21 mars 1983

Le passage de la lumière à l’ombre

Le récit homérique fut vite écrit. On décrivit l’inéluctable ralliement à la réalité ; ou, en plus sombre, la soumission au capitalisme incarné par le diable à deux têtes, Thatcher et Reagan. On glosa sur la vacuité des « visiteurs du soir » ; sur la volte-face de Laurent Fabius ; la solidité de Pierre Mauroy ; la lucidité de Jacques Delors. L’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs.

C’est mars 1983 et non mai 1981 qui consacra l’authentique et décisif avènement de la gauche au pouvoir ; le changement pour de vrai ; le passage de l’ombre à la lumière, ou de la lumière à l’ombre. Mai 1981 n’avait été qu’une ultime tentative des politiques français – qu’ils s’appellent Giscard, Chirac ou Mitterrand – de restaurer la France de 1945, et son État-providence et dirigiste. Mais ceux-ci s’étaient succédé au pouvoir sans comprendre que les bouleversements économiques (abolition des frontières en Europe, fin de l’étalon-or, prix du pétrole, etc.), mais aussi la décapitation par Mai 68 de la structure hiérarchique qui donnait sa colonne vertébrale à la société française, avaient rendu cette Restauration aussi impossible que s’était avérée celle de la Monarchie capétienne après la Révolution et l’Empire.

Les aristocrates revenus d’émigration sont restés célèbres pour « n’avoir rien appris ni rien oublié » ; François Mitterrand, qui aimait tant nos anciens rois, avait connu un exil du pouvoir aussi long qu’eux, entre le retour du général de Gaulle en 1958, et son entrée à l’Élysée en mai 1981. C’est un homme du passé qui succédait au moderniste Giscard, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur quand, après la désacralisation giscardienne, le nouvel élu redonna sa majesté à la fonction présidentielle ; le pire, pour l’inculture économique, jusqu’au dédain, des anciennes élites de la IIIe République, dont Mitterrand fut le dernier héritier. Il aimait à se faire photographier avec le chapeau mou et l’écharpe rouge que Léon Blum avait rendus célèbres. Si les institutions gaulliennes lui donnèrent une durée dont Blum n’a jamais bénéficié, Mitterrand réédita l’erreur originelle de son glorieux modèle qui avait déjà en 1936 différé une dévaluation qui s’imposait, et relancé trop vite, à partir d’une industrie nationale vieillie et sclérosée, une demande intérieure qui fera la joie des exportateurs étrangers. En deux ans et trois dévaluations successives du franc, mais à chaque fois trop tardives et trop restreintes, l’industrie française ne put jamais reconquérir sa compétitivité sans cesse affaiblie par la préférence pour l’inflation manifestée par les partenaires sociaux français, ouvriers et patronaux, et le fameux « grain à moudre » d’André Bergeron, le leader de Force ouvrière.

Pour briser le « mur de l’argent » sur lequel s’étaient fracassées les expériences de la gauche au pouvoir en 1924 et en 1936, Mitterrand avait pris la précaution de nationaliser tout le système bancaire. Mais il n’avait pas pris celle d’abolir la loi du 3 janvier 1973 afin de retrouver les anciennes facilités permises par le « circuit du Trésor », qui conduisait jadis gratuitement des coffres de la Banque de France aux investissements de l’État, sans passer par ceux des banques qui, privées ou publiques, continueraient à défendre les intérêts de leurs dirigeants et de leur « milieu » de financiers.

Par ailleurs, Mitterrand était depuis l’après-guerre un atlantiste loyal et un Européen convaincu ; il souhaitait apaiser ses relations avec l’oncle Sam déjà agacé par la présence de ministres communistes au gouvernement ; il mettait l’alliance avec l’Allemagne au-delà de toute autre considération. Il lui importait de ne pas briser les liens avec elle, même si le mépris arrogant du chancelier Schmidt, qui en pinçait pour Giscard et n’avait pas de mots assez durs pour dénoncer « l’archaïsme économique keynésien des socialistes français », ne l’avait pas ravi. Le président français s’entendrait mieux avec le conservateur Helmut Kohl qui lui succéderait dès 1982.

Mitterrand refusa jusqu’au bout d’arracher le corset du système monétaire européen qui attachait notre monnaie au Deutsche Mark. Un système de changes fixes, dont les ajustements âprement négociés permettaient à chaque fois aux Allemands de laisser un peu d’air à la monnaie française pour que son industrie ne coule pas, mais jamais assez pour qu’elle combatte à armes égales avec sa puissante rivale. Depuis dix ans, comme l’avait confié cyniquement le comte Otto Lambsdorff (ministre de l’Économie outre-Rhin) à Jean-Pierre Chevènement, « le SME fonctionnait comme un système de subventions à l’industrie allemande ».

Le « changement » n’ayant pas frappé aux bonnes portes, Mitterrand et la gauche se condamnaient à s’incliner devant la « réalité ». Tout le soin des communicants mitterrandiens fut alors d’orchestrer un de ces faux débats dont ils avaient le secret entre l’« Europe » et l’« Albanie », entre la soumission au capitalisme et la misère derrière des frontières étanches. Les fameux « visiteurs du soir » (grands patrons amis du président et dignitaires socialistes tels que Fabius ou Bérégovoy) qui échafaudaient une « autre politique » prévoyant la sortie du SME et le flottement du franc, étaient condamnés à faire de la figuration. Le changement de camp du ministre du Budget Laurent Fabius après que le directeur du Trésor, Michel Camdessus, lui eut révélé l’effondrement de nos réserves de devises depuis février 1981, et prophétisé l’apocalypse d’une sortie du SME, avec hausse des taux d’intérêt qui étranglerait les entreprises, chômage massif et intervention du FMI, fut le deus ex machina indispensable d’une pièce qui hésitait entre la tragédie classique et la bouffonnerie. Les socialistes et les Français en général n’avaient rien compris au monde de la finance qui arrivait dans les fourgons de Reagan et Thatcher, un monde dérégulé de joueurs où les monnaies comme les matières premières ou les actions seraient soumises à la loi du marché. Les Français prudents n’osèrent pas parier sur leur monnaie comme le feraient les Anglo-Saxons. Ils se rallièrent donc à la solution qu’ils crurent la plus raisonnable, celle de la haute administration et de Jacques Delors, collant au Mark comme un petit se met derrière son grand frère dans la cour de récréation, pour s’assurer de sa protection en échange de sa soumission. Notre politique monétaire mise ainsi entre les mains de l’Allemagne, la monnaie unique européenne édifiée sur les canons germaniques devint une suite logique, inéluctable.

Derrière le rideau se jouait cependant une autre pièce, mais écrite par les mêmes. C’est l’élite de la gauche française, la crème de la crème, sortie des meilleures écoles, qui tenait la plume. Ils avaient pour nom Lamy, Camdessus, Peyrelevade, Lagayette. Ils entouraient Jacques Delors et Pierre Mauroy. Ils avaient établi un « pacte de fer » entre Matignon et la rue de Rivoli, pour résister à toutes les pressions et à toutes les exigences de l’Élysée, comme le reconnaîtra plus tard Delors. Ils étaient catholiques convaincus et sincères, tendance postconciliaire. Ils avaient renoué avec une conception rebelle et antiétatique, presque anarchiste, du christianisme des commencements. Ils avaient une approche religieuse du libre-échange qui devait « universaliser » l’Humanité et apporter la richesse et le bonheur aux déshérités de la planète, sans oublier la paix. Le protectionnisme était à leurs yeux une immoralité, une œuvre de Satan. Ils vivront comme une récompense divine l’enrichissement des « classes moyennes » dans les « pays émergents », Chine, Inde, Brésil, Turquie, etc. Ils estimeront que les millions d’esclaves dans les pays pauvres et le développement massif du chômage et de la précarité dans les pays riches n’en étaient que des effets collatéraux, inévitables et négligeables. Quelques années plus tard, ils expliqueront avec un rare mépris condescendant qu’à l’heure d’internet et des porte-conteneurs, le protectionnisme est stupide et purement incantatoire. Ils décriront avec une jubilation arrogante ces chaînes de production disséminées dans le monde entier conduisant les pièces détachées venues de partout, et commandées par un ordinateur installé nulle part, vers une usine en Bavière, en Turquie, ou en Inde, où des ouvriers allemands, turcs, marocains, indiens ou chinois les assembleront, avant que ces produits ne retraversent la planète pour être vendus au consommateur anonyme et universel.

Depuis qu’ils s’étaient ralliés à la gauche dans leur jeunesse, ils avaient lutté contre les socialistes jacobins, dont ils jugeaient le patriotisme et le dirigisme « archaïques ». Ils incarnaient à leurs yeux immodestes le « progrès » contre la « réaction », ainsi que l’expliquera plus tard Pascal Lamy, devenu président de l’Organisation mondiale du commerce. Pour cette phalange de haut vol, l’échec de la relance keynésienne de mai 1981 et le choc de la « contrainte extérieure » furent une « divine surprise ». Ils conduisirent comme un chien d’aveugle Mitterrand et la gauche sur des chemins escarpés où ceux-ci ne voulaient pas aller et d’où ils ne reviendraient pas.

En 1983, pourtant, internet en était à ses balbutiements et les porte-conteneurs – inventés dans les années 1950 ! – tardaient encore à sillonner les océans. La mondialisation fut d’abord financière. Or, c’est ce groupe de hauts fonctionnaires français qui convainquit Mitterrand et son ministre des Finances, Pierre Bérégovoy (conseillé par Jean-Charles Naouri, futur patron du groupe Casino), de libéraliser la finance. C’est en cette même année 1983 que, pour la première fois, l’État français se présenta devant les marchés internationaux pour financer sa dette, alors qu’il avait l’habitude de se tourner vers l’épargne nationale qui avait la réputation justifiée d’être abondante, même si elle s’était révélée parfois fort coûteuse (emprunt Pinay et Giscard gagés sur l’or). On donna ainsi sa pleine mesure à la loi du 3 janvier 1973, en ôtant aux citoyens français la maîtrise de leur dette nationale et en la livrant aux financiers internationaux. Dans quelques décennies, on expliquerait que les « marchés » ont un droit de regard sur la politique suivie par la France et que les citoyens ne peuvent plus en décider seuls… C’est après « le virage de 1983 » que les socialistes firent ce que n’avait pas osé la droite, désindexant les salaires de l’inflation, redonnant des marges aux entreprises qui en avaient bien besoin, mais faisant désormais payer aux salariés toute poussée inflationniste.

Lorsque Jacques Delors fut nommé à la tête de la Commission européenne en 1985, Pascal Lamy le suivit à Bruxelles, et mit au point l’Acte unique européen qui instaurait la liberté totale à l’intérieur de l’Union européenne des mouvements de capitaux, de marchandises et d’hommes. C’était l’adieu définitif aux droits de douane, aux contingentements, au contrôle des changes, à l’encadrement du crédit (et à la maîtrise de l’immigration) ; ce fut même l’interdiction faite aux États de toute politique industrielle.

La finance se libérait de toutes ses chaînes étatiques et nationales. Pour le meilleur et bientôt pour le pire. Parvenu à la tête du FMI, Michel Camdessus (la Pythie de Fabius !) étendit ces principes libéraux à toute la planète. C’est ce « consensus de Paris », et non le plus tardif quoique plus célèbre « consensus de Washington » de 1989, qui consacrait les prémices de la mondialisation, avant même que le fameux couple internet-porte-conteneurs ne lui donnât une ampleur inégalée. C’est l’Europe qui avait précédé le monde et non le monde qui avait subverti l’Europe. Ce fut un quarteron de hauts fonctionnaires français qui imposa cette vision à l’Europe et au monde, contrairement à notre tradition protectionniste (et à nos intérêts nationaux ?). Cette Histoire inconnue des Français fut révélée et décortiquée des années plus tard par un professeur à la Harvard Business School, Rawi Abdelal, dans un ouvrage intitulé Capital Rules : The Construction of Global Finance, qui ne fut jamais traduit en français. Un chapitre entier est consacré à ce « consensus de Paris », précédé en exergue par une phrase de La Fontaine : « Est maître des lieux celui qui les organise. »

Nos idéologues catholiques libre-échangistes touchaient au port. Ils avaient rêvé d’un monde débarrassé du politique, seulement régi par les flux économiques et financiers, la « régulation » et la « gouvernance ». Où les États belligènes par essence seraient noyés sous un universalisme pacifique, le fameux « doux commerce », si mal compris par les émules de Montesquieu. Ils avaient créé dès 1982, en compagnie d’hommes d’affaires et d’intellectuels de centre gauche (Pierre Rosanvallon, Jacques Julliard), la fondation Saint-Simon, pour imposer leurs idées au sein des élites françaises. Le comte de Saint-Simon, descendant du petit duc génial et atrabilaire du XVIIe siècle, avait au XIXe porté un vaste mouvement scientiste et industrialiste qu’on appellerait aujourd’hui technocratique : « L’administration des choses remplacera le gouvernement des hommes », avait-il prophétisé. Imitant la magnifique opération réussie en Amérique avec l’ancien acteur de série B hollywoodien Ronald Reagan, ils propulsèrent un comédien séduisant et populaire, jadis compagnon de route du parti communiste, Yves Montand, pour endoctriner une population française qui avait conservé d’instinct son ancien attachement à la politique. Leur victoire fut totale. En liquidant l’État keynésien, ils liquidèrent l’État tout court en tant que puissance impérieuse et normative. En désarmant les autorités publiques nationales, ils n’ont pas transféré le pouvoir ailleurs, mais organisé l’impuissance du pouvoir.

Mais alors que Thatcher et Reagan avaient accompagné leur révolution libérale d’une exaltation du nationalisme anglo-américain, et que les dirigeants allemands redécouvraient après la réunification de 1990 les délices de la souveraineté nationale, François Mitterrand, lorsqu’il eut compris l’ampleur de la révolution qu’il avait subie et cautionnée (« Après moi, il n’y aura plus de grand président »), préféra dissimuler son abandon du socialisme et de l’État sous le paravent de la mythologie européenne, transformant le patriotisme français en un simple musée – qui pour une partie de la gauche était le musée des horreurs – avec sa célèbre formule funéraire : « La France est notre patrie, l’Europe notre avenir », que tout le monde traduisit par : La France est notre passé à jeter dans les poubelles de l’Histoire.

On apprit bien plus tard que cette phrase avait été aussi prononcée par Helmut Kohl (sans que l’on sût qui avait copié qui) mais pour les Allemands, elle valait oubli et rédemption des crimes nazis. Comme si les élites françaises – percluses de culpabilité et de haine de soi – avaient voulu se laisser clouer sur le pilori avec les Allemands. Nos dirigeants, de gauche mais aussi de droite, adopteraient désormais la manie allemande d’éviter le mot pouvoir (Macht, aux résonances hitlériennes en langue allemande), lui préférant la hideuse expression « aux responsabilités ». Le mot « gouvernance », emprunté au vocabulaire des entreprises, remplaça « gouvernement ». L’« intérêt national » devint l’« égoïsme national », qui devait s’effacer derrière l’« intérêt général de l’Europe », la « coopération » et la « paix ».

À force d’écrire des choses horribles, elles finissent par arriver.

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