27 octobre 1973

It’s only rock and roll

Ce n’était qu’un voyage en train pour Bruxelles ; mais c’était plus que ça. Ce n’était qu’un spectacle musical ; mais c’était plus que ça. Ce n’était qu’un concert des Rolling Stones ; mais c’était plus que ça. Un fumet d’interdit, d’aventure, d’underground, comme on disait à l’époque, entourait le périple. Des visages juvéniles et rieurs arboraient l’air serein de la transgression sans danger ; de la blague de potache pardonnée d’avance. Ils étaient des privilégiés et le savaient ; des initiés qui ont la chance de faire un pèlerinage dont ils rêvaient depuis longtemps ; au milieu des anonymes, on reconnaissait quelques visages célèbres de chanteurs français qui allaient admirer leurs maîtres. Un rite d’initiation.

Bruxelles était pour un soir La Mecque du rock and roll.

Les Rolling Stones étaient interdits sur le territoire français car ils avaient été condamnés pour usage de stupéfiants. À l’époque, la loi est encore appliquée. Le premier mort français par overdose est tombé en 1969 ; sous la pression du président Nixon, Pompidou a abandonné la tolérance pour la french connection que la police française avait jusque-là négligée puisqu’elle ne faisait « rien de mal » : elle n’empoisonnait que des Américains !

Les Rolling Stones sont alors réputés pour leur consommation de drogues autant que pour leur musique. Ils incarnent le sulfureux slogan : drugs, sex and rock and roll. Leur guitariste, Brian Jones, en est mort, noyé dans sa piscine. Ils accumulent les procès et les condamnations en Angleterre. Alors que les Beatles sont assez vite rentrés dans le rang de l’embourgeoisement et de la variété musicale, les Stones n’ont jamais abandonné leurs costumes de mauvais garçons, dont ils ont fait habilement un argument commercial. Ils ont par ailleurs conservé un lien étroit avec la musique noire américaine des profondeurs, et ce son soul qui sent encore à l’époque la souffrance et la rébellion des esclaves contre leurs maîtres blancs.

Les Stones incarnent jusqu’à la caricature l’esprit rebelle de la jeunesse des années 1960. Leur dernière grande tournée américaine en 1969 s’est déroulée dans une ambiance électrique de contestation générationnelle et politique ; Mick Jagger refusait de monter dans une voiture de police, y compris quand les forces de l’ordre venaient le protéger de la passion de ses admirateurs. Les Stones préféraient se mettre sous la garde des Hells Angels, mauvais garçons américains. L’histoire se termina par la mort d’un jeune spectateur noir, au concert gratuit d’Altamont, tué par un Hells Angels d’un coup de couteau alors qu’il visait Mick Jagger avec un pistolet. Le rêve libertaire et pacifiste d’une génération s’achevait à Altamont, mais les Rolling Stones et leur public à travers le monde refusaient l’évidence.

Le concert de Bruxelles signifiait qu’après Altamont, tout continuait ; qu’il y avait une vie après la mort ; mais cette vie était aussi une petite mort.

La tournée américaine avait été une errance erratique au milieu des drogues et des femmes que les musiciens consommaient sans se lasser. Le concert de Bruxelles était offert par RTL. La principale radio commerciale de France avait affrété un train pour offrir à la jeunesse française le spectacle des mauvais garçons. Elle avait permis aux jeunes de braver l’interdit des autorités de leur pays. Radio commerciale, mais privée, ne dépendant pas de l’État ; émettant en France, mais propriété luxembourgeoise, pouvant faire un pied de nez à l’État français.

La transgression n’était pas importante mais symbolique, révélatrice de l’évolution des mœurs et des mentalités. Les frontières étaient condamnées par la technologie et l’Europe ; la culture juvénile était prise en main par les adultes ; la rébellion libertaire prise en charge par le capitalisme. Les États devaient s’incliner. Les adultes aussi. La culture-monde juvénile passait la vitesse supérieure, devenait une affaire de gros sous. Le rock and roll sortait définitivement de la marginalité pour devenir la religion officielle de l’époque.

Un an plus tôt, le groupe Pink Floyd scandalisait encore la jeunesse gauchiste et anticapitaliste en s’acoquinant avec la boisson Gini. Elle s’habituerait, la jeunesse. Les nations – et la française tout particulièrement, si soucieuse de son exceptionnalité – devaient se soumettre à la loi de cette culture juvénile anglo-saxonne qui se donnait désormais les moyens de devenir une culture-monde.

Seuls quelques marxistes invétérés l’avaient deviné, tel Michel Clouscard qui avait annoncé que les rythmes simplifiés du rock and roll seraient une initiation aux contraintes et rigueurs de la modernité capitaliste. Un capitalisme new-look qui niait les frontières, les nations, les lois, les langues vernaculaires. Jusqu’à nier l’âge puisque l’adolescence était son moment pour toute la vie. Clouscard avait raison : le rock and roll était une matrice fondatrice. « Jadis, la subversion était le contraire de la tradition ; désormais la subversion est notre tradition », dira des années plus tard Alain Finkielkraut.

En 1973, l’État français est dirigé par un conservateur mais ouvert sur la modernité ; un libéral mais colbertiste et social, qui industrialise la France et mensualise les ouvriers. Un gaulliste qui maintient l’essentiel, « l’indépendance de la France », mais ne rejette ni les Anglais de l’Europe, ni les avancées fédéralistes comme l’idée d’une monnaie européenne. Face aux changements entraînés par la technique et l’industrie, Georges Pompidou considère qu’il faut maintenir un certain ordre traditionnel pour éviter d’accroître le trouble, l’insécurité des populations déjà soumises à tant de bouleversements. Il s’oppose à tous les mouvements d’extrême gauche, féministes et libertaires, mais aussi à une partie de ses lieutenants, son ministre des Finances Giscard d’Estaing et son Premier ministre Chaban-Delmas, qui jugent qu’il faut céder sur ce plan aux aspirations de la jeunesse pour « débloquer la société » française figée dans ses « carcans d’un autre âge » ; mais ce dernier rempart conservateur a cru que l’art pouvait être ce supplément d’âme où toutes les audaces, les transgressions, les révolutions seraient au contraire permises. Avec une pointe de snobisme, il a décoré l’Élysée avec des tableaux de Soulages et des meubles de Wilmotte, et fondé le célèbre musée qui porte son nom, au cœur de Paris, avec ses tubulures multicolores hideuses qui font ressembler « Beaubourg » à une usine désaffectée. Avec son ami André Malraux, il a voulu faire de l’art moderne le fer de lance de la bataille culturelle que la France osait mener contre le rouleau compresseur américain. Pompidou n’aimait pas les Anglo-Saxons et se désolait, à la manière d’un personnage des Tontons flingueurs, de voir la jeunesse française s’imprégner avec enthousiasme des codes culturels de la machine hollywoodienne. Il était trop fin lettré pour ne pas savoir que l’asservissement commence avec l’aliénation culturelle et linguistique. Le conservateur Pompidou tenait ces jeunes drogués anglais hors du territoire national pour ne pas exposer la jeunesse française au mauvais exemple anglo-saxon ; mais le libéral Pompidou ne pouvait pas affronter les multinationales du disque et des médias ; et l’Européen Pompidou ne voulait pas s’opposer au démantèlement des frontières au sein de l’Europe unifiée en un grand marché. Georges Pompidou incarne mieux que quiconque – car au plus haut niveau intellectuel – les contradictions qui liquideront les restes de la droite française et du gaullisme.

En 1973, Mick Jagger atteignait ses trente ans ; il vivait la fin de sa période brillante, inspirée, rebelle ; il passerait le reste de sa vie à interpréter ses plus belles créations, à chanter encore et encore « Satisfaction », « Sympathy for the Devil », « Jumping Jack Flash » et « Angie » ; il passerait le reste de sa vie à jouer – mimer, singer jusqu’à la parodie – cet adolescent révolté qu’il fut à vingt ans ; il passerait le reste de sa vie à s’enrichir, à capitaliser sur ces dix années de jeunesse incandescente ; mais il ne le savait pas encore. Le concert de ce 27 octobre 1973 n’était-il pas intitulé de manière prémonitoire : « The Brussels Affair » ? Jagger et ses amis feraient désormais des affaires. Avec son acolyte Keith Richards, ils étaient des miraculés ; la mort n’avait pas voulu d’eux ; ils seraient des privilégiés de la fortune. Au début des années 1970, ils se sont installés en France, pour fuir les rigueurs du fisc britannique ! Dans la décennie suivante, ils inaugureront l’ère des spectacles donnés dans des stades ; qui empêcheront désormais toute proximité entre les artistes et leur public, mais rapporteront beaucoup d’argent. Jagger sera châtelain en France, décoré par la reine en Angleterre. Sir Jagger deviendra un notable.

« Tout hussard qui n’est pas mort à trente ans est un jean-foutre », avait dit le général Lasalle ; un rocker aussi.

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