18 septembre 1989
La défaite de la « Grande Nation » (II)
On ne sut d’abord comment l’appeler. Un voile. Un tchador. Un foulard. Un morceau de tissu. Un fichu… fichu. Cette incapacité à nommer en disait long sur la surprise, la sidération, qui saisit alors la société française ; comme un extraordinaire voyage dans l’espace et le temps.
Quand Fatima (13 ans) et Leïla (14 ans), ainsi que Samira furent renvoyées du collège Gabriel-Havez de Creil, pour avoir refusé d’ôter pendant les cours leur voile islamique, le 18 septembre 1989, l’événement prit une ampleur nationale – et même internationale. La France rejouait le rituel psychodrame de la guerre civile froide inventé lors de l’affaire Dreyfus ; les journaux télévisés « ouvrirent » là-dessus, les pages de la presse écrite s’emplirent de tribunes, les politiques de tous bords s’en mêlèrent ; SOS Racisme et le journal Libération défendirent sans ambages les gamines voilées bien que l’origine antillaise du proviseur qui avait pris la décision d’exclusion, Ernest Chénière, et donc la couleur noire de sa peau, troublât la pensée simpliste de l’antiracisme. Malek Boutih, alors président de SOS Racisme, jugea « scandaleux que l’on puisse au nom de la laïcité intervenir ainsi dans la vie privée des gens, malmener les convictions personnelles ». Le 22 octobre, un millier de personnes manifestèrent à Paris contre l’interdiction du port du voile islamique à l’école. Le Premier ministre Michel Rocard, et le ministre de l’Éducation nationale Lionel Jospin, s’efforçant de ménager la chèvre de la laïcité et le chou de la liberté, ne parvinrent pas à trancher.
Ce n’était pas la première fois que des affaires de voiles empoisonnaient la vie des établissements scolaires. Quelques mois plus tôt, Le Quotidien de Paris avait déjà évoqué une querelle semblable autour de la fille du président de l’association musulmane culturelle des Vosges dans un collège d’Épinal. Et ce ne sera pas la dernière. À travers toute la France, pendant la décennie qui suivra, de semblables batailles du voile se multiplieront.
Mais l’État tardait toujours à trancher. Lionel Jospin avait fini par demander au Conseil d’État de le faire à sa place. Selon ses habitudes, le Conseil élabora une doctrine balancée qui conciliait le respect des principes contradictoires de laïcité et de liberté individuelle. Les juges du Palais-Royal, en grands juristes, crurent jouer leur habituel rôle pacificateur en estimant que « le port du voile islamique est compatible avec la laïcité », en rappelant qu’un refus d’admission ou une exclusion dans le secondaire « ne serait justifié que par le risque d’une menace pour l’ordre dans l’établissement ou pour le fonctionnement normal du service de l’enseignement ».
Le ministre s’empressa de mettre ses pas dans ceux des juges administratifs ; et édicta une circulaire statuant que les enseignants avaient la responsabilité d’accepter ou de refuser le voile. Au cas par cas. Un magnifique et rare modèle de défausse de l’État qui laissait aux fonctionnaires le soin de régler eux-mêmes un conflit majeur. Cela ne suffirait pas. Quelques années plus tard, le centriste François Bayrou ne s’en sortirait pas mieux en distinguant entre le signe religieux « ostentatoire » – interdit – et les autres – autorisés. Mais qu’était-ce qu’un signe religieux ostentatoire ?
Au bout de quinze ans de tergiversations, le président Jacques Chirac osa en 2004 interdire le voile islamique à l’école. Mais lui aussi se dissimula derrière les « signes religieux ostentatoires », faisant semblant d’inclure dans sa législation les croix trop visibles ou les calottes portées par certains enfants juifs. Personne ne fut dupe.
La « République », par son pouvoir judiciaire, puis législatif, avait cru à deux reprises régler la question. En vain. Elle avait donné deux grands coups d’épée dans l’eau.
Le Conseil d’État avait invoqué le droit ; mais celui-ci n’est jamais loin de l’idéologie. Depuis les années 1970, les juges administratifs n’étaient plus les cerbères de la nation et du Code civil républicain que Napoléon avait façonnés. Les élites administratives françaises – et en particulier la crème de la crème du Conseil d’État – avaient adhéré à l’idéologie mondialiste et multiculturaliste, exaltant la diversité et l’égalité des cultures, fondée sur une lecture simplifiée et même dévoyée des travaux de Claude Lévi-Strauss.
Avant sa décision de 1989 autorisant le port du voile à l’école, le Conseil d’État avait approuvé en 1980 le regroupement familial d’Africains polygames (arrêt Montcho) ; et c’est un tribunal administratif qui avait interdit au maire de Paris (Jacques Chirac) de verser une allocation réservée aux familles françaises.
Il faut reconnaître cependant que la tâche du Conseil n’était pas aisée. Les règles de la laïcité à la française, déposées dans la fameuse loi de 1905 de séparation des l’Églises et de l’État, ne concernaient pas les élèves, mais les professeurs. Ces derniers étaient tenus de respecter une neutralité religieuse de bon aloi. Dans un monde chrétien (à part les rares confettis israélites), la religion des élèves ne suscitait aucun souci. C’était leur liberté d’esprit qu’il fallait respecter et façonner par l’enseignement des Lumières. Cette complexité de la tradition républicaine – entre liberté et endoctrinement – butait soudain sur le voile islamique qui symbolisait l’emprise du religieux sur les jeunes esprits. On pouvait espérer que l’école finirait par ouvrir ces esprits rétifs. Les « Républicains progressistes » pensaient au fond d’eux-mêmes que la Déesse Raison finit toujours par l’emporter et arracher les individus éclairés au fanatisme de la religion.
Le débat dériva ensuite vers le droit des femmes. La liberté des filles soumises à l’oppression masculine : le chapelet féministe des années 1970 fut récité jusqu’à satiété ; mais il contredisait la tendresse compassionnelle de ces femmes de gauche pour les enfants des anciens colonisés, les « déshérités », les « populations fragiles. » Une pétition fut publiée dans Libération le 6 novembre 1989 qui, tout en reconnaissant dans le voile « le signe de l’oppression et de la contrainte exercée sur les femmes », voyait en l’exclusion des filles « la pire des solutions ». Les signataires étaient des féministes célèbres, de Marguerite Duras à Catherine Lara, jusqu’à Ségolène Royal ou Alima Boumediene.
Mais le balancement circonspect de ces beaux esprits – qui semblait parodier celui du Conseil d’État – mettait lui aussi à côté de la plaque. La question ne concernait pas, contrairement aux apparences et aux obsessions féministes, la liberté ou l’oppression de ces jeunes filles. Dans toutes les campagnes, jadis, les grands-mères portaient des fichus analogues pour cacher leurs cheveux, lointaine trace, dira Balzac, de la passion érotique des peuples méditerranéens pour la chevelure féminine.
Pour les musulmans rigoristes, mais aussi pour d’autres moralistes non musulmans, et même certaines féministes, la liberté et la dignité de la femme sont bien plus méprisées par la pornographique de la publicité et du cinéma que par un anodin fichu sur la tête. Avec le voile, puis plus tard le hijab, ces femmes rejettent l’injonction du désir, l’aliénation du consumérisme, et pour tout dire la loi du marché.
Le voile ne concerne les femmes qu’en ce qu’il marque leur reprise en main, non par les hommes, mais par la communauté des croyants. C’est pour cette raison que les débats démocratiques, les incantations féministes, les décisions du Conseil d’État ou les lois n’ont pas de prise. Ce voile est le symptôme d’un commencement d’organisation islamique de la cité. Il fait de la femme qui le porte un modèle et un remords pour celles qui ne l’ont pas encore adopté. Il signifie que la communauté contrôle et surveille ses ouailles.
La question posée par ce morceau de tissu n’était donc pas celle de la laïcité, mais celle de l’assimilation. Parce qu’on avait renoncé à celle-ci, on essaya de faire jouer son rôle à celle-là. On prit donc la mauvaise arme pour frapper, et on s’étonna de manquer la cible.
En France, le modèle d’intégration républicain des étrangers s’était accompli par l’assimilation, imitant le lointain exemple de l’Empire romain : « À Rome, fais comme les Romains. » Dans la Rome antique, les nouveaux citoyens devaient porter la toge et changer de prénom, voire de nom, qu’ils latinisaient. Les premiers dérèglements annonciateurs de la chute de l’Empire romain furent le refus croissant des « barbares » de changer de patronyme et… la décision de garder leurs armes.
Dans un autre monde à une autre époque, c’est-à-dire la France jusqu’aux années 1960-1970, Fatima, Leïla et Samira se seraient prénommées Catherine, Nathalie et Françoise. Le préfet y aurait veillé, refusant tout prénom en dehors du calendrier ; la pression sociale des voisins, des proches, de la famille même parfois, aurait contraint les parents récalcitrants. Le voisinage – ouvriers français ou immigrés de longue date – aurait, à force de brocards, censuré les manifestations les plus choquantes du culte musulman, renvoyé aux poubelles de l’Histoire les sacrifices dans la baignoire, interdit la polygamie, l’excision des jeunes filles, comme les vêtements imités du prophète, pour imposer un strict costume occidental plus adapté au climat du nord de l’Europe. Il aurait adouci la rigueur des pères à l’encontre des filles et ridiculisé l’autoritarisme des frères. Mais rien ne s’était passé comme d’habitude avec les immigrés venus d’Afrique. D’abord parce que les pouvoirs publics, et les immigrés eux-mêmes, étaient restés longtemps persuadés qu’ils rentreraient chez eux. Puis, le discours assimilationniste, le « À Rome, fais comme les Romains », fut regardé comme un ignoble héritage de la colonisation, un corset insupportable, une trace honnie du complexe de supériorité de l’homme blanc. Au nom du rejet de l’ancien colonisateur, on prit le risque de favoriser une colonisation à l’envers sur le sol français.
Ces principes de l’assimilation interdisaient la manifestation de tout signe religieux dans l’espace public. Cette règle non écrite, mais respectée, poussait par exemple les enfants juifs à ôter dans la rue la kipa de leur tête et à ranger leur étoile de David sous la chemise. Ce n’était pas la peur, si ce n’est celle du ridicule et de la grossièreté, qui les animait, mais le respect de l’autre qui ne devait pas être gêné par l’affirmation ostentatoire (on retrouve ce mot) de sa foi.
C’est ce respect, cette discrétion, cette élégance qui furent abandonnés dans la France des années 1980 au bénéfice, crut-on, de l’expression libérée du Moi tout-puissant ; mais dans la béance provoquée par l’irruption de cet individualisme arrogant et nihiliste, l’angoisse existentielle, la solitude, le désarroi et le déracinement qu’il entraîna, l’islam s’engouffra pour imposer son modèle holiste, impérieux mais chaleureux, contraignant mais rassurant, se servant de la volonté farouche des enfants de l’immigration maghrébine d’utiliser leur religion comme un manifeste identitaire, profitant de la déréliction d’un État républicain qui s’interdisait d’interdire, et retrouvant par là même la puissance politique de la tradition coranique.
Dans son livre Quatre-vingt-treize 4, publié plus de vingt ans après les faits, Gilles Kepel révélait que dans l’ombre des jeunes filles voilées, de Creil et d’ailleurs, s’agitaient des militants islamistes.
Kepel explique leur échec par la volonté des familles de profiter de la chance de promotion sociale offerte à leurs filles par « l’école de la République ». Cette hypothèse séduisante et rassurante contredit pourtant le souci des nombreuses familles d’interdire à leurs filles toute émancipation sociale par le mariage en les liant, dans le strict respect de l’endogamie islamique, à des garçons du bled d’origine de leurs parents. Surtout, cette scolarisation des filles croise l’évolution inverse des garçons qui fait de la Seine-Saint-Denis le seul département de France où le nombre de diplômés baisse depuis vingt ans.
Mais il y a des victoires à la Pyrrhus et des défaites fondatrices.
Pendant que la République gagnait laborieusement la bataille du voile à l’école, elle ne se rendait pas compte qu’elle perdait la guerre du halal. Peu à peu dans les quartiers où la population musulmane devenait majoritaire, elle imposait sa domination culturelle et cultuelle. La multiplication des boucheries halal était le symptôme d’une islamisation par le bas qui dépassait de loin les seules habitudes alimentaires, touchant tous les domaines de l’existence, habillement, langage, sexualité, sociabilité, mariage, éducation des enfants, famille, donnant raison à l’adage : « On est ce que l’on mange. »
La République avait réussi vaille que vaille à circonscrire le feu à un endroit, qu’il prenait aussitôt à un autre. Le voile, prohibé à l’école, était porté dans les entreprises, les crèches ; les mères de famille voilées venaient chercher leur enfant à l’école ; elles réclamaient, avec plus ou moins de violence, que leurs enfants puissent manger de la viande halal à la cantine, allant parfois jusqu’à exiger des tables séparées des « infidèles » ; des élèves récusaient certaines matières : le darwinisme qui rejette l’enseignement sacré du Coran, les croisades, Voltaire le mécréant, Mme Bovary la femme infidèle, la Shoah des Juifs assassins de Palestiniens, etc. Les filles étaient privées de gymnastique, les garçons désertaient en masse ; les rares bons élèves étaient traités de « bolos », de « Juifs » ou de « sales Céfran ». Dans certaines cours de récréation, les petits musulmans qui mangeaient ou buvaient pendant le ramadan étaient molestés, tandis que leurs camarades chrétiens, minoritaires, tentaient de suivre le courant dominant pour ne pas être marginalisés, voire méprisés ou martyrisés, en imitant les adeptes du Coran, voire en se convertissant. Dans la cité, au pied de certaines barres d’immeubles, les grands frères rabrouaient les jeunes filles qui sortaient habillées en jupe, même décente, les traitaient de salopes, de putes, et pire encore de « Françaises », obligeant leurs sœurs à se vêtir de survêtements informes pour ne pas exciter la concupiscence masculine.
Selon la lettre du Coran, ces musulmans-là n’avaient pourtant pas le droit de résider en terre impie. Le monde est en effet partagé par la Tradition en Maison d’Islam (Dar al-Islam) et en Maison de la guerre (Dar al-Harb). Entre les deux, il n’y a rien. Quand il construit une mosquée quelque part, le musulman sacralise le lieu, le transforme aussitôt en un territoire rattaché au Dar el-Islam, le sanctifie, le lave de ses péchés et de ses impuretés, chasse les mécréants et corrige les mauvais musulmans. Comme l’explique Boualem Sansal dans son livre Gouverner au nom d’Allah 5 : « toute Terre, tout lieu, tout domaine matériel ou immatériel, réel ou virtuel, est regardé sous l’angle de cette dualité. Il y a le monde de l’islam qu’il faut protéger et il y a le monde du mal dans lequel il faut porter la guerre. » Pour masquer cette dichotomie fort choquante pour les esprits occidentaux les mieux disposés à l’égard de l’islam, le roué Tarik Ramadan inventa un troisième monde, celui du témoignage. Mais témoignage de quoi ? Du message du prophète, bien sûr !
Pendant les années 1960 et 1970, les immigrés musulmans furent considérés comme perdus par les tenants de la loi sacrée. La plupart des immigrés étaient des Kabyles, anciens chrétiens convertis de force mille ans plus tôt, bien heureux de cet éloignement géographique qui leur permettait d’alléger les contraintes religieuses. C’était le temps de « l’islam des darons » (des pères), comme dit Kepel en reprenant le langage des jeunes banlieusards. L’arrivée des femmes et des enfants dans le cadre du regroupement familial détruisit cette authentique « intégration ». Devant leurs femmes et leurs enfants, les pères se devaient de reprendre la transmission des rites séculaires.
La technologie de la fin du XXe siècle renforça cette réislamisation. Alors qu’au XIXe siècle, l’éloignement de leur pays poussait les immigrés à se détacher peu à peu de leur confession d’origine, pour adopter une distance très française et très chrétienne par rapport aux strictes pratiques religieuses, le développement de la télévision satellitaire et d’internet permit au contraire aux gardiens du temple islamique – Frères musulmans ou salafistes, et tous les tenants du retour à la pureté du prophète – de diriger à distance les esprits de leurs ouailles et d’entreprendre un fantastique travail d’endoctrinement religieux et d’édification d’une Oumma mondialisée, globalisée, même si, comme le notait avec ironie Gilles Kepel, elle était réinventée.
L’islam est à la fois une synthèse et une dissidence du judéo-christianisme qui l’a précédé : pur monothéisme comme le judaïsme, reposant avant tout sur des rituels très stricts (orthopraxie) et non sur la seule foi (orthodoxie chrétienne), l’islam est aussi, contrairement au judaïsme, une religion prosélyte, rivalisant alors avec le christianisme. Comme le judaïsme, son rituel (le halal à la place de la kashrout) isole et sépare ; mais comme le christianisme, l’islam, religion universelle, convertit de gré ou de force.
« À la différence de la kashrout, qui accompagne des fidèles peu nombreux parmi lesquels les observants cherchent à se protéger de l’adultération mais s’abstiennent de tout prosélytisme, le halal appartient à une religion qui concerne près d’un Français sur dix, est majoritaire dans certains quartiers populaires, et déploie un fort prosélytisme exprimé par des conversions régulières. Le contrôle de la certification représente, de la sorte, une image des stratégies poursuivies par certains groupes pour tenter de conquérir l’hégémonie sur la représentation politique d’une communauté dont ils veulent transformer les identités de consommateurs en mobilisation politico-religieuse. Celle-ci, qui suppose le contrôle exigeant de la norme et de la traçabilité du halal, est une stratégie hégémonique qui se substitue […] à l’échec de la mobilisation autour du port du voile à l’école 6. »
Au bout de plusieurs décennies de cette lente transfiguration de quartiers et de villes, c’est tout le pays qui en sortait bouleversé, comme le montrait l’emblématique Seine-Saint-Denis, surnommée à l’anglaise le 9-3, par une jeunesse africaine fascinée par les Noirs américains.
« Le 9-3 ce n’est pas la France, c’est même très différent. D’une certaine façon, le 9-3 est un peu comme un morceau du Sud au Nord. Le département est extrêmement jeune, la pyramide des âges tout à fait comparable à celle des pays d’Afrique du Nord ou de l’Égypte, c’est là que l’on trouve de grandes familles avec les difficultés éducatives que cela pose dans une société où la réussite sociale passe par une progéniture étroite. L’idée que la poussée de la religiosité soit à l’échelle individuelle une forme de consolation face à l’expérience vécue de la précarité ne me semble pas complètement validée. Le port du voile n’est pas un choix électif mais une exigence qui s’impose dans l’espace public local […] la collectivité qui est rassemblée fonctionne alors comme communauté plus que comme société, la norme sociale qui impose des conduites sexuées est, comme dans les quartiers des pays pauvres du Sud, absolument impérative […] le lien observé entre les formes de l’islam et les situations sociales dans les pays du Sud – par exemple l’emprise des Frères musulmans et des salafistes dans les périphéries populaires du Caire […] éclaire la compréhension des dynamiques des islams d’Europe 7. »
L’auteur de cet article iconoclaste, Hugues Lagrange, est un de nos sociologues les plus avisés ; il n’est hostile ni aux communautés, ni aux évolutions qu’il observe. Il estime que la laïcité ne peut plus confiner la religion dans le domaine du privé ; nous incite au « dépassement du cadre national » et à « l’intérêt de favoriser la reconnaissance d’entités collectives infranationales ». Pour lui, « faire vivre ensemble des minorités religieuses et linguistiques comme les parties d’une totalité plus vaste n’est pas plus incompatible avec l’idée de faire société que d’articuler les intérêts sociaux divergents ». C’est un des adeptes de la « postmodernité » chère à Michel Maffesoli.
Mais derrière le jargon sociologisant, cette réflexion a le grand mérite de dessiller les yeux des bien-pensants, persuadés que l’intégration des immigrés venus d’Afrique prend le même chemin que leurs prédécesseurs européens et chrétiens. Il marque le refus irréductible de l’islam de se fondre dans le creuset français. Sa préconisation ultime le rapproche des ennemis farouches de l’État-nation – des libéraux mondialistes à l’extrême gauche internationaliste – qui tendent ainsi la main aux islamistes – salafistes et Frères musulmans – eux aussi internationalistes, mais dans le cadre de l’Oumma, pour contraindre la France à s’autodétruire.
Au nom de la liberté, on a favorisé l’instauration d’une société « totalitaire », c’est-à-dire qui prend en charge l’existence « totale » de chaque individu, privé et public mêlés ; au nom du primat de l’individu, on a fait le lit d’une organisation holiste qui ne connaît que la « soumission » de ses membres à la loi de Dieu ; au nom de la République, on a déconstruit la France ; au nom des droits de l’homme, on a érigé un État dans l’État, ce qui avait poussé Richelieu à combattre les protestants lors du terrible siège de La Rochelle. Pour « intégrer » l’islam, il faudrait que la France renonce à mille ans d’Histoire, renie Philippe Le Bel, Richelieu, Louis XIV, Napoléon, de Gaulle ; on passerait peu à peu d’une société multiethnique à une société multiculturelle qui deviendra multiconfessionnelle à la manière libanaise.
Plus de vingt ans après « l’affaire du voile de Creil », nous sommes arrivés au bout du voyage : ce n’est pas à l’islam de s’adapter à la nation française, mais à la France de s’adapter à l’islam. L’islam est à la fois le révélateur et le détonateur de la désintégration de l’État-nation.
Après le regroupement familial des années 1970, l’expulsion des Français de souche et de tous les Européens à partir des émeutes de 1981 et de la marche des Beurs de 1983, l’affaire des filles voilées de Creil fut la troisième étape du processus de défrancisation et d’islamisation des banlieues françaises. L’offensive sur le voile échoua, mais permit la conquête, par la voie de la « halalisation », de territoires disséminés mais nombreux où tous les actes de l’existence des populations, nourriture, amis, relations sexuelles, mariage, vêtements, sociabilité, furent peu à peu soumis au contrôle vétilleux de la Loi religieuse, forgeant la naissance balbutiante mais vigoureuse et redoutable d’une Dar el-islam française.