8 décembre 1984

Le jour où NRJ fit plier l’État

Depuis des lustres, la France subit l’influence de l’Italie : Machiavel, la Joconde, les châteaux de la Renaissance, Mazarin, la musique de Lulli, le fascisme. Et le cinéma des années 1970. En ce temps-là, tandis que les Français admiraient dans les salles obscures la faconde subtile des Vittorio Gassmann et Marcello Mastroianni, et la beauté lascive d’Ornella Muti et de Monica Vitti, les Italiens écoutaient la radio. Des stations innombrables, quand les auditeurs français étaient condamnés au monopole de France Inter, à peine ébréché par les périphériques, RTL et Europe 1. Un flou constitutionnel avait permis cette émergence ; la faiblesse congénitale de l’État italien avait fait le reste. La liberté tournait à la foire d’empoigne ; la foire d’empoigne à l’anarchie. La mouvance d’extrême gauche, libertaire, celle du parti radical de Marco Panella et Emma Bonino, était aux premières loges, jadis proche de Toni Negri et des Brigades rouges, dont elle finirait par s’éloigner, horrifiée par les massacres que ces dernières n’hésiteront pas à légitimer ou à commettre.

Les gauchistes, écologistes, anars français sont leurs petits frères, empêchés de grandir par la répression du pouvoir gaullo-giscardien, et l’efficacité du travail policier de Raymond Marcellin. Les Français rêvent eux aussi de « radios libres » ; ils achètent à leurs aînés transalpins les émetteurs dont ils n’ont plus l’usage, emportés qu’ils sont dans une course effrénée à la taille. Aussitôt vendus et installés, les émetteurs sont saisis par la police française ; mais certains des futurs patrons de la bande FM font là leurs premières armes… et leurs premiers bénéfices.

Pendant la campagne présidentielle de 1981, François Mitterrand y a vu une cause facile à endosser pour séduire l’électorat juvénile ; il est venu à Radio-Riposte, soutenant les « pirates ». Après son accession au pouvoir, il a tenu sa promesse ; mais la loi de novembre 1981 a interdit le financement des nouvelles radios par la publicité. Les notables socialistes avaient bien l’intention de conserver entre leurs mains de petites radios locales qu’ils feraient (sur)vivre à coups de subventions, à la manière des associations sur lesquelles ils répandaient leurs bienfaits intéressés. Le Premier ministre, Pierre Mauroy, maire de Lille, tonnait sans cesse contre « les radios fric » ; le ministre de l’Intérieur Gaston Defferre, maire de Marseille, protégeait la presse régionale et ses plantureux bénéfices publicitaires. À l’Élysée, le conseiller Régis Debray était hanté par le coup d’État de 1973 contre Salvador Allende au Chili, où les radios privées catholiques avaient rameuté et soutenu les camionneurs en grève.

Comme en Italie, la mouvance anarchique, libertaire, antimilitariste s’était jetée goulûment sur ce nouvel instrument pour pérenniser les révoltes des années 1970. Certaines radios recréaient à l’antenne, et hors antenne, l’ambiance échevelée des communautés hippies ; les drogues circulaient, les blagues scatologiques se multipliaient ; la liberté sexuelle confinait à la pornographie. Les auditeurs se pressaient ; mais les riverains se plaignaient. L’État socialiste avait fini l’année précédente par faire un exemple en démantelant les studios de Carbone 14, « la radio qui vous encule par les oreilles ». Le rock régnait en maître incontesté sur une bande FM où chacun voulait manger le voisin, et où chacun finissait par brouiller chacun. Le modèle italien – la course anarchique aux émetteurs toujours plus gros pour écraser la concurrence – avait passé les Alpes. Le pouvoir socialiste crut habile de se dissimuler derrière un organisme parapublic, la Haute Autorité, à qui elle accorda un pouvoir réglementaire d’attribution des fréquences et de sanctions des contrevenants. Mais personne ne fut dupe. Le faux nez se vit.

Le conflit était inévitable. Pour discipliner et corseter un univers anarchique, les autorités proposèrent de rassembler toutes les radios parisiennes sur le seul émetteur de Romainville, qui appartenait à Télédiffusion de France. On cria au retour du « monopole ». Il n’y avait pas assez de fréquences pour toutes les radios ; le rationnement effrayait les plus petites ; scandalisait les plus grosses. Les choix de la Haute Autorité étaient d’avance contestés, rejetés, délégitimés.

Ceux qui avaient triché – avec leurs émetteurs plus gros qu’autorisés – voulaient rentabiliser leur « investissement » ; ceux qui avaient respecté la loi voulaient être récompensés. Tout le monde était d’avance mécontent.

La force prima le droit.

La force prit le visage juvénile de milliers d’adolescents (100 000 ? 300 000 ?) lancés sur le trottoir par les radios qui avaient le plus à perdre.

Des jeunes gens arpentaient en masse le pavé mythique Châtelet-Bastille-République sans en connaître l’histoire. Nés dans les années 1968, sanglés dans l’uniforme de leur génération – blue-jeans, blousons de cuir, baskets –, ils scandaient des slogans évanescents ; la Liberté, pour laquelle leurs ancêtres étaient morts, était devenue la liberté d’écouter « la meilleure des radios ».

Dalida paradait sur le toit d’une camionnette, faisait le « V » de la victoire. C’est par l’intermédiaire de la chanteuse – qui avait été au premier rang lors de la visite fameuse de Mitterrand au Panthéon en mai 1981 – qu’un jeune avocat qui rêvait de devenir chanteur fit la connaissance de Bertrand Delanoë et d’autres hommes politiques. Par elle aussi que Max Guazzini – c’était le nom de cet avocat – put obtenir de François Mitterrand la suspension des sanctions prises par la Haute Autorité contre NRJ – la radio qu’il avait fondée avec Jean-Paul Baudecroux.

Cette manifestation du 8 décembre fut son chef-d’œuvre. Pourtant, NRJ n’était pas la seule à avoir lancé ses jeunes auditeurs sur le pavé parisien. Dix-sept autres radios avaient elles aussi rameuté pour protester contre la « fermeture des radios libres ». Mais Max Guazzini et ses amis publicitaires avaient eu l’idée ingénieuse d’afficher partout des panneaux NRJ sur le chemin du défilé. Des animateurs de la station scandaient « N-R-J », aussitôt imités avec une fougue juvénile par des milliers de manifestants dociles. Un hold-up, une usurpation médiatique à la manière de celle de SOS Racisme avec la marche des Beurs ! Ces années-là favorisaient les escrocs médiatiques, l’esbroufe publicitaire, la forme sur le fond.

Le président Mitterrand ne résista pas longtemps. Après la loi sur l’école publique et celle sur la presse, il ne souhaitait pas soigner son profil « liberticide ». La Haute Autorité entérina les choix élyséens.

À partir de cette manifestation de force, l’État se le tint pour dit ; il accepta sa défaite. Les radios libres devinrent des radios commerciales, avant tout soucieuses du confort d’écoute et de la satisfaction de leurs annonceurs. Des études marketing fidélisèrent les auditeurs par générations et goûts musicaux. Les animateurs devinrent le plus souvent de discrets presse-bouton de musiques présélectionnées par ordinateur en fonction de données commerciales. De grands groupes se constituèrent. NRJ devint le rival des périphériques RTL et Europe 1. Les banques financèrent, les publicitaires démarchèrent. Le ton scatologique, scandaleux des débuts, devint un style banalisé sur de nombreuses antennes, un appât à jeunes auditeurs, intouchable au nom de la « liberté ».

Les parvenus du show-biz et de la publicité avaient vaincu la vieille gauche colbertiste et collet monté. La démagogie jeuniste de cette dernière s’était retournée contre elle. Le marché l’avait vaincue en retournant la Liberté et la Jeunesse dont elle se croyait dépositaire pour l’éternité. Les esprits les plus fins ont deviné alors que les revendications hédonistes, individualistes, émancipatrices, progressistes, au nom de la Liberté, serviront toujours in fine la puissance du marché, de l’argent, du « business ». Les libéraux et les libertaires étaient bien frères ennemis mais jumeaux, deux faces d’une même pièce. Ils grandiraient et domineraient ensemble.



1.

Verso, 1990.

2.

Claude Barzotti, « Le Rital », 1983.

3.

Pierre Milza,

Voyage en Ritalie

, Payot, 2004.

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