21 avril 2002
No pasarán
« No pasarán. » Ce fut le slogan de l’année comme il y a le tube de l’année, la voiture de l’année, le film de l’année. Certains tentèrent de ravauder l’antique cri qui sentait un peu trop sa guerre d’Espagne. Avant même la fermeture des bureaux de vote, en ce dimanche 21 avril 2002, alors que la « nouvelle » de la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle courait déjà les rédactions depuis près de deux heures, les Guignols de l’info sur Canal+ exhortaient les Français à « entrer en Résistance ». Mais les trouvailles restèrent pauvres (la « honte » ; « F-Haine ; F comme Facho, N comme Nazi ») et toujours obsédées par le souvenir de la Seconde Guerre mondiale.
Peu d’analystes gardèrent la tête assez froide pour remarquer que le score de Jean-Marie Le Pen n’était guère plus élevé que ceux des présidentielles de 1988 et 1995, et que c’étaient avant tout la médiocrité de la campagne du candidat socialiste, l’enfermement idéologique et sociologique de la caste technocratico-européiste au pouvoir (« Le mot ouvrier n’est même pas dans le programme du candidat, avait remarqué Pierre Mauroy, ce n’est pourtant pas un gros mot ! ») et l’extrême division de la gauche éparpillée en de multiples candidatures qui avaient entraîné l’élimination de Lionel Jospin. Bien des années plus tard, celui-ci le reconnut sans ambages : « Pendant toutes les années du mitterrandisme, nous n’avons jamais été face à une menace fasciste, donc tout antifascisme n’était que du théâtre. Nous avons été face à un parti, le Front national, qui était un parti d’extrême droite, un parti populiste à sa façon, mais nous n’avons jamais été dans une situation de menace fasciste et même pas face à un parti fasciste. »
Dans cette comédie antifasciste, Jospin tint un rôle mineur et discret, n’apportant sa voix à Jacques Chirac que contraint et forcé par les pressions amicales de toutes parts. Lui seul, avec le vieil adversaire de Chirac, Giscard, semblait épargné par cette folie qui s’était emparée du pays. Chaque soir, les télévisions diffusaient des images d’archives, retraçant la montée des nazis au pouvoir, l’extermination des Juifs, la Seconde Guerre mondiale. Les lycéens descendaient en masse dans la rue, encouragés quand ils n’y étaient pas obligés par leurs professeurs. Leurs slogans étaient humanistes : « Hitler, une chose bien, son suicide ; Le Pen, on attend » ; « Le Pen charogne » ; « Il faut brûler Le Pen ». Toute la classe politique appelait à voter Jacques Chirac « afin de faire barrage au fascisme ». Les belles âmes qui, quelques jours auparavant, le traitaient de voleur et lui reprochaient sa campagne centrée sur l’« insécurité », qui l’avaient naguère surnommé « Facho Chirac », et s’étaient offusquées de ses propos sur « le bruit et les odeurs des immigrés qui rendent fous son voisin, l’ouvrier français », exaltaient le « rempart de la démocratie ». La machine de propagande tournait à plein régime ; l’unanimité vindicative traquait les mal-pensants ou les rétifs. Chaque syndicat, chaque corporation, chaque autorité y allait de son appel pour sauver la République : les évêques ; les rabbins ; les imams ; les sportifs ; les acteurs ; les magistrats ; les postiers ; les avocats ; les francs-maçons ; la CGT, la CFDT et FO ; la CGC ; les ligues antiracistes ; les mouvements homosexuels ; même le juge Halphen, qui lui avait envoyé, quelques mois plus tôt en recommandé à l’Élysée, une convocation dans le cadre de l’affaire du financement de la ville de Paris, envoya son petit appel ! Chirac refusa d’accorder à Jean-Marie Le Pen le traditionnel débat télévisé d’entre-deux-tours, de peur de salir son manteau tout neuf de « père de la nation » ; mais cette dérobade lui valut un concert de louanges. Comme disait Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la Liberté. » Ou Gabin dans le film Le Président : « Dites-vous bien que lorsqu’un mauvais coup se mijote, il y a toujours une République à sauver. » Son élection triomphale (82 % des suffrages) qui rappelait les scores des potentats africains dont il était le grand ami, ne suscita qu’une intense admiration, et une infinie reconnaissance. Tout le monde avait déjà oublié qu’au premier tour, il n’avait obtenu que 20 % des suffrages exprimés, le résultat le plus faible, presque humiliant, d’un président sortant de la Ve République.
Il fallait s’empresser d’en rire avant que d’en pleurer. Avec son talent sarcastique habituel, et cette manière inimitable de révéler la parodie consumériste derrière les emballements moralisateurs de notre époque, Philippe Muray brocarda cette « quinzaine de la haine ». Il ne perdait rien pour attendre. Son tour viendrait. Le sien et celui des autres. La République désormais sauvée, on se devait de traquer les coupables. Les socialistes revanchards s’en prirent d’abord aux médias, et en particulier à TF1. La grande chaîne de télévision fut fustigée pour avoir « mis en scène » de nombreux faits divers pendant la campagne électorale ; on lui reprocha surtout l’histoire de « Papy Voise », ce pauvre vieux volé et torturé à son domicile par une bande de jeunes malfrats, dont la tragique mésaventure fut inlassablement relatée à quelques jours de ce maudit 21 avril.
Mais la gauche n’insista pas. Le « sentiment d’insécurité » que les élites bien-pensantes aimaient à vitupérer était partagé par l’électorat populaire de gauche ; et TF1 était trop puissant pour demeurer ostracisé.
On chercha des coupables plus faibles. À l’automne de cette année 2002, fut publié un petit libelle aux Éditions du Seuil. Le titre était impérieux, voire comminatoire : Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires. Le nom de l’auteur, Daniel Lindenberg, était inconnu du grand public. Mais son opuscule fut promu comme un événement majeur pour le pays ; fit la une du journal Le Monde ! Le Columbo de l’antifascisme avait déniché dans leur tanière les coupables du 21 avril : ces « intellectuels » qui, depuis quelques années, avaient dénoncé « la culture de masse, Mai 68, le féminisme, l’antiracisme, l’islam ». Ils venaient initialement de la gauche, mais étaient accusés d’avoir passé en contrebande – en leur donnant l’onction de légitimité de la gauche – d’anciens thèmes classiques de la droite, qui recensait depuis longtemps les effets pervers de la démocratie, de l’égalitarisme, du droit-de-l’hommisme, du pédagogisme, du féminisme, etc.
Le texte était bref, superficiel, sans grand talent ni profondeur. La confusion intellectuelle dominait ; la mauvaise foi était spectaculaire. On avait parfois du mal à reconnaître ce qui liait des auteurs aussi dissemblables que Régis Debray, Pierre Manent, Pierre-André Taguieff, Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Philippe Muray, Maurice Dantec, Michel Houellebecq, Shmuel Trigano, et d’autres. L’important était de désigner des coupables ; et de les condamner à la guillotine médiatique et morale, à la manière de Marat dans Le Père Duchesne, publiant des listes « d’aristocrates et d’ennemis de la Révolution ».
L’épithète « réactionnaire » se substituait à « fasciste » ; elle valait son équivalent d’opprobre.
Le « progressisme », qui avait été autrefois une subversion de l’ordre établi, était devenu l’ordre établi ; et la nouvelle monarchie absolue, plus impérieuse encore que l’originale, ne supportait aucune contestation. Les thuriféraires de Mai 68 avaient tourné en dérision ce qu’il y avait eu de plus sacré pour les siècles passés, mais ne toléraient pas qu’on tournât en dérision Mai 68.
Le monde avait alors connu une nouvelle Renaissance. Avant cette « parenthèse enchantée », la France vivait un obscur Moyen Âge raciste, xénophobe, misogyne, homophobe, où, à l’abri de lycées casernes, des professeurs tortionnaires dressaient, à coups de drill prussien, des élèves martyrisés, enrégimentés et endoctrinés.
La laïcité militante avait été une arme de guerre efficace pour arracher la robe sans couture de l’Église catholique ; mais elle ne devait pas être à nouveau employée pour désacraliser l’islam. L’obsession impérieuse du « métissage » s’était substituée à celle de la « pureté de la race ». Le féminisme était l’avenir radieux de l’Humanité qui ne pouvait être contesté que par d’infâmes et vulgaires « machos » ; et lorsque les écrits des plus grands maîtres à penser de nos progressistes, de Spinoza à Nietzsche en passant par Rousseau ou Marx, révélaient des considérations misogynes, il était de bon ton de considérer que leur clairvoyance habituelle – sur Dieu, la religion, la démocratie, le capitalisme, etc. – s’était alors égarée et soumise – et seulement sur ce sujet-là – aux préjugés de leur époque !
Les règlements de comptes pullulaient. Lindenberg n’hésita pas à dénoncer ces intellectuels juifs qui avaient commis l’impardonnable crime de « virer à droite ». Non sans finesse, il avait noté que la création et l’édification d’Israël avaient acclimaté les milieux juifs de la Diaspora aux nécessités et aux contraintes d’un État-nation, et répandu parmi les plus farouches zélotes d’Israël les soucis, frayeurs et exigences des anciens hérauts du nationalisme français, comme Maurras ou Barrès. Mais cette intuition juste, qui était un tourment et une contradiction majeure chez certains intellectuels juifs parisiens, tournait avec Lindenberg en une ode victimaire à ces pauvres Palestiniens ou jeunes banlieusards issus de l’immigration, et en un accès soudain de « complotisme » dont il accusait ses adversaires, regrettant que « les Juifs viennent grossir les bataillons de la nouvelle offensive maurrassienne ».
On avait parfois l’impression que l’auteur avait été commis d’office, envoyé en mission, sans tout saisir des enjeux réels de son offensive ; qu’il écrivait cette curiosité littéraire d’un pamphlet modéré. Pierre Rosanvallon le lui avait commandé pour la collection qu’il dirigeait aux Éditions du Seuil : « La République des idées ». Ce mandarin considérable avait eu son heure de gloire médiatico-politique à la fin des années 1980 lorsqu’il devint, on l’a dit, le secrétaire général de la fondation Saint-Simon, qui célébrait alors, au nom de la « République du centre », les noces de la droite libérale et de la gauche antitotalitaire. Dix ans plus tard, le maître avait senti le vent tourner. La mondialisation, chérie à ses débuts par cet intellectuel « de gauche » et ses pairs, devenait moins engageante. Il lui fallait se démarquer de ses anciens engouements sans se déjuger. Il joua la naïveté, la confiance prise en défaut ; dans son nid qu’il croyait pur de la « gauche antitotalitaire », se dissimulaient des réactionnaires fieffés qu’il avait le devoir de dénoncer. Il avait chargé Lindenberg de les exécuter comme Voltaire, jadis, instrumentalisait l’abbé Morellet contre ses ennemis philosophes : « Allez, mords-les. » Le crime se voulait silencieux. Rosanvallon dissout la fondation Saint-Simon, désormais marque d’infamie de son passé libéral sur sa tunique de gauche qu’il souhaitait immaculée. Il conta à des journalistes complices combien sa sensibilité de « gôche » avait souffert en ces temps-là, reniant même son ancien maître, François Furet, à qui il devait pourtant en partie sa carrière académique.
Ulcéré, Ran Halévi, qui avait lui aussi accompli son brillant parcours universitaire sous la tutelle bienveillante du grand historien, s’étrangla : « C’est la première fois que je vois quelqu’un rompre avec les morts ! »
Ces batailles picrocholines firent quelques ronds dans l’eau de la fontaine Saint-Michel. On s’empoigna, on s’enfiévra, on rompit. Il resta ce mot « réactionnaire » qui devint l’insulte suprême du débat intellectuel et politique parisien, quand des « progressistes » voudront dénoncer une réalité qui leur déplaisait. C’était un passage de témoin : fasciste avait fait son temps depuis Staline ; réactionnaire reprenait du service. Le XXe siècle était clos ; le XIXe revenait en force.
Lindenberg retournerait bientôt à l’anonymat. Il avait connu la gloire éphémère d’un Ravaillac, exalté manipulé par des grands qui lui demeurèrent à jamais inconnus, assassin d’Henri IV pour une cause qui le mystifiait, dans un conflit qui le dépassait.