise en place de l’euro, la production industrielle italienne avait chuté de 21 %, l’espagnole de 15 %, la française de 12 %, l’anglaise (sans l’euro) de 5 %. Durant la même période, la production allemande avait progressé de… 34 % !
Les élites françaises persévérèrent néanmoins dans leur aveuglement. L’euro, c’était l’Europe ; et l’Europe, c’était la paix. La droite comme la gauche refusèrent de transgresser ce dogme religieux. C’était une vieille habitude. Déjà, dans les années 1930, nos dirigeants furent les derniers à sortir de l’étalon-or qui avait pourtant les mêmes effets récessifs que l’euro ; ils se révélèrent alors incapables de s’arracher à la puissante nostalgie de la « relique barbare », qui évoquait le charme suranné du monde d’avant 1914.
Pourtant, les oracles – souvent libéraux de surcroît – avaient prévenu : la zone euro n’était pas une zone économique optimale dite de Mundell ; les niveaux de compétitivité étaient trop divers ; les mouvements de capitaux étaient aisés (même si on assista à une renationalisation des crédits bancaires dans la panique qui suivit en 2010 la crise de la dette grecque) mais ceux des travailleurs étaient ralentis par les cultures nationales (même si le traitement de choc austéritaire que subit l’économie espagnole pousserait à partir des années 2010 les ingénieurs ibériques vers les usines bavaroises).
L’américain Paul Krugman – de tendance néokeynésienne – avait obtenu un prix Nobel d’économie en montrant notamment que, dans toute zone unifiée par une monnaie commune, les régions déjà les mieux dotées et les plus riches aspiraient à leur profit l’essentiel du développement économique de toute la zone. Dans un État-nation traditionnel, le budget central redistribue vers les zones déshéritées une partie des richesses dégagées dans les régions privilégiées. C’est le cas de la France avec la Lozère ou les Antilles, des États-Unis avec les régions pauvres entre l’East Coast et la West Coast, ou de l’Italie, avec le Mezzogiorno, dominé et ruiné par l’industrie du Nord dès les débuts de l’unité italienne. Mais en Europe, l’Allemagne, cœur de la zone, refusa d’abord de jouer ce rôle de guichet redistributeur au profit des « cigales » du Sud. Et même si, à partir de la crise de la dette grecque en 2010, Angela Merkel accepta de garantir les dettes des pays méditerranéens, ce sauvetage in extremis de l’euro – aux conséquences sociales cruelles – n’était qu’un pis-aller : la transformation de l’Europe du Sud (France y compris) en un vaste Mezzogiorno de la zone euro, annoncée par Paul Krugman, semblait inéluctable. On pouvait même se demander si ce n’était pas l’objectif ultime et secret de la stratégie allemande : imposer à l’Europe par l’industrie et la monnaie son hégémonie, qu’elle n’avait pu obtenir à deux reprises au cours du XXe siècle par les armes.
Mais les élites technocratiques françaises ne virent dans ces prophéties de mauvais augure que le ressentiment et la volonté de nuire des Anglo-Saxons, craignant que la monnaie continentale ne mît en danger l’hégémonie de la City et du dollar. Cette concurrence demeura chimérique.
La France a subi une double peine germano-chinoise. Son industrie bas de gamme a été ravagée par la concurrence chinoise ; ses automobiles (voitures de moyenne gamme) se sont révélées trop chères avec un euro fort tiré vers le haut par la santé époustouflante de l’Allemagne. Au sein du marché européen, les déficits s’accumulaient ; face à la puissante industrie germanique, son homologue française, qui avait laissé filer les coûts salariaux et refusait de baisser le niveau des dividendes versés aux actionnaires pour investir, ne pouvait plus compter sur une dévaluation de la monnaie nationale pour sauver sa peau. La part de marché des exportations de la France dans la zone euro passa de 17 % en 1999 à 12,8 % en 2013. Selon une étude de la direction générale du Trésor, la France avait perdu 2 millions d’emplois industriels entre 1980 et 2007. Et le phénomène s’accélérait sur la période 2000-2007, avec les délocalisations vers les pays émergents : 63 % des destructions d’emplois s’expliquaient par la seule concurrence étrangère. Le rythme des suppressions d’emplois au cours de cette période se révélait deux fois plus intense que pendant les années 1980-2000.
Nos déficits extérieurs avec la Chine et l’Allemagne constituaient le cœur de notre déficit commercial abyssal. En 2013, le déficit avec la Chine de 21,6 milliards d’euros représentait 40 % du déficit commercial total de la France. Celui avec l’Allemagne s’établissait à 16,45 milliards. Année après année, ceux-ci furent une fois encore financés par l’État – et sa dette ! – qui soutenait la consommation par des transferts sociaux s’élevant jusqu’au tiers des revenus des ménages.
L’industrie française revenait à son point de départ d’avant de Gaulle et Pompidou. Les grands groupes, forgés sous le magistère colbertiste des deux premiers présidents de la Ve République, avaient disparu, ou avaient été avalés, ou n’avaient survécu que par la grâce de délocalisations massives. Ils étaient morts ou de moins en moins français. La géographie industrielle redessinée par la politique d’aménagement du territoire des années 1960-1970 était ruinée (mis à part l’aviation à Toulouse) par la désindustrialisation. Entre 2000 et 2013, la France vit le poids mondial de ses exportations divisé par deux. L’industrie française retournait à son niveau de la fin du XIXe siècle, quand ce grand pays agricole ne comptait guère dans la compétition industrielle mondiale.
1.
Belin, 1979.
2.
Princeton University Press, 2001.
3.
Stock, 2014.
4.
Titre de la thèse de Louis Chevalier, en 1958 chez Plon.
5.
Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale
, La Découverte, 2013.