25 mars 2001
Paris ne sera pas toujours Paris
On était aveuglé par nos passions. On confondait l’écume et la vague, le décor et la pièce, la forme et le fond. L’anecdotique et l’historique. Les querelles de la droite, les états d’âme dépressifs de Philippe Séguin, le « bon bilan » arboré par le sortant Jean Tibéri, ou encore les savants calculs électoraux imposés par la loi PLM (Paris-Lyon-Marseille) qui donnaient la mairie de Paris au socialiste Delanoë malgré un total de voix inférieur à celui de son adversaire. On calcula, on glosa, on commenta. Les plus politiciens s’amusèrent de l’habileté diabolique de Jacques Chirac qui avait favorisé l’élection d’un adversaire socialiste afin d’écarter la concurrence d’un rival ombrageux. Les plus historiens d’entre nous sonnaient le grand retour de la gauche dans la capitale, d’où elle avait lancé toutes les révolutions, mais d’où elle avait été chassée, à la fin du XIXe siècle.
Le mouvement était encore plus profond. La victoire de Bertrand Delanoë avait une signification qu’on ne tarda pas à déchiffrer : Paris était devenue une ville-monde.
Le concept de ville-monde avait été forgé par le grand historien Fernand Braudel, dans son chef-d’œuvre : Civilisation matérielle, économie et capitalisme – XV e-XVIII e siècles 1.
La ville-monde est le cœur battant de ce que Braudel appelle l’économie-monde. « Les informations, les marchandises, les capitaux, les crédits, les hommes, les ordres, les lettres marchandes y affluent et en repartent. » Plus on est près de la ville-monde, plus on est riche et puissant ; plus on en est éloigné, dans une périphérie de cercles concentriques, plus on est faible et pauvre.
La ville-monde change selon les époques. À cette aune braudelienne, Gênes, Venise, Amsterdam, Londres, New York s’étaient succédé comme les villes-monde d’une économie déjà mondialisée, mais pas encore « globalisée ». Paris n’avait jamais fait partie de cette catégorie huppée. Elle relevait d’un autre registre, celle de capitale politique d’un État-nation en devenir.
Selon Braudel, l’Histoire de notre pays se singularisait et s’expliquait par cette carence ; Paris envoyait ses soldats pour arraisonner la « ville-monde » du moment, la conquérir, la domestiquer, la posséder. C’est François Ier en Italie, Louis XIV et la guerre de Hollande, Napoléon et le camp de Boulogne vers l’Angleterre. Mais à chaque fois, les troupes royales, républicaines ou impériales arrivèrent trop tard, s’emparant de sa proie quand le trésor ne s’y trouvait plus (les armées de Napoléon prenant l’Italie et Amsterdam, mais pas Londres).
Cette Histoire française se clôtura lorsque le flambeau de la ville-monde passa à New York.
Mais Paris demeura un siècle encore la ville-capitale, modèle politique, administratif et architectural de toutes les capitales des États-nations qui se forgèrent sur l’exemple français : Bruxelles, Berlin, Madrid, Rome, Vienne, Budapest, Saint-Pétersbourg, Moscou, Bucarest, Istanbul, ou encore Washington.
Comme Paris, elles devinrent ces antres balzaciens où les carrières se font et se défont, les ambitions s’entrechoquent, les rêves se dégradent en illusions perdues. Mais Paris conserva deux spécificités irréductibles. D’abord, sa petite taille. C’est une ville ronde et fermée de 105 kilomètres carrés quand Madrid s’étend sur 608 kilomètres carrés, Moscou 2 511 kilomètres carrés, et dont la densité (21 347 habitants au kilomètre carré) ne se compare qu’à celle… des villes d’Asie. Tout ce qui compte dans la presse, la mode, la politique, l’économie, le cinéma, la finance, la médecine, se côtoie, fréquente les mêmes cafés, les mêmes restaurants, les mêmes immeubles cossus, les mêmes lieux de plaisir, se croise et se balade dans les mêmes rues.
Paris est une bulle ronde qui a grossi en faisant sauter cinq enceintes successives (celles de Philippe Auguste, de Charles V, de Louis XIII, des fermiers généraux et de Thiers). La dernière enceinte est celle métallique du périphérique posée en 1973, que tous les promoteurs du grand Paris rêvent à leur tour de dépasser. Avant, il y avait les « fortifs » et au-delà la zone. La zone d’où venaient les hordes de « barbares » qui envahissaient la capitale et menaçaient les pouvoirs en place.
Cette tradition révolutionnaire – la seconde spécificité parisienne –, exaltée depuis la prise de la Bastille, explique que le pouvoir central, qu’il fût monarchique, impérial ou républicain, a toujours gardé la main au collet de la ville qui fascinait et inquiétait à la fois. Les distances étaient trop réduites entre le fastueux « axe du pouvoir » (du Louvre à l’Arc de triomphe, autour duquel se construisaient les hôtels particuliers et s’installaient riches, puissants et élégantes) et les classes laborieuses, classes dangereuses, qui pouvaient à tout moment les subvertir. On attendit un siècle après la Révolution pour que les maires des communes ne soient plus nommés mais élus ; mais il fallut encore cent ans pour que le maire de Paris fût libéré de sa sujétion spécifique.
Giscard regretterait sa libéralité puisqu’il donna sans le vouloir les clés à son pire ennemi. Cependant, bien qu’élu, Chirac, qui avait gardé une âme de haut fonctionnaire sous sa carapace de politicien souriant aux dents longues, se considéra comme le super-préfet du département parisien, ne consultant les autres élus que pour la forme, ne faisant confiance qu’aux fonctionnaires de la ville, triés sur le volet, dont le recrutement et la formation avaient été, sur sa demande, rattachés à l’ENA. Chirac ne revêtait les habits de lumière de maire de Paris que pour recevoir les hauts dignitaires étrangers, guerroyer contre ses ennemis politiques, Giscard, puis Mitterrand, et enfin Balladur, et transformer l’Hôtel de Ville en une forteresse pour y panser les blessures de ses défaites et de ses trahisons, et un coffre-fort finançant fidèles et affidés, une large clientèle à qui il accordait, souverain fastueux et dispendieux, prébendes diverses, emplois, logements, subventions.
Le profil psychologique et politique de Jacques Chirac, technocrate, gaulliste, industrialiste, chef d’un parti « bonapartiste », à la fois député de Corrèze et ministre, par ailleurs grand coup de fourchette et grand buveur et homme à femmes, le rattachait en droite ligne au personnel politique de la IIIe République ; il fut le premier maire de Paris élu et le dernier maire de Paris du XIXe siècle. Son successeur socialiste, refusant le cumul des mandats, ami du show-biz et ancien publicitaire, habitant la butte Montmartre, par ailleurs homosexuel assumé, annonçait le Paris du XXIe siècle, tertiarisé, boboïsé, diplômé, écologisé, piétonnisé, « velibisé », féminisé, mondialisé, dépolitisé, métissé, communautarisé. Après Delanoë, deux femmes sollicitèrent en 2014 sa succession. Comme une évidence…
En ce début de XXIe siècle, Paris accédait au graal braudelien de la ville-monde, mais dans un contexte différent. L’économie-monde décrite par l’immense historien avait été transformée par la « globalisation ».
Les villes-monde d’aujourd’hui ont pour nom New York, Londres, Tokyo, Francfort et Paris. Ou encore Shanghai. Elles ne se succèdent plus dans le temps, mais se connectent dans l’espace. Elles s’inscrivent dans une hiérarchie subtile, établie par les organismes internationaux, et scrutée par les « élites mondialisées » qui passent de l’une à l’autre sans plus rien voir des territoires qui entourent chacune d’entre elles.
Elles furent décrites par l’économiste et sociologue néerlando-américaine Saskia Sassen, dans un livre intitulé : The Global City 2. À traduire non par « La ville globale », mais plutôt « La ville de la globalisation ». Une métropole mondialisée, ont conclu les géographes français.
Une ville-monde d’aujourd’hui n’appartient plus ni à son histoire, ni à ses habitants, ni même au pays dont elle est souvent la capitale. Ses richesses ne viennent plus du territoire national qui l’entoure, mais des liens qu’elle entretient avec ses sœurs à travers la planète, ce que les spécialistes appellent des « flux » : flux de marchandises, de capitaux, d’informations et flux migratoires. Elles sont les produits de cette « globalisation », qu’elles conduisent, orientent, façonnent, imposent à tous. Elles centralisent les sièges sociaux des grands groupes internationaux, les institutions de la « gouvernance mondiale », les centres de recherche et d’innovation. Le PIB du grand New York est supérieur à celui de l’Espagne, celui du grand Chicago plus élevé que la Suisse. La ville-monde doit posséder des infrastructures de transport et de communication (aéroports, gares, routes, réseaux internet) qui permettent aux élites mondialisées d’y débarquer, de s’y balader, d’y travailler et d’y consommer, avant de repartir vers d’autres villes-monde, en ayant eu le moins de contacts possibles avec la population et le territoire alentours.
Ses maîtres mots sont : tertiarisation, verticalisation, gentrification, éviction et ségrégation.
Une ville-monde transforme sa population, créant même un nouveau type sociologico-journalistique : le « bobo ». Ce concept, né aux États-Unis, en l’an 2000, a été très vite adopté par les Français ; mais il y a des bobos à Londres, Francfort, Berlin, Shanghai même. C’est Maupassant qui, dans Bel-Ami, paru en 1885, créa cet oxymore littéraire que le journaliste David Brooks croira avoir inventé un siècle plus tard : « Ce fut elle alors qui lui serra la main très fort, très longtemps ; et il se sentit remué par cet aveu silencieux, repris d’un brusque béguin pour cette petite-bourgeoise bohème et bon enfant, qui l’aimait vraiment, peut-être. »
Ces bobos sont des bourgeois qui refusent l’embourgeoisement.
Les journalistes Laure Watrin et Thomas Legrand, dans leur excellent livre intitulé La République bobo 3, ont tenté de cerner cette notion qui reste suspecte aux yeux des sociologues professionnels : « Un bobo est une personne dont le capital culturel (élevé) a plus de poids que le capital économique (variable) pour déterminer son lieu de vie, et les valeurs qu’il considère comme positives ou négatives. »
C’est l’univers des familles recomposées, du commerce équitable, de la consommation bio et des baguettes à l’ancienne, des droits de l’homme, de l’écologie et du vote socialiste ou vert. Au milieu du XIXe siècle, les bourgeois avaient quitté les quartiers du centre et de l’est de Paris, pour s’installer à l’ouest de la ville, afin de ne plus côtoyer les « classes laborieuses, classes dangereuses 4 ». Un siècle plus tard, les bobos s’y installent. Les Américains parlent de gentrification.
La géographe marxiste Anne Clerval note avec raison que la gentrification est avant tout une manifestation nouvelle de la lutte des classes, « une appropriation matérielle et symbolique d’un espace populaire, de résidence ou de production, par une autre classe sociale, mieux placée dans le rapport de classe urbain 5 ».
La désindustrialisation et le développement d’une économie nouvelle ont privilégié les classes montantes (en tout cas par l’éducation et le nombre), publicitaires, journalistes, créateurs de mode, intermittents du spectacle, enseignants, petits fonctionnaires, chercheurs, universitaires, etc. Le géographe Christophe Guilluy, qui fut l’un des premiers à importer le terme de bobo, et à prophétiser la victoire de Delanoë aux municipales de 2001, ne dit pas autre chose : « En investissant les quartiers populaires, les classes montantes participent aux mouvements de relégation des ouvriers et des employés vers le péri-urbain. »
Autrefois, les usines étaient dans les villes, et les ouvriers habitaient à côté. C’était ce qui subsistait du Paris du XIXe siècle. Dans les années 1930 encore, les militants communistes sonnaient le clairon dans les cours des HBM (les ancêtres des HLM) pour appeler à une manifestation. Aujourd’hui, les classes populaires ont été chassées de la ville-monde. Pour la première fois dans l’Histoire, les classes populaires ne résident pas là où se créent les richesses.
Les bobos sont des prédateurs aux paroles de miel. Ils vénèrent « le peuple », sans doute pour effacer leur sentiment de culpabilité de l’avoir chassé, ou en tout cas de l’avoir remplacé dans ses anciens lieux d’élection : Marais, faubourg Saint-Antoine, Belleville, Ménilmontant, canal Saint-Martin. Ils exaltent la « diversité » à l’abri de leurs lofts cossus avec de multiples codes électroniques ; ils vantent l’école publique et le « vivre-ensemble », mais profitent de leurs relations pour contourner la carte scolaire dès que l’école de leurs enfants est submergée d’enfants de l’immigration. Ils déplorent la perte d’identité de leur quartier qu’ils ont eux-mêmes provoquée. Dans le Marais, ils pleurent la fermeture du restaurant casher Goldenberg, alors que c’est le départ du petit peuple juif, remplacé par nos chers bobos, qui a conduit à son remplacement par une boutique de vêtements.
Les seules classes populaires qui subsistent ne sont pas françaises ; mais le discours bien-pensant refuse d’établir la moindre différence entre « des humains ». Un sabir technocratique et lénifiant occulte cette réalité. On se lamente sur une ville qui se vide de tous ceux qui ne sont pas « très aidés ou très aisés ». Quand les édiles parisiens affirment : « Paris n’a pas renoncé à la mixité sociale », ils songent sans oser le dire à la mixité ethnique, et acceptent l’idée, au nom de la « diversité », que les populations arabo-africaines deviennent majoritaires dans de nombreux arrondissements du nord et de l’est parisien. Quand ils ajoutent, fiers d’eux : « Paris construit du logement social conformément à la loi SRU », cela signifie qu’ils accordent en priorité à ces populations immigrées les logements sociaux qu’ils ont bâtis et rénovés ; mais quand ils concluent, un brin dépités, que leur objectif est de « ramener la classe moyenne à Paris, chassée par la spéculation immobilière », ils avouent, sans l’assumer, qu’ils espèrent le retour des « petits blancs », ouvriers et employés « Français de souche ». Mais ils n’insistent pas ; ils savent qu’ils ne l’imposeront jamais.
La gauche est cohérente dans son hypocrisie : cet électorat populaire de « petits blancs » est perdu pour elle, alors que leurs remplaçants (bobos et enfants de l’immigration) assurent sa domination politique sur la ville.
Les bobos furent la boussole idéologique de la municipalité Delanoë qui forgea pour eux les couloirs de bus, Paris Plages, Nuit Blanche, Vélib’ et Autolib’, le Paris des pavés et des placettes, les quartiers verts, tranquilles, sans voitures, la défense des arbres, tout ce qui a contribué à la hausse des prix de l’immobilier, et fini de chasser les derniers représentants des classes populaires, mais aussi toute une petite activité économique faite de commerçants, d’artisans qui n’ont plus le droit de livrer, de stationner, de circuler. À Paris, les boutiques furent transformées en concept-stores, les commerces de bouche (boucherie, poissonnerie, crémerie, charcuterie) fermèrent les uns après les autres, tandis que s’ouvrirent salles de sport, agences de rencontre, de télécommunications, de voyages ; la restauration rapide se substitua au bar-tabac, le soin du corps ou la distribution de cassettes vidéo aux quincailleries.
Certains font un distinguo subtil entre bobos « gentrificateurs » et « mixeurs » ; ceux-là tiennent le rôle des méchants qui embourgeoisent les quartiers qu’ils investissent (dans tous les sens du terme) ; ceux-ci seraient au contraire les nouveaux hussards de la République, les seuls qui accepteraient de vivre au contact des populations immigrées, et empêcher ainsi les ghettos. Ils seraient les « défaiseurs de ghettos », glorifiés par le géographe Jacques Lévy.
Mais ces distinctions sont fallacieuses. La parenthèse du « mixeur » est précaire, condamnée à se refermer : ou la gentrification l’emporte, ou le ghetto finit par avoir raison de la résistance du bobo mixeur qui abandonne une terre trop inhospitalière, trop violente pour ses enfants.
Le bobo a en effet une différence décisive avec l’ancien ouvrier français qui accueillit les précédentes vagues de migrants. Ce dernier était assimilationniste, imposait le mode de vie et la culture français aux nouveaux arrivants, non sans rudesse parfois, et un zeste de xénophobie mâtinée d’un complexe de supériorité. Le bobo est multiculturaliste ; il est un adepte de la vulgate différencialiste – inspirée des travaux de Claude Lévi-Strauss qui, à la fin de sa vie, reniait vivement ses pseudo-héritiers ! –, il déteste la franchouillardise à l’égal du péché ; il voit l’assimilation comme un concept néocolonial ; il ne jure que par l’échange des cultures d’égale dignité. Il est fier de favoriser le « vivre-ensemble » qui est au mieux un côte à côte. Il applique sans même le connaître l’article 1 des « Principes de base communs » de l’Union européenne adoptés le 19 novembre 2004 en matière d’immigration : « L’intégration est un processus dynamique, à double sens, de compromis réciproque entre tous les immigrants et résidents des États membres. »
Au nom de la République, qu’il proclame avec la ferveur des soldats de l’an II, le bobo renie toute l’histoire de la République. Celle-ci défendait farouchement la Nation, ses frontières et son intégrité, sa culture chrétienne et gréco-romaine – contre les aristocrates, le roi, et les étrangers ; le bobo dissout la France dans sa quête humanitariste et mondialiste. Il se vante d’être un héros, « défaiseur de ghettos », alors qu’il en est l’agent inconscient. Les immigrés rejettent les valeurs de la France, incarnées par le bobo ; et le plus souvent, un musulman – même éloigné de la pratique religieuse – réprouve les familles recomposées, la tolérance à l’égard des homosexuels, l’égalité entre les hommes et les femmes, et l’éducation moderne de leurs enfants.
À l’ouest de la ville, les véritables bourgeois, français ou étrangers, sont mondialisés par l’argent, entre banques et paradis fiscaux ; à l’est, les bobos sont mondialisés par la tête ; les immigrés sont mondialisés par le cœur : l’entre-soi prend les couleurs de la mère patrie, par les langues qu’ils parlent encore, la télévision (par satellite) qu’ils regardent, la religion (l’islam) qu’ils pratiquent, les amis et la famille qui les entourent, voire la nourriture qu’ils consomment ou les vêtements qu’ils portent.
La « ville-monde », peu à peu, se défait de ses atours français, jusqu’à devenir étrangère au pays qui l’environne. Pour Paris, c’est un reniement de mille ans d’Histoire. Devenue ville-monde, Paris s’éloigne de la France. Le cosmopolitisme des Lumières, sans cesse revendiqué, répandait les idées françaises dans le monde ; le cosmopolitisme du bobo traduit le phénomène inverse : l’importation des cultures et des valeurs (et des produits, des nourritures, etc.) du monde entier pour mieux détruire ce qui reste du caractère français de la capitale de la France.
Paris a partout des petites sœurs qui imitent la grande : Lyon, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Strasbourg, Lille. Seule Marseille n’arrive pas à coller au peloton, et demeure une vraie cité populaire. C’est pourquoi les socialistes ne parviennent pas à la reprendre à la droite, tandis que le FN y fait des scores inenvisageables dans toute vraie métropole mondialisée.
Mais Paris, dans l’imaginaire national, a un statut à part. C’est la ville qui a fait la France. L’a dirigée d’une main de fer ; lui a imposé son mode de vie, sa langue, ses idées, sa mode, et bien sûr ses tourments révolutionnaires, ses passions idéologiques et politiques.
En devenant une ville-monde, Paris est atteinte de schizophrénie, prenant son autonomie par rapport à l’État-nation, tout en continuant d’abriter le lieu d’un pouvoir étatique de plus en plus vidé de sa substance. Paris – et sa région – continue d’assurer la redistribution à l’échelle nationale, mais ses richesses, et ses habitants, deviennent de plus en plus extérieurs au reste du pays.
Paris incarne cette France moderne, qui bénéficie des retombées favorables de la mondialisation, chérie à la fois par les élites mondialisées et par les représentants de l’État français, ceux-ci désormais inféodés à celles-là. Auparavant, il y avait Paris et, au-delà des fortifs, la Zone. Aujourd’hui, il y a la ville-monde et le reste est « la Zone ».
Paris installe des socialistes rose pâle à sa tête et vote oui à tous les référendums européens, abrite la jeunesse favorisée et diplômée qui ne jure que par la diversité et le multiculturalisme. Paris incarne cette France des métropoles globalisées, polarisées entre classes supérieures et immigrés, que le reste de la France (classes moyennes et populaires dans le périurbain et les petites villes, qui souffrent des délocalisations industrielles et des suppressions de services publics, postes, tribunaux, casernes, hôpitaux, au nom des économies budgétaires) regarde avec un mélange d’envie, de ressentiment, de tristesse, de sentiment d’abandon et d’incompréhension. Les colères de la « manif pour tous » contre le mariage homosexuel, ou la fureur des « bonnets rouges » bretons contre l’écotaxe, ont en 2013 exprimé la fureur de la France des parias contre la ville-monde Paris et ses petites sœurs globalisées. Auparavant, il y avait Paris et le désert français. Désormais, ce sera de plus en plus Paris et la désespérance française.