1er novembre 2003
Jean-Claude Trichet ou le triomphe romain
de l’oligarchie impériale
Les villes qui recevaient sa visite officielle étaient bouclées ; mais il ne s’en apercevait pas. Les vitres noires de sa limousine étaient blindées ; mais il n’y prêtait pas attention. Une dizaine de motards l’escortaient ; mais il ne les voyait plus. Son mandat était de huit ans, alors même que celui du président de la République française avait été réduit de sept à cinq ans ; mais il n’était responsable devant rien ni personne, aucun Parlement ni aucun peuple. Il avait conservé d’un père poète le goût des mots et des vers ; mais son usage immodéré des graphiques et des chiffres rappelait qu’il était un membre éminent de la technocratie. Ses chemises à rayures bleues, avec col et poignets blancs, étaient à la mode des années 1970 ; mais il n’en avait cure. Il était toujours d’une courtoisie extrême ; mais ses colères froides avaient le tranchant d’une épée. Jean-Claude Trichet avait transporté dans son Eurotower qui se dresse dans le ciel gris de Francfort, à la manière d’une cathédrale gothique, les allures monarchiques de la haute administration française. Il fut l’ultime souverain d’un continent européen qui avait aboli la souveraineté au nom de la paix. Il fut à la fois l’empereur Charlemagne et le dernier chef d’État français.
Il aurait dû entrer dans l’Histoire comme le premier gouverneur de la Banque centrale européenne. Le chancelier Helmut Kohl l’avait volontiers avalisé, tandis que le président François Mitterrand laissait à l’Allemand le choix du siège. Un accord de dupes dont les Français sont les spécialistes qui privilégient les places (nombreuses et richement dotées) de leur technostructure dans les grands organismes internationaux sur toute autre considération nationale. Mais l’audace irrévérencieuse d’un « petit juge », Jean-Pierre Zanotto – qui avait mis en examen Jean-Claude Trichet en 1998 pour son rôle, en tant que directeur du Trésor puis gouverneur de la Banque de France, dans le « maquillage » des comptes du Crédit lyonnais – avait retardé son sacre. La « Régence » avait été assurée par un Hollandais sympathique et gaffeur, Wim Duisenberg, qui n’avait pas compris que sa « débonnaireté », comme disait Saint-Simon à propos du duc d’Orléans, ne s’accordait pas avec la puissance inédite de son rôle.
En 2003, après avoir bénéficié d’un non-lieu, Jean-Claude Trichet put rentrer enfin en triomphateur à Francfort. Le premier mot public du nouveau gouverneur de la Banque centrale européenne se révéla d’une concision admirable, qui rendait un hommage posthume à l’éducation traditionnelle des élites françaises : « I’m not French. » Un acte d’allégeance linguistico-idéologique à la fois à la finance anglo-saxonne et à l’ordo-libéralisme germanique. On songe au mot sarcastique de Christopher Soames, ancien vice-président britannique de la Commission européenne : « Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre un Français, car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays 5. »
Jean-Claude Trichet aurait repoussé avec hauteur cette ironie malveillante. Il était convaincu de défendre les intérêts supérieurs de la France. Il l’avait montré lors de la grande crise des monnaies de 1992. Alors, c’est lui qui, en tant que gouverneur de la Banque de France, avait résisté aux assauts du fameux spéculateur Georges Soros. Trichet, c’était Joffre sur la Marne et Pétain à Verdun. Mais cette fois, il gagna non grâce aux taxis ou au courage des poilus, mais grâce au soutien in extremis de la Bundesbank. Trichet avait conquis là ses galons de gouverneur de la future Banque centrale européenne, dont l’indépendance avait été la clause essentielle du traité de Maastricht ratifié à la même époque.
Les centaines de milliers de chômeurs (jusqu’à un million, selon certains économistes) mis sur le carreau par la récession effroyable de 1992-1993 étaient tenus par un Jean-Claude Trichet pour quantité négligeable, à l’instar des innombrables poilus sacrifiés par les galonnés dans les grandes offensives de la guerre de 1914. La désinflation compétitive demeurait à ses yeux la seule manière pour la France de devenir enfin une économie concurrentielle, selon l’exclusif modèle allemand ; et d’en finir avec la « politique de facilité » des « dévaluations compétitives ». Les cigales françaises devaient se transformer en fourmis germaniques.
Trichet avait ainsi sauvé dans la tourmente financière le destin de la future monnaie européenne et l’entrée sans tache – loin de l’infamie attachée aux « pays du Club Med » – de la France dans son cénacle sacré ; il avait assuré – accessoirement ? – son adoubement par les Allemands comme gouverneur de la Banque centrale européenne. Il rejetait avec hauteur, voire mépris, l’idée qu’il avait alors bien servi les intérêts de l’industrie allemande, comme on repousse, agacé, les assauts d’une mouche dans la nuit tropicale.
Trichet était l’incarnation la plus accomplie de cette haute fonction publique française, qui portait depuis les années 1960 l’idéal d’une politique publique menée au nom de la rationalité et de l’expertise, loin des passions démocratiques et de la démagogie politicienne.
Cet aréopage brillant de conseillers d’État, inspecteurs des Finances, sortis de la « botte » de l’ENA, avait renoué ainsi avec les projets récurrents de substituer « l’administration des choses » au « gouvernement des hommes », fondant le pouvoir sur « la raison » et « l’objectivité » des saint-simoniens sous Napoléon III, ou de la « synarchie » dans les années 1930. Le paradoxe est que cet idéal s’épanouit (après un premier essor sous Vichy, avec les fameux « cyclistes » polytechniciens ou normaliens comme Pierre Pucheu) grâce à l’autorité du général de Gaulle et aux institutions de la Ve République, établies par le grand homme pour restaurer la grandeur de la France. Mais, une fois débarrassé de la tutelle ombrageuse « du Vieux », nos hiérarques transférèrent leur idéal à l’échelle européenne, qui leur paraissait plus adaptée au vaste monde que le dérisoire « petit Hexagone », mais aussi à la haute idée que cette « aristocratie » se faisait de sa valeur.
Ce furent ainsi des juges français, ou en tout cas s’exprimant dans un français impeccable, qui portèrent les premiers assauts de la Cour de justice des communautés européennes, siégeant au Luxembourg, contre la souveraineté juridique nationale, au nom du « fédéralisme juridique » (arrêts Van Gend en Loos du 5 février 1963 et Costa c. Enel du 15 juillet 1964).
Ce furent pour l’essentiel des technocrates français qui mirent en place, au cours de la même période, l’organisation de la Commission européenne de Bruxelles.
Ces hommes, souvent d’une haute culture, fondaient leur action sur l’idéal d’une Europe unie, mélange d’Empire romain et de pacifisme prophétique entre Kant et Victor Hugo. Ils retrouvaient aussi, souvent sans s’en douter, les réflexes et les ambitions des conseillers d’État de trente ans, envoyés par Napoléon dans toute l’Europe pour gouverner et moderniser – aux normes françaises : code civil et administration efficace et non corrompue – les royaumes alliés de l’Empire français.
À l’époque, l’Empereur jugeait que ces jeunes gens brillants oubliaient un peu trop les intérêts de « l’ancienne France », comme on disait alors, au bénéfice de leurs populations d’adoption. La construction d’une route entre Hambourg et Milan leur paraissait bien plus utile aux intérêts de l’Europe impériale qu’une route entre Bordeaux et Toulouse. Ils contestaient les effets d’un Blocus continental qui nuisait aux intérêts des commerçants hollandais plus encore qu’aux Bretons. Napoléon leur envoyait alors des missives comminatoires. Il détrôna le roi Louis – qui les couvrait – et ordonna le rattachement direct des Pays-Bas à l’Empire français.
Cent cinquante ans plus tard, de Gaulle avait remplacé Bonaparte, mais le conflit relevait du même registre. De Gaulle refusa de mettre la haute juridiction française sous la tutelle du juge européen ; par la politique de la chaise vide, en 1965, et l’adoption en janvier 1966 du compromis de Luxembourg consacrant la prééminence des « intérêts nationaux », il mit un coup d’arrêt à la montée en puissance de la Commission. Coup d’arrêt provisoire.
Lorsque vingt ans plus tard, Margaret Thatcher rejoua la grande scène gaullienne, on s’en débarrassa avec un gros chèque (« I want my money back ») ; l’Angleterre n’avait pas la position centrale de la France dans l’Union.
Surtout, la machine oligarchique européenne s’était convertie à l’idéologie néolibérale que les conservateurs britanniques avaient introduite sur le continent européen. « More market, more rules », le slogan de cette construction judiciaire et bureaucratique rejoignait le célèbre « There is no alternative » (« TINA ») de Maggie ; les Britanniques firent la part des choses avec leur pragmatisme légendaire. Les premiers, ils comprirent que la Cour de justice privilégierait le droit anglo-saxon au profit de son ancestral rival romain et napoléonien ; le foisonnement des lobbies autour de la Commission de Bruxelles permettrait le développement du « business », au risque de la « corruption », qu’ils regardaient cyniquement comme un mal nécessaire. La Commission de Bruxelles et les conservateurs britanniques parlaient la même langue : l’anglais ; le moins d’État et la concurrence libre et non faussée des uns rejoignait « la société n’existe pas » et la dérégulation des amis de Margaret Thatcher. Les conservateurs britanniques comme les libéraux de la Commission avaient oublié et renié l’enseignement de leur père commun, Disraeli : « Je préfère la liberté dont nous jouissons au libéralisme qu’ils promettent et préfère aux droits de l’homme les droits des Anglais. » Leur convergence concomitante n’était pas inéluctable, mais, déboulant par surprise, elle ravagea la construction fragile d’une Europe rhénane édifiée par Mitterrand, Delors et Kohl.
Ce fut à Bruxelles, ou au Luxembourg, puis enfin à Francfort, que les technocrates français avaient, dès les années 1960, rencontré leurs collègues allemands et italiens. Ceux-ci avaient souvent connu de près les régimes autoritaires d’avant-guerre. Ils en avaient tiré des leçons contrastées, de la nécessité jalouse de respecter le droit au mépris des politiques qui peuvent emporter par leur démesure tout un continent dans la guerre et la ruine. Ils étaient des juristes et des économistes de haut niveau. Des Doktor et des Dottore, les meilleurs représentants de leurs bourgeoisies respectives, qu’ils incarnaient avec leurs qualités et leurs défauts, leur histoire et leurs limites. La bourgeoisie italienne du Nord n’avait jamais eu la tête nationale, trop liée à ses cités d’origine, et aux maîtres impériaux que connut la botte, Espagnols, Autrichiens, et Français, comme le montre Stendhal dans La Chartreuse de Parme ; trop européens en quelque sorte, non par idéologie, mais par héritage de l’Histoire depuis l’Empire romain. La bourgeoisie allemande, à l’inverse, avait eu le cœur trop national ; son adhésion au nationalisme bismarckien, wilhelmien, puis enfin hitlérien, avait conduit l’Allemagne et l’Europe tout entière à la désolation. Pour toutes ces raisons, les Doktor germaniques et les Dottore transalpins rejoignirent nos technocrates français dans un même souci de fonder leur puissance encore dans les limbes sur un modèle de contre-pouvoir libéral et aristocratique.
Au fur et à mesure des élargissements, l’Union européenne recruta ses hauts dignitaires sur ce même patron germano-italien.
82 % des membres et anciens membres du directoire de la BCE, depuis sa création, étaient docteurs en économie. Les juges et anciens juges de la Cour de justice furent à 55 % docteurs en droit. Et beaucoup des parlementaires européens sont titulaires du même diplôme prestigieux entre tous dans les traditions universitaires européennes.
L’Europe installait la dictature des docteurs. La tyrannie postdémocratique des bureaux prophétisée par Hannah Arendt.
Au fil des ans, un jeu de rôle se mit en place : les chefs de gouvernement mettaient en scène leurs conflits au cours de « sommets européens » médiatisés, défendant leurs « intérêts nationaux » ; mais derrière la scène de ce théâtre, le vrai pouvoir instaurait les règles et des normes qui s’imposaient à tous.
Le jargon employé par nos discrètes éminences (on disserte sans fin sur des « non-papiers », des points A et des faux points B, on approuve des Two-Pack, des Coreper I et II, des REV 2, des réseaux Antici, Nicolaïdis ou Mertens…), où le ridicule et l’emphase rappellent le Trissotin de Molière, est une manière avérée de se protéger des regards médiatiques et populaires indiscrets. Ils ne risquent pourtant pas grand-chose, la plupart des grands médias européens (à l’exception des tabloïds anglais) étant voués corps et âme au grand œuvre européiste.
Peu à peu, le pouvoir de l’oligarchie européenne retrouvait les caractères fondamentaux des despotes éclairés du XVIIIe siècle : le secret, le mystère même ; une légitimité inaccessible au commun des mortels ; « une souveraineté complète dans l’interprétation de leur mandat ; une prétention à l’objectivité scientifique de leurs diagnostics et de leurs verdicts ; une certaine idée de leur indépendance conçue comme la mise à distance des intérêts sociaux et politiques en présence 6 ».
L’Union européenne s’organisait autour du Droit et du Marché. Son inspiration philosophique était un libéralisme de haute volée, tiré de l’œuvre de Montesquieu ou de Locke qui, luttant à l’époque contre les abus des monarchies absolues, s’efforçaient d’ériger des contre-pouvoirs, afin de protéger la liberté des individus. Mais ce noble héritage des penseurs libéraux fut complété et dévoyé par une nouvelle religion qui émergea sur le continent européen (et lui seul) après la Seconde Guerre mondiale, un universalisme inspiré de son modèle chrétien, mais sans le dogme, car coupé de ses racines religieuses, un millénarisme postchrétien concomitant de la baisse de la pratique religieuse, porté au départ par les élites démocrates-chrétiennes qui ont fait l’Europe, et devenu la religion des droits de l’homme de toutes les élites européennes. « Ce postchristianisme est aujourd’hui un millénarisme dévot de l’universel, très hostile à la souveraineté des nations européennes. C’est lui qui inspire la construction européenne. C’est lui qui vide les institutions démocratiques de leur contenu politique. C’est lui qui prône sur le mode universel l’amour de l’autre poussé jusqu’au mépris de soi 7. »
Et c’est lui qui, en inscrivant sa philosophie universaliste dans un enchevêtrement de règles et de normes juridiques – alors que le message de Jésus-Christ était dédié au monde de l’au-delà, mais pas au monde terrestre –, donnait un pouvoir totalitaire à une oligarchie européenne qui se parait des atours flatteurs du contre-pouvoir.
Cour, Commission, BCE, chaque organisme avait ses méthodes, mais toutes eurent le même but et le même résultat.
La Commission utilisa l’Agenda de l’édification du « marché unique », lancé par Jacques Delors à partir de 1984, pour imposer son idéologie de la concurrence libre et non faussée à des États qui durent renoncer à leurs prérogatives, et furent condamnés à des manœuvres de retardement pour défendre leurs législations, leurs services publics et leurs champions industriels nationaux. Le commissaire européen à la concurrence avait droit de vie ou de mort sur les grandes entreprises ; l’« abus de position dominante » – jugé par rapport au marché européen et non au marché mondial – leur valait condamnation sans grâce ni délai. C’est ainsi que la France perdit Péchiney ! Commissaire européen à la concurrence, Joaquin Almunia a décidé qu’il ne verrait qu’une seule fois les patrons des entreprises concernés par son auguste jugement. Louis XIV à Versailles était plus complaisant. Les États ne pouvaient pas non plus réguler leur flot d’immigrés. Si un chef de gouvernement insistait, il était traité de « nazi » par la commissaire à la justice, aux droits humains et à la citoyenneté, Viviane Reding.
La Cour de justice européenne les privait, par des décisions répétées, de tout moyen policier et judiciaire de renvoyer les innombrables clandestins, au nom des droits de l’homme et de la liberté de circulation ; et démolissait en silence les droits du travail nationaux en faisant primer la libre prestation des services à l’intérieur de l’Union sur le droit de grève, ou la liberté d’établissement des entreprises sur les conventions collectives nationales.
Arrivée la dernière, la Banque centrale européenne était le joyau de la couronne oligarchique. Maastricht lui avait donné le poste de pilotage de l’économie européenne. Son indépendance sacralisée par le traité, et dans les Constitutions de chacun des États membres de la zone euro, était la marque de sa souveraineté absolue. Les Européens, à rebours des Américains, des Japonais, des Britanniques, sans parler des Chinois, considéraient que la monnaie et la finance étaient des choses trop sérieuses pour être laissées aux peuples et aux gouvernements. La BCE récupéra des pouvoirs régaliens majeurs, qui revenaient aux rois depuis la nuit des temps : émission de la monnaie, supervision des banques, pouvoir de les sanctionner, et de les sauver ; et même, depuis la crise de 2010, financement des États, pourtant interdit par ses statuts.
Avec la supervision bancaire, érigée dans le cadre de l’union bancaire définie en 2013, la BCE règne sur l’Europe.
Cette oligarchie n’est élue par personne, et n’a de comptes à rendre à aucun peuple. Ses membres sont désignés par des chefs de gouvernement, qui se retrouvent devant des électeurs de plus en plus conscients de la vacuité de leur pouvoir. On renoue avec les antiques traditions du Saint Empire romain germanique, quand les princes-électeurs élisaient leur Empereur.
Le gouverneur de la Banque centrale européenne est le fonctionnaire le mieux payé d’Europe. En 2013, son salaire s’élevait à 31 177 euros par mois, soit 374 124 euros par an. Le président de la Commission n’est pas beaucoup plus mal loti avec 321 238 euros par an. Le secrétaire général de l’ONU touche une rémunération inférieure de 27 % à celle du gouverneur de la BCE. Les salaires de la chancelière allemande et du président de la République française sont inférieurs de 21 % et 30 % à celui d’un commissaire européen. Une différence qui en dit long. Qu’on le veuille ou non, l’argent est dans nos sociétés l’étalon suprême des hiérarchies sociales et symboliques.
Pendant quelques années, notre oligarchie et ses relais médiatiques défendirent la fiction d’une simple délégation de souveraineté à des organes techniques qui l’exerçaient sous le magistère bienveillant des autorités légitimes démocratiquement. Le masque tomba lors de la crise de l’euro de 2010 déclenchée par la dette grecque. Alors, on comprit pour la première fois que le Parlement grec avait dû adopter sans amendements le paquet de mesures fiscales, budgétaires et sociales décidées par la « troïka » BCE-FMI-Commission. Depuis le traité de Lisbonne (ratifié en 2009), les États avaient déjà moins de prise sur ces institutions indépendantes, au nom de la « dépolitisation » d’institutions « techniques ». Mais à partir de 2010, afin de « sauver l’euro », on détruisit les dernières précautions, dernières pudeurs, et on mit sous tutelle budgétaire de la Commission les Parlements nationaux ; et sous l’autorité de la BCE, toutes les banques européennes au nom de l’union bancaire.
Les dernières illusions étaient dissipées. Le voile tombait. Les yeux se dessillaient. Le juge, le commissaire, le banquier dirigeaient l’Europe.
Au fil des ans, face aux résistances et aux échecs, le millénarisme postchrétien des droits de l’homme et du marché devint la religion de l’Union ; l’« administration des choses » devint prédication ; le droit devint dogme ; la raison supérieure devint foi. L’oligarchie devint théocratie. Bruxelles et Francfort devinrent la nouvelle Rome. Même le rêve du grand soir fédéral paraissait un modèle de loyauté démocratique, anachronique. Nos éminences furent les Christophe Colomb de l’Europe : en partant pour les États-Unis d’Europe, ils découvrirent la Rome des Césars et des Papes. Le commissaire, le juge et le banquier revêtirent la pourpre des cardinaux. Ils s’en trouvèrent fort bien et célébrèrent sans rire en 2013 l’« année de la citoyenneté européenne ».
Jean-Claude Trichet n’était plus alors gouverneur de la Banque centrale. Il avait laissé son trône à un Italien retors, une sorte de cardinal Mazarin de la Finance : Mario Draghi. Un brillant diplômé du MIT et d’Harvard ; mais aussi un ancien de Goldman Sachs, cette puissante et sulfureuse banque d’affaires américaine, qui avait permis au gouvernement grec de dissimuler à l’Union européenne l’énorme déficit de ses finances publiques, dont la révélation bien des années après l’entrée de la Grèce dans la monnaie unique fut à l’origine de la crise qui faillit emporter l’euro en 2010.
Jean-Claude Trichet connaissait le sort de tous les rois et empereurs qui ne maîtrisent pas le choix de leurs héritiers. Dans son livre, L’Empereur illicite de l’Europe 8, l’ancien haut fonctionnaire Jean-François Bouchard conte comment Jean-Claude Trichet, invité d’une émission consacrée à Goldman Sachs sur une chaîne de télévision française, fut un jour interrogé :
« Que pensez-vous des liens qui existent entre la banque Goldman Sachs et votre successeur Mario Draghi ?
– Euh… un instant… je réfléchis… Je ne m’attendais pas à votre question… Coupez la caméra, je vous prie ! »
Et l’auteur d’ajouter, sarcastique : « Trichet l’inébranlable est déstabilisé. Lui, le maître de la communication maîtrisée, bafouille lamentablement. »
Depuis cette mésaventure, Trichet évite les caméras de télévision. Il préfère courir les conférences, multiplier les postes honorifiques dans les grandes organisations internationales, souvent bien rémunérés, délivrer ses sages conseils, défendre son action passée, inciter la France « aux réformes indispensables qu’elle a trop tardé à mettre en œuvre », et chanter la gloire de l’euro, « immense réussite ». Il y côtoie ses anciens collègues, qui furent comme lui gouverneurs des Banques centrales américaine, japonaise ou britannique. Comment se résoudre à n’être plus rien quand on a été tout ? Il trouve sans doute la réponse à cette question existentielle chez ses chers poètes, dont Léopold Sedar Senghor, ami de son père, lui avait fait découvrir les œuvres quand il était enfant. En relisant tel ou tel vers, songe-t-il alors peut-être, mélancolique, au destin d’un Charles Quint, maître d’un Empire sur lequel « le soleil ne se couchait jamais », retiré dans un couvent, pour attendre la mort et méditer sur les limites de la puissance et la médiocrité des hommes.
1.
Fayard, 2004.
2.
Odile Jacob, 2013.
3.
Éditions Plon.
4.
Conférence de 1887.
5.
Cité par Philippe de Saint-Robert dans
Le Secret des jours
, Jean-Claude Lattès, 1995.
6.
Antoine Vauchez,
Démocratiser l’Europe
, Le Seuil, 2014.
7.
Jean-Louis Harouel,
Revenir à la nation
, J.C. Godefroy, 2013.
8.
Max Milo, 2014.