Avril 1996
La gloire de Ritchie’D
Il promenait son chien rue de Rennes, où il habitait. Il avait abandonné ses cheveux gominés et sa queue-de-cheval de jadis, mais n’avait pas renoncé à soigner « son allure de rock star ». Il s’affichait aux côtés d’un lion en peluche sur son site Facebook, pour mieux illustrer l’alliance nécessaire, inspirée de Machiavel, de « la force du lion et la ruse du renard ». Il y avait aussi un marsupilami. Son profil personnel était rempli de photographies de lui, dans son bureau, dans les escaliers de l’école, avec ses étudiants ou sa femme, au bord d’une piscine, au milieu de poèmes, de citations, parfois érotiques. Il répondait lui-même à tous, élèves et professeurs ; il envoyait des courriels à 3 heures du matin, truffés de fautes d’orthographe, voire de syntaxe. Il traînait dans les couloirs de la rue Saint-Guillaume, s’attardant dans la « péniche », provoquant le contact avec les étudiants, discutant, ferraillant, leur disant : « Je suis plus marxiste que vous. » Il n’hésitait jamais à recevoir sans façons dans son bureau. Il surprenait encore par sa diction saccadée, son langage déstructuré, ses interjections dérobées au parler juvénile, qui détonaient avec son passé d’énarque né en 1958, ayant suivi sa primaire avant 1968, alors que l’école de la République, pur produit de l’élitisme à la française (lycées Montaigne, Louis le Grand et Henri IV, prépa littéraire, puis IEP de Paris, ENA, Conseil d’État), brillait de ses derniers feux. Comme s’il avait désappris ce qu’on lui avait enseigné pour se rajeunir dans un fantasme de Peter Pan et partager ainsi ce laisser-aller formel avec la nouvelle génération.
Il conjuguait le talent d’un manipulateur et l’ingénuité d’un adolescent attardé. Il aimait jouer, se mettre en scène, le monde était pour lui un vaste théâtre, une parade permanente. Son modèle affiché était Larry Summers, ancien professeur à Harvard avant de devenir ministre de Bill Clinton, qui savait lui aussi si bien parader. Il devint directeur de Sciences Po, affichant une homosexualité narcissique et festive, comme en cette soirée à Berlin où, au milieu des élèves de l’école, il monta sur une table pour y danser ; il acheva son quatrième mandat de directeur, près de vingt ans plus tard, marié à Nadia Marik, pour qui il manifestait une passion fusionnelle, tout en restant fidèle à son compagnon de toujours, Guillaume Pepy, patron de la SNCF, formant un trio bourgeois qui aurait enchanté Oscar Wilde. Avant son intronisation rue Saint-Guillaume, il avait été un homme de gauche, collaborateur de Jack Lang et de Michel Charasse ; il se découvrit plus tard une dilection enthousiaste pour Nicolas Sarkozy, profitant de cette auguste amitié pour imposer ses volontés à des administrations rétives. La vie était un jeu.
Les élèves le surnommaient Ritchie’D. En tout cas, c’est ce qu’il désirait qu’on sût ou qu’on crût. Ancien élève dans les années 2000, le jeune écrivain Thomas Gayet assure, railleur, que son surnom était en réalité Tricky Dick comme Nixon ; s’il l’avait appris, il en aurait été ravi, l’essentiel étant que son patronyme fût américanisé.
Lorsque Richard Descoings arriva à la tête de Sciences Po en 1996, l’école était encore – en dépit des efforts de son prédécesseur Alain Lancelot – la moins cotée des grandes écoles (à côté de Normale ou de Polytechnique), et la plus chic des universités. Descoings eut l’habileté de transformer ce handicap en avantage, cette ambivalence en atout, profitant des spécificités françaises qu’il connaissait fort bien de l’intérieur. Depuis l’échec spectaculaire de Devaquet en 1986, les deux tabous de l’enseignement supérieur français demeuraient la sélection à l’entrée de l’université et les droits d’inscription élevés. C’étaient les deux caractéristiques majeures des grandes universités anglo-saxonnes. Descoings doubla le nombre d’élèves (de 4 000 à 9 600) et porta les droits d’inscription jusqu’à 12 000 euros par an pour les familles les plus aisées qui, à Sciences Po, sont aussi les plus nombreuses. Grâce à sa richesse nouvelle, Descoings multiplia les achats immobiliers pour caser ses « nouveaux » étudiants et attira les meilleurs professeurs en économie ou en droit, en leur offrant des salaires substantiels. Sciences Po avait aussi la particularité de recevoir un financement public à travers une fondation privée. C’était le fruit de l’héritage de l’ancienne École libre des sciences politiques, « étatisée » en 1945. Cet hybride très français, Descoings en usa et en abusa, en se faisant voter un salaire mirobolant de 500 000 euros par an. La commission des rémunérations était composée il est vrai de gens pour lesquels l’unité de compte était le million d’euros, qui ne pouvaient s’offusquer des libéralités accordées à Descoings et à quelques professeurs triés sur le volet : Louis Schweitzer, ancien PDG de Renault-Nissan, Michel Pébereau, ancien PDG de BNP, ou Henri de Castries, président du directoire d’Axa. Lorsqu’il sera sermonné par la Cour des comptes après les révélations de Mediapart, au bout de son quatrième mandat, quelques mois avant sa mort en avril 2012, il fera la même réponse que les patrons français du CAC 40 à qui on reprochait leurs émoluments astronomiques : c’est la norme dans les universités anglo-saxonnes !
Descoings se croyait dans la chanson de Joe Dassin, qu’il avait fredonnée jeune homme : « L’Amérique, l’Amérique, […] je l’aurai ! […] Si c’est un rêve, je le saurai 1. » Un rêve américain revisité par les élites technocratiques françaises de l’après-guerre. Il avait l’ambition de transformer le poussiéreux Institut d’études politiques en moderne university, en business school à la manière de ses grandes sœurs américaines qui semblaient dominer le monde dans ces années 1990, après la chute du communisme soviétique. Sciences Po deviendrait « l’école du marché ». Descoings renouait avec le comportement du fondateur de l’École libre des sciences politiques, Émile Boutmy, qui, convaincu que la science et l’université allemandes avaient vaincu la France à Sedan en 1870, ambitionnait de régénérer les élites françaises par l’imitation de son glorieux vainqueur. Mais le modèle de Descoings fut cette Amérique des west and east coasts, libérale et libertaire, individualiste, inégalitaire, multiculturaliste et féministe (et gayfriendly), adepte d’un protestantisme cool et festif, où le culte de l’argent a détruit l’antique morale des pères fondateurs et les anciennes solidarités communautaires. Le patriotisme hautain d’Émile Boutmy était remplacé par un cosmopolitisme antiraciste, qui ne dissimulait pas le mépris souverain, virant souvent à la haine goguenarde, des élites françaises pour la France et son peuple.
Descoings transforma les enseignements ; un jour, il organisait une rencontre « minorités visibles » avec l’association breakdance du 93 ; un autre jour, avec des étudiants handicapés ; on introduisit des cours sur les discriminations subies par les femmes, à la manière des gender studies des universités américaines. Il fit de l’anglais la matière phare, une quasi-obsession que rien, aucune exigence, ne pouvait jamais assouvir, le critère majeur de la sélection, la référence suprême de l’école, alors que la langue étrangère n’avait été jusque-là qu’une décoration superflue et méprisée par les meilleurs.
La bible des étudiants n’était plus le journal vespéral Le Monde, mais le Financial Times, à lire chaque matin.
On ouvrit les portes de la rue Saint-Guillaume au monde. Descoings exigeait que les jeunes Français, qu’il suspectait toujours de provincialisme attardé, et pis encore de franchouillardise impardonnable, se frottent à la jeunesse universelle. Descoings se fit globe-trotter et exhiba ses innombrables accords de coopération avec les universités étrangères. On ajouta deux années d’études aux trois initiales, pour envoyer ces jeunes gens aux quatre coins de la planète. Sciences Po devint un film de Klapisch : L’Auberge espagnole.
Il n’y avait pas d’université américaine sans discrimination positive. En 2001, Richard Descoings importa donc à Sciences Po cette invention américaine des années 1960 pour favoriser l’entrée des jeunes Noirs – héritiers lointains des esclaves ! – dans les temples du savoir, au moment même où certains esprits aux États-Unis en constataient l’échec et en remettaient en cause le principe. Quelques années après la décision prise par Descoings, le grand romancier Tom Wolfe publierait un roman truculent, Moi, Charlotte Simmons 2, qui décrivait les ravages causés par cette mesure sur le niveau intellectuel des universités américaines. Qu’importe d’ailleurs, l’Ivy League n’était plus qu’une pouponnière pour riches héritiers. Mais nos élites françaises étaient restées branchées sur l’Amérique des sixties. La nouvelle fit grand bruit dans l’Hexagone. Tous les anciens élèves, nombreux, dans les ministères comme dans les médias, se sentirent concernés. On s’affronta, se combattit, s’étripa à coups de grands principes. On joua l’universalité du concours contre les inégalités sociales, le mérite contre l’équité.
Cette bataille homérique fut la première victoire de Richard Descoings. Faire parler de Sciences Po et de lui-même était un objectif en soi. Les « conventions ZEP » furent son coup de génie. Descoings légitimait auprès des élites de gauche la transformation de Sciences Po en business school par l’internationalisation et la discrimination positive. « Descoings prit la grosse tête et perdit la tête », se moquait un professeur. Il devint autoritaire, arrogant, ne supportant plus la critique. Il ne pouvait avoir tort. Il vantait avec passion ces jeunes venus des ZEP, « atypiques, mais accrocheurs », qui suivaient leur scolarité comme les autres, qui avaient eux aussi passé un concours, même si ce n’était pas celui de tous les étudiants ; une centaine d’élèves par an, à la fois beaucoup pour leurs profs de banlieue « qui ont de nouveau un but » et peu pour l’école. Il fallait réagir, ne se lassait-il pas d’expliquer, aux enquêtes sociologiques sur l’origine sociale de ses étudiants. Sciences Po avait toujours été une terre bourgeoise où les enfants des beaux quartiers parisiens étaient chez eux, faisant de la rue Saint-Guillaume le modèle de référence et d’expérimentation des thèses de Pierre Bourdieu sur la reproduction des élites. Mais la situation s’aggravait encore. Jusqu’aux années 1970, l’école française, héritière de ce système méritocratique de la IIIe République, qui avait pris la relève de l’Église, parvenait encore vaille que vaille à porter jusqu’aux grandes écoles les meilleurs des classes populaires. Ce n’était sans doute pas suffisant et cela suscitait alors les sarcasmes des progressistes marxistes et bourdieusiens. Mais, à partir des années 1980, alors que l’école républicaine s’entichait des méthodes modernes du pédagogisme, au nom de la lutte contre les inégalités, la situation s’aggrava. Le niveau faiblit partout et s’effondra dans les établissements scolaires des quartiers populaires, ne permettant plus, même aux meilleurs d’entre eux, de rattraper le niveau des bons lycées. Autrefois, les enfants des milieux défavorisés qui débarquaient rue Saint-Guillaume ne connaissaient pas les codes sociaux, et subissaient parfois les moqueries des enfants mieux nés ; mais, à partir des années 1980, leurs successeurs ne possédaient même plus les codes scolaires qui leur auraient permis de les rejoindre. La situation était encore plus grave pour les enfants d’immigrés. Même la progéniture des professeurs et des cadres moyens, reléguée loin des centres-ville par la spéculation immobilière, peinait à y accéder. Sciences Po devenait l’école des riches. Il fallait répondre à cette discrimination négative par une discrimination positive.
Ce n’était pas tout à fait la vraie, la pure et dure à l’américaine, mais cela y ressemblait. Les jeunes n’étaient pas reçus sur leurs exploits en basket ou en football, mais on encourageait les jurys à favoriser les candidats « atypiques », les meneurs, les artistes, les sportifs, tous ceux qui n’avaient pas le profil traditionnel du bon élève, du « polar ». Autrefois, les cancres brocardaient et rejetaient les forts en thèmes binoclards et timides ; désormais, leurs professeurs eux-mêmes les rejetaient avec mépris ! La culture générale, jadis fleuron du concours d’entrée à Sciences Po, devint le symbole de ces barrières intolérables mises à l’entrée des enfants d’immigrés dans l’élite française ; Pascal, Voltaire et Molière furent suspectés de racisme ; l’épreuve fut supprimée.
Descoings et les dirigeants de l’école de la rue Saint-Guillaume se retrouvaient pris dans l’engrenage implacable de la modernité : quand on commence à abandonner les principes qui ont fait la grandeur d’une institution, on ne peut plus revenir en arrière ; la transgression appelle plus de transgression ; les reniements, toujours plus de reniements. L’école de la République avait été endommagée par la conjonction des nouvelles méthodes pédagogiques, du collège unique, de la massification et de l’immigration ; mais pour pallier les effets délétères de cette destruction, on était contraint de poursuivre toujours plus loin la démolition des principes traditionnels. En l’occurrence, au nom de l’égalité, on abolit le principe d’égalité devant le concours. Pour défendre quelque temps après son décès la mémoire de Richard Descoings, son protecteur Michel Pébereau évoqua « un vrai projet républicain », oubliant que l’égalité devant le concours avait été un des principaux acquis de la République.
Mais cet abandon ne leur avait guère été douloureux. Richard Descoings et ses soutiens – tous représentants de la crème de la crème des élites françaises – n’avaient plus foi dans les dogmes qui les avaient faits ; ils ne reconnaissaient plus la légitimité du concours et de la méritocratie. Ils étaient comme les abbés de cour à la veille de la Révolution qui ne croyaient plus dans les Évangiles, ni même en Dieu. Voltaire les avait déniaisés. Bourdieu fut le Voltaire de nos prélats modernes ; il leur avait expliqué que la méritocratie n’était que le paravent de la reproduction des élites bourgeoises qui se donnaient la bonne conscience de l’excellence. Le mérite, quel mérite ? interrogeaient-ils avec goguenardise. Et ils évoquaient avec dérision le « fétichisme des concours ».
En dépit des ultimes polémiques sur ses méthodes et ses salaires, et de sa mort énigmatique dans un hôtel de New York, Richard Descoings avait gagné. Les élèves de Sciences Po n’étaient plus ces filles en foulard Hermès et ces garçons en loden un peu ridicules qui rêvaient d’intégrer l’ENA et de servir l’État. Ils ne parlaient que de biz et de fric, se projetaient dans un monde globalisé, pensaient en globish english, rejetaient l’Administration comme une chaussette trouée. Les candidatures à l’ENA se réduisaient d’année en année, tandis que Sciences Po croulait sous le nombre. Sciences Po était devenu un « must », aurait plastronné Ritchie’D.
À sa mort, près de deux cents personnes se réunirent dans la cour intérieure, déposant des bougies sur les marches. Tous les cours furent annulés. On criait aux fenêtres : « Merci Descoings ! » Un élève écrivit : « Sciences Po sans Descoings, c’est Poudlard sans Dumbledore. » Les bougies restèrent un mois dans le hall, devant le portrait du défunt. Bienvenue dans le monde de la « postmodernité », où les tribus remplacent les citoyens et où l’émotionnel se substitue au rationnel. Les discours à ses obsèques commencèrent par « chère Nadia, cher Guillaume ». Certains esprits se gaussèrent de ce culte de la personnalité soviétique. Ils avaient tort. C’était la dévotion de foules sentimentales qui avait déjà surpris nos esprits forts lors de la mort de la princesse Diana. Ritchie’D aurait sans doute aimé qu’Elton John vînt chanter sur sa tombe « Candle in the Wind ».