Juillet 1981
Sa Majesté des mouches aux Minguettes
Quand les explications abondent, c’est que personne ne comprend. Voitures brûlées, boutiques pillées, commissariats barricadés. Avant cet été 1981, on pensait ces scènes réservées aux « émotions » de l’Ancien Régime ou aux émeutes raciales des États-Unis et d’Angleterre. On veut alors croire à une révolte juvénile, une crise d’adolescence. C’était l’été, le temps des vacances scolaires ; il faisait beau et chaud ; les jeunes s’ennuyaient ; ils étaient refoulés des boîtes de nuit…
Quelques années plus tôt pourtant, le regroupement familial avait fait basculer les banlieues des grandes villes françaises dans une nouvelle ère. Très vite, les relations avec les indigènes – les ouvriers et leurs familles, issus de l’exode rural ou de l’immigration européenne – se détérioraient. Les enfants maghrébins étaient habitués à une éducation patriarcale, rude et même violente, que la société française née de Mai 68 était en train de rejeter au nom de la pacification des relations humaines, de la mort du père, et de l’éveil des enfants comme personnes autonomes et apprentis consommateurs.
Publié dans les années 1950, le roman Sa Majesté des mouches 5 contait l’histoire d’enfants laissés à eux-mêmes sur une île déserte à la suite d’un naufrage ; ils s’organisaient en bandes farouches et hiérarchisées, violentes et cruelles. La banlieue française dans les années 1970 s’apprêtait à entrer dans le monde de Sa Majesté des mouches en se croyant encore dans l’univers acidulé de La Guerre des boutons, où des adolescents se servaient de la bande pour s’arracher à la matrice familiale.
Pourtant, depuis Savonarole jusqu’à la révolution culturelle chinoise, en passant par les jeunesses communistes, fascistes ou hitlériennes, on sait que les jeunes enrégimentés constituent la plus terrible des armées au service d’un mouvement révolutionnaire. Mais personne ne vit rien. Personne ne voulut rien voir.
Dans les banlieues françaises de ces années 1970, le pouvoir appartient encore au Parti. Crèches, écoles, dispensaires, stades, gymnases, bibliothèques, colonies de vacances, maisons de retraite, conservatoires de musique, naissances, mariages et funérailles : le parti communiste prend en main l’existence de chacun de 7 à 77 ans. C’est une contre-société prolétarienne, collective et solidaire, qui n’a pas eu trop de mal à se lover dans une France forgée depuis mille ans par le catholicisme ; le marxisme a remplacé les Évangiles.
Jadis, l’Église se situait au milieu du village pour marquer la tutelle de la religion sur les habitants.
Les communistes ont eux aussi compris que le pouvoir s’inscrit d’abord dans la pierre. Depuis la Charte d’Athènes, dans les années 1930, des architectes communistes ou communisants – pour la plupart français – ont élaboré un urbanisme de tours édifiées autour de dalles ; des espaces clos aux allées perpendiculaires, où rien ni personne n’entre ni ne sort hors du contrôle du secrétaire de cellule du Parti. Tout est aisément surveillé. Au pied des tours, les concierges sont l’œil de Moscou. Les architectes de la Charte d’Athènes ont eux-mêmes édifié ces ghettos, que leurs lointains successeurs dénonceront, pour permettre au Parti de régenter les populations qui lui étaient soumises. C’est le principe du mur de Berlin.
En 1945, à la Libération, le général de Gaulle avait d’abord pour objectif d’éviter la guerre civile ; les FTP communistes étaient armés et menaçaient de poursuivre le combat. De Gaulle négocia avec Staline leur reddition. En échange de la paix civile, il livra aux communistes français des citadelles – comme Henri IV avait offert avec l’édit de Nantes des places fortes aux protestants. Parmi celles-ci, outre EDF et Renault, il y eut le ministère de l’Équipement. Ce fut une alliance rénovée du sabre et du goupillon entre les gaullistes qui voulaient restaurer l’État et le PCF qui rêvait d’être la nouvelle Église.
Les communistes subirent les premiers craquements de leur « mur de Berlin » avec la jeunesse des années 1970 qui, dans la foulée de Mai 68, refusait les contraintes collectives au nom du fameux slogan : « Il est interdit d’interdire. »
Très vite, les populations immigrées prirent leur place. La jeunesse issue du regroupement familial refusa elle aussi de ployer le genou devant le Parti. Certains de ces adolescents, peu de temps après leur arrivée, goûtèrent vite aux premiers trafics, premiers vols, premières violences ; ils commençaient à vitupérer, insulter, frapper, faire des rodéos de mobylettes en pleine nuit, voler des voitures, de préférence des limousines allemandes, briser des vitrines, jeter des bouteilles par terre, pour rien, pour s’amuser, pour terroriser ; casser, voler, violer, pour mieux marquer leur territoire ; et menacer de représailles tout ce qui ose se révolter. Ils débarquaient en bandes de garçons bruyants devant les boîtes de nuit ; harcelaient les filles dès qu’ils étaient entrés ; s’offusquaient d’être « discriminés » quand ils étaient refoulés. On n’avait pas encore inventé le mot « incivilités » pour euphémiser cette violence intolérable, et diaboliser par réaction la moindre résistance.
Certains s’armaient et tiraient ; ils étaient bientôt arrêtés, condamnés, et cloués au double pilori judiciaire et médiatique du « facho raciste ». Dupont Lajoie.
Les autres, les plus nombreux, préféraient partir dès qu’ils le pouvaient. Ce fut un exode qui ne dit pas son nom. Les policiers tentaient de les protéger. Ils devinrent les ennemis à abattre. Dès septembre 1979, poursuivant dans la cité de la Grappinière, un quartier de Vaulx-en-Velin, Akim, un jeune voleur de voitures sous le coup d’une expulsion, les policiers lyonnais eurent la désagréable surprise de provoquer ce qu’on n’appelait pas encore une « émeute urbaine », mais qui ressemblait déjà à une bagarre générale entre les forces de l’ordre et une jeunesse défendant l’un des siens.
Les communistes furent les seuls à comprendre ce qui était en train de se passer. Les services sociaux des municipalités rouges croulaient sous les sollicitations ; leurs budgets étaient plombés par la croissance exponentielle des dépenses d’assistance. Les logements sociaux étaient pris d’assaut par les familles noires et maghrébines. Le ghetto idéologique et social que le Parti avait édifié devint peu à peu un ghetto ethnico-religieux qui leur échappait.
Les communistes furent les premiers et les derniers à résister. Ils lancèrent une campagne contre la drogue qui éloignait les jeunes du militantisme politique. En vain. Le trafic de stupéfiants permit à ces bandes de jeunes de s’enrichir et de devenir les patrons de leur quartier, aidant les uns, terrorisant les autres.
Au contraire de ce que l’on crut et dit, les émeutes des Minguettes à Vénissieux ne furent pas un commencement, mais une fin. La fin du combat mené par les communistes pour tenir leur territoire. Vénissieux fut le Diên Biên Phu de la ceinture rouge.
C’est au cœur des émeutes de l’été 1981, que le secrétaire de cellule du PC de Vénissieux abandonna à son tour le quartier ; les enfants de l’immigration maghrébine avaient gagné ; le pouvoir avait changé de mains. L’ère des ceintures rouges prenait fin ; et s’ouvrait celle d’un nouveau pouvoir islamo-maffieux, où le trafic de drogue, et ses profits croissants, servirait bientôt de moteur économique à des territoires arrachés à la loi républicaine, progressivement organisés en contre-sociétés régies par les prescriptions de l’islam. Le regroupement familial – jamais interrompu – fournirait sans cesse les renforts à ces bandes, tandis que la désindustrialisation à partir de la fin des années 1980, en provoquant un chômage massif (40 %) parmi ces jeunes hommes sous-diplômés, tiendrait le rôle qu’avait joué le STO pendant la guerre pour alimenter les maquis de la Résistance.
Il n’y eut pas de plan ni de grand complot ; simplement la vie qui avance. Ces jeunes venus du Maghreb et d’Afrique faisaient l’Histoire, même s’ils ne savaient pas l’Histoire qu’ils faisaient. Avec l’instauration du regroupement familial, Giscard avait enclenché une folle machine historique, ressuscitant l’antique conflit qu’on croyait depuis longtemps éteint entre nomades et sédentaires. Bientôt, l’abolition des frontières entre pays européens, l’élargissement de l’Union et la « mondialisation » redonneraient à cet archaïque affrontement les couleurs d’une improbable modernité.
La mémoire de la colonisation qu’ils n’avaient pas connue hantait ces jeunes gens ; derrière tout flic, toute injustice, toute insulte, toute violence policière, ils voyaient la main du colonisateur ; inconsciemment, et pour certains consciemment, la conquête de territoires sur le sol de l’ancien maître tenait lieu de revanche, de contre-colonisation. « Les territoires perdus de la République », dont se lamenteraient les belles âmes, furent en fait « les territoires perdus de la France ». Le mot « colonie », qui avait d’abord été forgé dans l’Antiquité pour désigner les cohortes de Grecs essaimant sur tout le pourtour de la Méditerranée, comme à Marseille, semblait correspondre à leur installation spectaculaire dans les banlieues des grandes cités de l’Hexagone et de toute l’Europe du Nord. La révolution démographique de l’Europe au XIXe siècle avait répandu les populations blanches sur les cinq continents, et surtout dans les deux continents « sans hommes », l’Amérique et l’Afrique ; l’explosion démographique de l’Afrique, favorisée par la médecine de l’homme blanc, amenait un contre-choc migratoire. « La démographie est le destin », disent avec raison les Américains : la conquête territoriale précède toujours la conquête idéologique, politique, culturelle. Civilisationnelle.
La victoire de François Mitterrand le 10 mai 1981 les avait secrètement soulagés ; ils ne seraient pas renvoyés. Rassérénés sur leur sort, ils devinrent menaçants : « On ne veut plus voir de flics dans la ZUP », crièrent quelques jeunes Maghrébins des Minguettes, en lançant un cocktail Molotov sur la voiture du dernier gardien de la paix qui logeait dans le quartier. Le policier déménagea.
L’État réagit. Le ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, menaça d’envoyer les émeutiers dans des camps. Le ministre de la Justice, Robert Badinter, s’y opposa. Le Premier ministre, Pierre Mauroy, arbitra. Tout finit dans des camps… de vacances, sous la houlette de Gentils Organisateurs du club Méditerranée qui initièrent les « garnements » à la randonnée et à la varappe. La leçon ne fut pas perdue. La violence n’était plus réprimée, mais récompensée. Les talentueux communicants socialistes habillèrent cette capitulation des oripeaux scintillants de la « politique de la ville », bien qu’il n’y eût pas de politique, et que cela ne concernât pas la ville. Banlieue, délinquance juvénile et immigration : ces trois domaines naguère distincts étaient désormais rassemblés sous un chapeau administratif commun. Cette création de la gauche fut adoptée par la droite. Celle-ci s’était résignée à la présence des Maghrébins, tandis que la gauche avait renoncé au « droit à la différence » ; le consensus « républicain » s’établit autour de « l’intégration », compromis ambigu et fumeux entre la bonne vieille assimilation républicaine – qui avait pourtant bien mérité de la patrie et conservait les faveurs populaires – et le multiculturalisme anglo-saxon, qui faisait rêver nos élites modernistes et protégeait la pérennité des us et coutumes des derniers arrivants.
La « politique de la ville » en serait le fer de lance technocratique, gros pourvoyeur en sigles administratifs abscons (ZEP, DSQ, CNPD, DIV, VVV, PNRU ; ZFU dans les ZRU et ZRU dans les ZUS) et en lignes budgétaires versées à des associations aussi inutiles que revendicatives. Cela devint une habitude, un réflexe : à chaque flambée de violence, son sigle, son déploiement d’experts, ses fonds publics débloqués. Après les émeutes de Vaux-en-Velin en 1990, François Mitterrand annonçait la création d’un ministère chargé de la Ville : dans la logique étatique française, une consécration. Sauf que c’était pour symboliser l’abandon par l’État de son « monopole de la violence légitime », sa conversion à la discrimination positive territoriale, le renoncement solennel de la République à l’égalité républicaine, pour tenter d’acheter la paix sociale, retarder l’échéance. Encore une minute, monsieur le bourreau…
En 2003, Jean-Louis Borloo, ministre centriste du président Chirac, entreprit d’abattre son adversaire principal, la cause de tous les maux : la Charte d’Athènes ! Il reprenait ainsi en les rationalisant et les radicalisant les antiennes des sociologues depuis trente ans sur le nécessaire « retour de la rue » et les incantations de l’ancien Premier ministre socialiste, Michel Rocard, sur la rénovation des cages d’escalier. Il ne sortait pas du raisonnement urbanistique et refusait, comme les autres – en tout cas publiquement –, de reconnaître que le sujet n’était pas le territoire mais la population. On abattit les tours. On cassa, on détruisit, on reconstruisit, on relogea. La machine technocratique exultait sous l’ampleur de la tâche ; les associations avaient trouvé un nouvel objet – inlassable – de réclamations et d’exigences : les objectifs du PNRU n’étaient pas – ne seraient jamais – atteints ; la Cour des comptes évaluait et tançait ; les médias se goinfraient de chiffres et d’images spectaculaires de tours dynamitées.
En privé, le sémillant ministre se félicitait d’avoir « évité – ou retardé – la guerre civile ».
Un jeune homme d’une trentaine d’années, habitant de Trappes, se plaignit un jour à des journalistes de Libération et du Monde : « Tout est reconstruit, tout est neuf. Mais nous qui sommes là, on a été oubliés. On en a marre que les politiques veuillent blanchiser la ville. »
En 1983, une « marche pour l’égalité », vite surnommée « marche des beurs », était partie de Vénissieux. Sous le prétexte traditionnel des violences policières, elle avait enflammé tout le pays et obligé François Mitterrand à créer une carte de résident de dix ans, qui supprimait les ultimes contraintes professionnelles et géographiques instaurées par l’administration française pour lui permettre de réguler vaille que vaille les flux venus du Sud. À sa tête, se trouvait Toumi Djaïdja, à la foi musulmane frémissante. En 1983, il ne jurait que par les manières pacifistes de Gandhi. Au fil des décennies, il devint un des principaux prédicateurs islamistes de la région lyonnaise. À ses côtés, le père Christian Delorme, surnommé « le curé des Minguettes », soutenait le mouvement au nom de son engagement passé dans la guerre d’Algérie ; ayant depuis compris qu’il avait été circonvenu et floué, il peut méditer aujourd’hui, mais en silence, sur sa part de naïveté.
À chaque fois que l’État tenta de reprendre le contrôle de ces territoires, des émeutes déclenchées pour un prétexte quelconque le firent reculer rapidement. Le parti communiste conserva la maîtrise de beaucoup de ces municipalités, grâce à la qualité de ses associations clientélistes, un discours victimaire, et l’abstention électorale massive des populations immigrées qui ne s’intéressent guère à la vie politique française. C’est un pouvoir factice qui, s’effaçant devant l’alliance des caïds et des imams, n’a plus de prise sur la réalité de ces quartiers, si ce n’est par la manne d’argent public qu’elle parvient encore à déverser sur les populations.
Incroyable destin de la banlieue rouge qui aura été la transition historique entre le christianisme (la cathédrale de Saint-Denis) et l’islam. Livrées comme les places fortes des nouveaux « protestants », qui avaient troqué Luther pour Staline, elles se transformèrent au fil des ans en d’innombrables La Rochelle islamiques qui enserrent, encerclent et menacent nos grandes métropoles. À l’époque du siège par Richelieu, on surnommait La Rochelle « La Mecque du protestantisme. » Chateaubriand avait été prophète en 1840 : « Détruisez le christianisme et vous aurez l’islam. »