20 septembre 1992
La démocratie meurt
à Maastricht comme d’Artagnan
Il attendait dans sa loge, en tirant sur sa cigarette. Il n’était pas loin de Julien Clerc et de José van Dam qui chanteraient en fin de programme, l’un « Terre de France », et l’autre l’« Hymne européen ». Il regardait son écran de télévision ; il s’était amusé de la coiffure hirsute du présentateur Guillaume Durand, et avait été surpris de l’audace de certains « Français du panel représentatif » qui n’avaient pas hésité à rudoyer le président de la République. Lorsque Mitterrand, interrogé par Serge July et Jean d’Ormesson, avait ridiculisé l’écrivain du Figaro d’un sourire assassin : « Si je vous comprends bien, monsieur d’Ormesson, si j’échoue vous voulez que je parte, et si je réussis, vous voulez que je parte aussi, au nom d’une certaine forme d’élégance… », il avait songé que le vieux n’était pas mort ; et qu’il avait pris un risque inconsidéré en acceptant d’être son contradicteur ultime. Philippe Séguin avait compris depuis le début que, dans cette émission spéciale consacrée au référendum sur Maastricht, point d’orgue de la campagne sur le traité européen, il « jouerait à l’extérieur », selon l’expression consacrée en football. Les élites politiques, économiques, financières, médiatiques, culturelles, étaient toutes favorables au « oui » ; la télévision prenait sa part pour convertir – de gré ou de force – un peuple au mieux dubitatif, au pis rétif. Jusqu’aux meubles de couleur bleu Europe, que Guillaume Durand avait empruntés à l’hôtel Crillon, tout allait dans le même sens ; mais Philippe Séguin, ne pouvant contenir une immense fierté d’avoir été choisi par le président Mitterrand – dont il admirait la culture littéraire et historique –, avait décidé de jouer crânement sa chance. Ce débat était en soi une consécration. Une victoire. Il gagnait dix ans sur les petits camarades rivaux de sa génération, Alain Juppé par exemple, Alain Juppé surtout ; Alain Juppé seulement. Le soir même, Séguin demanderait et obtiendrait de conserver la table sur laquelle il avait débattu avec le président, conservant pieusement la relique dans son bureau.
Mais l’affrontement qui promettait tant tourna court avant de commencer lorsque, sortant de sa loge, Philippe Séguin découvrit qu’une unité mobile de soins avait été envoyée par l’Élysée à la Sorbonne pour « régénérer » le président Mitterrand au cours d’une longue, très longue pause de publicité.
Celui qu’on surnommait « le Florentin » maîtrisait l’art de Volpone. Son cancer n’était pas inventé, il finit par le tuer dans d’atroces souffrances quatre ans plus tard ; mais le président avait choisi d’en faire une arme dans le dernier combat politique de sa vie ; une arme décisive pour déstabiliser son adversaire. Un quitte ou double. Philippe Séguin aurait pu révéler la gravité du mal du président et l’incroyable logistique hospitalière qui entourait l’émission. Il accepta de se taire, de jouer un jeu dont les règles étaient biaisées ; Séguin le Méditerranéen à fleur de peau, l’enfant émotif et irascible de Tunis, ne pouvait pas ne pas être intimidé face à un moribond. Philippe Séguin ne voyait plus en face de lui un adversaire mais un cadavre en sursis, sans comprendre que cette mort qui rôdait autour de la table lui était destinée. Une mort politique, une mort symbolique, car la pugnacité émoussée de son champion, la courtoisie excessive, les sourires trop complices, l’argumentaire trop rationnel refusant les effets de manche et la mauvaise foi, ôtèrent sans doute au camp du non les quelques milliers de voix qui lui manquèrent pour faire basculer le destin.
Pourtant, Séguin, mieux que personne, connaissait l’enjeu. Il en allait de la souveraineté de la nation française, de la pérennité de son État, de la vitalité de sa démocratie, de la survie de sa République. C’était en ces termes solennels que le député d’Épinal avait posé, quelques mois plus tôt, le 5 mai 1992 à la tribune de l’Assemblée nationale, « l’exceptionnelle importance, l’importance fondamentale du choix auquel nous sommes confrontés », dans un discours ambitieux et émouvant prononcé de cette voix magistrale qui faisait de Séguin l’héritier des grands orateurs de la IIIe République, Gambetta, Jaurès, Clemenceau ou Briand.
« La logique du processus de l’engrenage économique et politique mis au point à Maastricht est celle d’un fédéralisme au rabais fondamentalement antidémocratique, faussement libéral, et résolument technocratique. L’Europe qu’on nous propose n’est ni libre, ni juste, ni efficace. Elle enterre la conception de la souveraineté nationale et les grands principes issus de la Révolution : 1992 est littéralement l’anti-1789. Beau cadeau d’anniversaire que lui font pour ses 200 ans les pharisiens de cette République qu’ils encensent dans leurs discours et risquent de ruiner dans leurs actes. »
Philippe Séguin avait tout saisi, tout compris, tout deviné. On parlait d’une Europe mythique, il voyait l’Europe réelle ; on exaltait « le partage de notre souveraineté pour retrouver nos valeurs », il rappelait que « la souveraineté, cela ne se divise ni ne se partage et, bien sûr, cela ne se limite pas ». Il décelait derrière les grands discours sur l’union économique et monétaire, l’Europe antidémocratique ou plutôt adémocratique qu’on nous préparait.
En vérité, il n’avait pas besoin d’être sorcier pour le deviner. L’Europe renouait avec le très ancien projet de Jean Monnet. « L’inspirateur », comme disait avec mépris de Gaulle qui le haïssait, était sorti de l’expérience des deux guerres à la fois lié aux services américains, et convaincu que la guerre avait pour origine les passions nationalistes des peuples. Il fallait donc les débrancher par tous les moyens possibles, y compris l’assèchement des voies démocratiques. Monnet et les « pères de l’Europe » retrouvaient l’ancienne résolution des libéraux depuis la Révolution française, qui avaient eux aussi tenté de canaliser les passions populaires ayant engendré les excès et les massacres de la Terreur. L’Europe technocratique des bureaux s’avéra la camisole idoine pour empêcher le chien national et démocratique de mordre. Mais nos émules de Jean Monnet mirent quarante ans à trouver la bonne muselière, gênés qu’ils furent par l’échec de la CED, puis par le retour du général de Gaulle qui, lui, au contraire, se servait de la démocratie pour restaurer la souveraineté française. De Gaulle disait : « La démocratie pour moi se confond exactement avec la souveraineté nationale. » Pour abattre la démocratie, il fallait donc détruire la souveraineté nationale. Et pour forger l’Europe fédérale, il fallait abattre la souveraineté nationale, quitte à détruire la démocratie.
Jean Monnet et ses amis attendirent la chute du général de Gaulle, se contentant d’un Marché commun, c’est-à-dire une union douanière qui restât internationale, favorisant le commerce entre les six pays fondateurs, sans remettre en cause la souveraineté de chacun des États. Cette union douanière fut achevée vers 1968. Mais chaque pays, privé de ses droits de douane, continuait à protéger ses industries locales par diverses normes techniques afin d’éloigner les concurrents européens. Les théoriciens libéraux et libre-échangistes expliquèrent que le salut viendrait de l’éradication de ces « obstacles non tarifaires » ; on se devait d’imposer un grand marché sur lequel régneraient des normes uniques et uniformisatrices, afin que le principe de « concurrence libre et non faussée » pût accomplir le miracle de restaurer une croissance économique anémiée.
Plus profondément encore, les mouvements contestataires des années 1960, et le développement de la social-démocratie, commençaient à inquiéter les élites occidentales. En 1975, dans un rapport de la Trilatérale, intitulé « The Crisis of Democracy », trois experts, le Français Michel Crozier, l’Américain Samuel Huntington et le Japonais Joji Watanuki, regrettaient que les gouvernements démocratiques fussent désormais incapables de gouverner à cause de l’emprise excessive des gouvernés sur la vie politique et sociale. L’Europe se devait de contenir cette démocratie désormais incontrôlable.
C’est au début des années 1980 que les trois rêves des élites occidentales accoucheraient de cette nouvelle Europe : le rêve pacifiste, le rêve technocratique, et le rêve libéral.
Pour réussir ce coup d’État postdémocratique, nos élites utiliseront la méthode redoutablement efficace de « l’engrenage » : chaque étape de la construction européenne entraîne la suivante comme une nécessité dont la remise en cause coûterait trop cher. La transformation du Marché commun en Marché unique appellerait la création de la monnaie unique, qui exigerait à son tour des règles budgétaires communes. Une tutelle technocratique de fer serait peu à peu apposée sur les États à grands coups de directives et de normes.
La Banque centrale fut elle aussi rendue indépendante pour échapper au contrôle démocratique. On se dissimula derrière les nécessités de la lutte contre l’inflation pour éloigner les peuples – et leurs représentants – du Veau d’or. « Pas touche au grisbi, salope ! » comme disait l’inénarrable Francis Blanche dans Les Tontons flingueurs. Séguin avait dit les choses avec plus d’élégance : « Nul ne peut nous garantir que les dirigeants de cette banque, qui n’auront de comptes à rendre à personne, feront toujours la meilleure politique possible. Ou alors doit-on considérer l’irresponsabilité comme le gage le plus sûr de l’efficacité ? »
1992 n’était plus seulement l’anti-1789, mais aussi l’anti-1936.
La construction européenne élèvera un mur entre une représentation sans pouvoir (les gouvernements des États) et un pouvoir sans représentation (les technocrates, les juges et les lobbies à Bruxelles).
Le « déficit démocratique », tant dénoncé ensuite par les partisans de l’Europe qui firent mine de s’en lamenter, n’était pas une lacune mais un projet. Un libéralisme autoritaire deviendra le régime indiscutable d’un continent qui s’unifierait sous la férule technocratique de Bruxelles.
Au fil des années, le corset fut resserré. À l’étouffée.
L’Europe intégrée devint le laboratoire d’une gouvernance mondiale encore dans les limbes. Dans ce schéma fort ingénieux, l’État-nation ne disparaissait pas, mais prêtait au nouveau pouvoir technocratique son bras séculier et recouvrait du manteau de sa légitimité historique, et presque charnelle, des normes et règles européennes qui, sans lui, apparaîtraient aux populations comme une violence inacceptable. Pour la première fois dans l’Histoire de la France et de l’Europe, le droit n’était plus formulé par le politique.
Cette campagne de Maastricht se révéla la dernière de la démocratie française ; elle eut la beauté crépusculaire des soleils couchants. Le talent des opposants, à la fois lyrique et tellurique, Séguin, Pasqua, Villiers, Chevènement, sans oublier un Le Pen ostracisé par les autres, y fut pour beaucoup. Sûrs d’eux et dominateurs, pleins de suffisance, voire d’arrogance au début de la campagne électorale, les partisans du oui, de Mitterrand à Giscard, en passant par Delors, finirent effrayés, affolés : on vit le Premier ministre socialiste Pierre Bérégovoy supplier le chef du RPR, Jacques Chirac, de sauver le oui.
Les opposants au traité avaient tout : talent, lucidité, audace. Il ne leur manqua que courage, caractère et constance.
Le soir du référendum, Charles Pasqua plastronnait à la télévision : « Plus rien ne sera comme avant. » C’était une antiphrase : tout serait comme avant. Dans la fureur de la bataille référendaire, un nouveau clivage avait été forgé qui montrait la désuétude de l’antique opposition entre droite et gauche : entre les oui et les non, à Maastricht, un nouveau monde idéologique et politique naissait avec, d’un côté les centristes de tous bords, les libéraux-sociaux, les partis de gouvernement, les médias, les élites économiques et financières, culturelles et artistiques, les vainqueurs de la mondialisation, les diplômés et les grandes métropoles ; de l’autre, groupés autour des partisans du non, la gauche antilibérale et les souverainistes et gaullistes de droite, les classes populaires, les moins diplômés, les hommes plus que les femmes, les petites villes et les provinces déshéritées, les vaincus de la mondialisation. Mais ce terreau idéologique, sociologique et culturel ne donna jamais de fruits politiques et partisans. Chevènement réintégra les rangs de la gauche éternelle ; les élus RPR, qui avaient fait campagne pour le non, sollicitèrent humblement Chirac, Balladur et Juppé – les chefs du parti qui avaient sauvé le oui – pour leur investiture aux législatives de 1993. Jean-Marie Le Pen ne parvint jamais à sortir du ghetto où on l’avait enfermé – et où il s’était finalement complu. Tout serait comme avant.
Le soir du référendum, dépité par cet échec d’un souffle, Philippe de Villiers fut accueilli par ses deux compères gaullistes à leur luxueux QG de campagne, rue François-Ier, une coupe de champagne à la main, éméchés et soulagés, tentant de l’entraîner dans leur joie mauvaise, à coups de bourrades dans l’épaule : « On l’a échappé belle. Qu’est-ce qu’on aurait pu faire si on avait gagné ? On aurait été bien emmerdés. » Villiers entendit longtemps dans ses cauchemars la voix pagnolesque de Pasqua répétant à plusieurs reprises : « On l’a échappé belle », comme pour mieux s’en convaincre lui-même.
Vingt ans après, Philippe Séguin est mort, Jean-Marie Le Pen écrit ses Mémoires ; Charles Pasqua a été rattrapé par l’âge et les juges ; Jean-Pierre Chevènement et Philippe de Villiers, marginalisés dans leur camp respectif, écrivent de remarquables livres d’histoire. Tel Jacques de Molay, le dernier maître des Templiers, qui, sur l’échafaud, avait maudit Philippe le Bel et sa progéniture royale, Jacques Delors avait de même menacé pendant la campagne de 1992 : « Messieurs, ou vous changez d’attitude, ou vous abandonnez la politique. » Les anti-Maastricht abandonnèrent la politique, mais, avec eux, ce fut la politique qui s’abandonna. Et la démocratie, avec elle, deviendra un théâtre d’ombres.