Janvier 1973

Robert Paxton, notre bon maître

Chaque époque a son historien de référence qui résume et incarne ses idéaux. Au XIXe siècle, Michelet exalta avec un rare talent littéraire la Révolution, la République et la Nation, conjuguées dans un même souffle épique. Il fut le maître de l’Histoire enseignée par la République à tous les enfants de France. Robert Paxton est le Michelet de notre temps. Admiré par ses pairs, révéré par la classe politique, incontesté. La doxa paxtonienne est admise unanimement ; elle ne souffre aucune objection ; elle est parole d’Évangile, comme le fut la vibrante vision du grand Michelet.

La Seconde Guerre mondiale a remplacé la Révolution française comme matrice historique indépassable. Mais Paxton est un anti-Michelet. C’est même pour cette raison que notre époque repentante l’a adopté comme souverain pontife. Quand son livre paraît en 1973 1, règne à l’Élysée un président Pompidou qui ne fut ni résistant ni collabo, n’hésite pas à citer du Maurras dans ses conférences de presse et à gracier le milicien Touvier pour refermer les plaies ouvertes « dans un temps où les Français ne s’aimaient pas ». À la même époque, le grand intellectuel Raymond Aron exhortait ses coreligionnaires israélites à rejeter « l’obsession du souvenir ». Pompidou comme Aron seront balayés. En 1981, Paxton, avec un autre historien nord-américain, Michael Marrus, enfoncera encore le couteau dans la plaie avec Vichy et les Juifs 2. La doxa est édifiée. La thèse restera inchangée. Elle repose sur la malfaisance absolue du régime de Vichy, reconnu à la fois responsable et coupable. L’action de Vichy est toujours nuisible et tous ses chefs sont condamnables.

Les grands historiens ne sont jamais aussi simplistes que leurs épigones. Michelet fut souvent implacable avec les exactions de la Révolution (massacres de septembre, Terreur, etc.), et lucide quant aux faiblesses de la « Grande Nation ». ll arrive au sévère procureur américain de reconnaître ici ou là que Laval ne fut pas antisémite ou que les dignitaires nazis furent fort désappointés par les maigres chiffres des convois de déportés partis de France. Il lui arrive même, au détour d’une phrase, de pointer le décalage profond entre notre époque, obsédée par les préoccupations humanitaires et l’extermination des Juifs, et celle de la guerre, marquée par les soucis prosaïques des Français sous l’Occupation, pour qui le mot déporté évoque le départ forcé pour l’Allemagne de jeunes réquisitionnés par le STO.

Mais peu importent ces détails qui n’altèrent pas la charge du procureur. Une seule question le taraude, mais il choisit de l’ignorer en l’ensevelissant sous l’opprobre : « On peut se demander comment, dans ces conditions, les trois quarts des Juifs de France, ont pu échapper à la mort. »

Question posée à la fin de son second ouvrage – Vichy et les Juifs – après dix ans de recherche supplémentaire ; mais à laquelle il apporte une réponse lapidaire. Question qu’il ne peut qu’éluder car elle détruirait la doxa.

Entre-temps, Serge Klarsfeld lui a servi le chaînon manquant : c’est le peuple français qui les a sauvés. Ce sont les « Justes » qui enrayeront à eux seuls la machine exterminatrice de Vichy ; car, pour Paxton comme pour Klarsfeld, les Allemands et leur idéologie nazie sont des figurants, anecdotiques, presque dépassés par la perfidie vichyste.

Avec l’appoint de Klarsfeld, la doxa paxtonienne est indestructible.

Incontestable. Incontestée.

Pourtant, la question subsiste, lancinante. Si ces Français – qu’on a, depuis la même époque, caricaturés sous les traits d’infâmes salauds, antisémites et délateurs – ont permis un sauvetage d’une telle ampleur, pourquoi les Hollandais et les Belges, nos voisins, n’ont-ils pu en faire autant ? Le nombre des justes hollandais est pourtant supérieur à celui des français ! Et les Juifs hollandais ont été exterminés à près de 100 %. À cette question, l’historiographie française d’avant R.O. Paxton avait apporté une réponse devenue sacrilège. Des historiens comme Robert Aron rappelaient que la France vaincue, sous la botte allemande, était soumise aux pressions permanentes de Hitler. Les mêmes expliquaient le bilan ambivalent de Vichy par la stratégie adoptée par les Pétain et Laval face aux demandes allemandes : sacrifier les Juifs étrangers pour sauver les Juifs français.

Cette thèse est aujourd’hui réputée nulle et non avenue. Scandaleusement indulgente. Et crime suprême : franco-française. Pourtant, le grand spécialiste mondial de l’extermination des Juifs, Raul Hilberg, dont les analyses du processus de la solution finale sont reprises par tous ceux qui écrivent sur le sujet, ne dit pas autre chose dans La Destruction des Juifs d’Europe 3 : « Dans ses réactions aux pressions allemandes, le gouvernement de Vichy tenta de maintenir le processus de destruction à l’intérieur de certaines limites […]. Quand la pression allemande s’intensifia en 1942, le gouvernement de Vichy se retrancha derrière une seconde ligne de défense. Les Juifs étrangers et les immigrants furent abandonnés à leur sort, et l’on s’efforça de protéger les Juifs nationaux. Dans une certaine mesure, cette stratégie réussit. En renonçant à épargner une fraction, on sauva une grande partie de la totalité. »

Mais cette partie de l’héritage intellectuel de Hilberg est ignorée.

« Quand, avoue Paxton, lors de la réédition de son livre, je relis aujourd’hui certains jugements prononcés par moi à l’époque, je concède qu’ils sont bien trop totalisants et parfois féroces. Ils étaient influencés, je le reconnais, par ma répulsion devant la guerre menée au Vietnam par mon propre pays. Mais à mes yeux, il est toujours légitime de dire que le régime de Vichy aura été de bout en bout souillé par son péché originel de juin 1940… »

Quant à Klarsfeld, c’est pendant son intervention lors d’un colloque dans la Creuse les 29 et 30 mai 1996 qu’il explique que, s’il est revenu à l’Histoire (après une carrière d’avocat), « c’est pour que l’on ne dise pas un jour que Vichy avait sauvé des Juifs ».

Ces deux interventions éclairantes sont rappelées en préface d’un ouvrage, Vichy et la Shoah, paru en 2011 4 dans un silence médiatique assourdissant. L’auteur, le rabbin Alain Michel, y montre une audace inouïe, presque suicidaire, décortiquant le paradoxe français avec une rare délicatesse et honnêteté. Il reprend, en l’étayant, l’intuition des premiers historiens du vichysme, et montre comment un pouvoir antisémite, cherchant à limiter l’influence juive sur la société par un statut des Juifs inique, infâme et cruel, et obsédé par le départ des Juifs étrangers – pour l’Amérique, pense d’abord Laval qui, devant le refus des Américains, accepte de les envoyer à l’Est, comme le lui affirment alors les Allemands –, réussit à sauver les « vieux Israélites français ».

Paxton avait bien compris la différence radicale de point de vue entre un Xavier Vallat, antisémite maurrassien, qui ne tolère que les Juifs assimilés à la manière d’un Swann dans Proust, et un Himmler qui juge que les Juifs assimilés sont la pire espèce car on ne peut dévoiler aisément leur judéité. Mais il jugeait que l’antisémitisme d’État de Vichy avait précédé, favorisé, décuplé l’extermination nazie. Alain Michel lui donne un démenti cinglant en montrant l’efficacité de l’échange immoral, Juifs français contre Juifs étrangers, voulu et obtenu par Vichy. Paxton est persuadé que les Allemands n’auraient pas pu agir sans l’aide de la police française en zone occupée. Michel rappelle les obligations juridiques qui contraignaient l’administration du pays vaincu à collaborer avec l’occupant. Il montre aussi le débarquement d’Aloïs Brunner venu en mission à Nice, à la fin de la guerre, avec son escouade de SS, raflant tout ce qui ressemblait à un Juif, français ou pas, provoquant bien plus de dégâts que la police française. Paxton avait relevé le refus de Pétain que les Juifs portent l’étoile jaune en zone libre ; Michel s’étonne, faussement naïf, qu’on ne lui en sache pas gré alors qu’on en rend un éternel hommage au roi du Danemark.

Michel démontre même – suprême insolence – que des Juifs français rassurés sur leur sort par Vichy (90 % des Israélites sortiront vivants de ces années terribles) s’occuperont l’esprit libre du sauvetage de leurs coreligionnaires étrangers, et surtout de leurs enfants. Ultime paradoxe : c’est la faiblesse de la vie communautaire juive en France qui a permis d’obtenir ce taux très bas de victimes.

Michel ne veut nullement réhabiliter Vichy. Il dénonce sans ambages ce statut des Juifs qui, dès octobre 1940, fait des Israélites des citoyens de seconde zone ; mais il ose aller au-delà de l’émotion et de la condamnation légitimes, pour creuser les contradictions d’un pouvoir pétainiste et distinguer entre morale et efficacité politique, qui ne vont pas forcément de pair. Il glisse de la complexité dans une histoire qui appelle le manichéisme ; il n’approuve pas les présupposés antisémites de Vichy, mais il reprend tout de même la ligne de défense de ses responsables à la Libération. On comprend le silence atterré des médias français. Sans doute fallait-il être français, mais ne pas vivre en France ; être historien, mais pas universitaire ; juif – et même rabbin – mais résidant entre Israël et les États-Unis, pour oser déconstruire avec autant d’audace le mythe paxtonien ; être juif mais passé par le moule sioniste pour comprendre aussi bien les contraintes de la raison d’État.

Dans son livre Aimer de Gaulle 5, Claude Mauriac décrit cette scène de 1944 : « De Gaulle explique à mon père qu’il y avait eu deux sortes de Résistance entre lesquelles nulle entente après la Libération n’était possible : “la mienne – la vôtre – qui était résistance à l’ennemi – et puis la résistance politicienne qui était antinazie, antifasciste, mais en aucune sorte nationale”… »

Paxton et Klarsfeld ont repris ce combat entre les deux résistances pour donner une victoire posthume aux adversaires politiciens du Général. Ils l’ont emporté parce qu’ils portaient sans le savoir une approche nouvelle qu’attendait la génération des années 1970 et 1980.

Quand on lit Paxton, on s’aperçoit qu’il critique deux traits essentiels de Vichy et, au-delà, de la République et de la France.

D’abord, la souveraineté. Paxton considère que la défense farouche par le vaincu de parcelles de sa souveraineté perdue fut néfaste. Il moque et condamne Vichy pour sa volonté d’avoir sa propre politique antijuive ; il dénonce les efforts de Vallat, de Bousquet, de Laval, pour défendre des queues de cerises de souveraineté. Avec Klarsfeld, ils reprennent là aussi le combat des « politiciens antinazis et antifascistes » qui, disait de Gaulle à Claude Mauriac, contestent seulement Pétain, pour ce qu’il a essayé de rétablir l’État.

Mais le vrai combat de Paxton est contre l’assimilation à la française. L’Américain estime à juste titre que c’est ce qui relie la IIIe République à Vichy. Il montre la continuité entre les efforts de la République et ceux de Vichy pour se débarrasser des étrangers et des apatrides, dont beaucoup de Juifs venus de l’Est. Il reconnaît que la France avait été, dans les années 1930, le pays au monde qui avait accueilli le plus d’immigrés ; que l’arrivée de réfugiés espagnols, vaincus par Franco, avait fait déborder le vase ; que l’antisémitisme populaire fulminait contre le « marché noir ».

Mais il en fait une question de principe. Si la France avait renoncé à ses exigences assimilationnistes, si elle s’était convertie à ce qu’il appelle le pluralisme culturel, elle aurait mieux accepté les Juifs et n’aurait pas servi la machine exterminatrice nazie. Il touche du doigt la faiblesse de Vichy, ce que Bernanos avait formidablement résumé avec une rare ironie – si française – dans sa célèbre formule : « Hitler a déshonoré l’antisémitisme. » Paxton pense que Vichy a aussi déshonoré l’assimilation. Et il s’en réjouit. Il est très américain.

Et de son temps. En 1973, de Gaulle est mort ; la souveraineté française doit s’incliner devant l’empire américain et se noyer dans l’Europe ; et la vieille France assimilationniste doit s’ouvrir au modèle communautariste que la génération des années 1980 parera bientôt des atours chatoyants de la « diversité ». Depuis Napoléon, les Juifs français avaient pourtant fait le chemin inverse, contraignant la nature isolationniste et communautariste de la religion juive afin de se conformer à l’adresse du comte de Clermont-Tonnerre montant à la tribune de l’Assemblée nationale en 1789 : « Il faut donner tout aux Juifs en tant qu’individus, rien aux Juifs en tant que nation. »

Paxton clôt cette période. Les Juifs étrangers et surtout leurs enfants – devenus français – survivants de la Shoah ne pardonneront pas à la France sa rigueur assimilationniste d’alors. Les anciens Israélites s’inclineront en maugréant devant cette nouvelle ligne communautariste, voire antifrançaise. L’équation paxtonienne : Vichy est le mal absolu ; Vichy, c’est la France ; donc la France est le mal absolu, fait des ravages dans la jeunesse juive des écoles et, par capillarité médiatique, dans toute cette génération née après guerre.

Les autorités françaises ne défendront pas leur modèle qui avait pourtant permis d’intégrer des générations d’immigrés. Avant même qu’il ne les soustraie à l’Europe en 1997 par le traité d’Amsterdam, l’État français ne tenait plus guère ses frontières face au flot d’immigrés venus du sud, de crainte d’être accusé d’envoyer les « Juifs » dans les camps d’extermination. Il ne pourra plus exiger des nouveaux venus qu’ils donnent des preuves d’assimilation sous peine d’être ramené « aux pires heures de notre Histoire ».

La victoire de Paxton, honoré, célébré, adulé, était totale. Avec les discours sur la rafle du Vél’ d’Hiv’ des présidents Chirac en 1995 et Hollande en 2012, la doxa paxtonienne deviendra vérité officielle, sacrée. Religion d’État.

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