1er juillet 1972
La loi Pleven : la fin de la liberté
d’expression en France
« Avec ce texte, la France sera, à ma connaissance, le premier pays du monde à avoir une définition aussi extensive de la discrimination dans ses lois pénales. Cela mérite d’être dit et dit très haut. »
Le ministre de la Justice, René Pleven, plastronne. On songe à Clemenceau en 1918 : « La France, jadis soldat de Dieu, aujourd’hui soldat du droit, sera toujours soldat de l’idéal. » Pleven est fier de la France et de son gouvernement ; et très content de lui. Pourtant, l’idée de cette loi visant à réprimer plus sévèrement le racisme est venue d’un député socialiste, René Chazelle. Le ministre gaulliste l’a seulement adoptée ; mais l’Histoire l’a faite sienne. On dit la loi Pleven, et non la loi Chazelle.
Ni l’Assemblée nationale ni le Sénat n’ont tergiversé : le texte fut voté à l’unanimité par les deux Chambres. Un de ces votes consensuels dont on fait gloire à la République, alors qu’il fut un de ces scrutins à la va-vite et à main levée, dans des hémicycles aux trois quarts vides, où les rares présents s’agitent en tous sens pour tourner les clés de leurs petits camarades absents.
Peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Le rapporteur de la loi, Pierre Mailhé, entonne les trompettes des temps quasi messianiques : « Ce texte est l’aboutissement d’une très longue lutte menée par des hommes de bonne volonté contre certains aspects abominables des relations humaines. »
Cette fois-ci, on pense à Aristide Briand et son tonitruant « guerre à la guerre » des années 1920. On s’enfonce dans les bons sentiments. Personne ne peut remonter le courant ; personne, pas même le lettré et très conservateur président Pompidou.
La loi du 1er juillet 1972 s’inscrit dans le cadre de la grande loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Elle paraît modestement ajouter de nouveaux délits à ceux qu’énumérait déjà le Code pénal ; mais la loi Pleven est, à sa grande sœur de 1881, ce que le cheval de Troie fut aux adversaires des Grecs : une offrande funeste.
La loi de 1881 réprimait la provocation à certains crimes et délits, ces atteintes à la propriété (vol, pillage, incendie) qui scandalisaient la IIIe République libérale, quelques années seulement après la Commune. La loi du 1er juillet 1972 ajoute à la liste « la provocation à la discrimination, à la haine, ou à la violence » visant certaines personnes ou groupes de personnes « à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race, ou une religion déterminée ».
Les groupes de personnes désignés sont ainsi protégés contre la diffamation et l’injure, privilège qui n’était accordé par la loi de 1881 qu’aux corps constitués, armée, présidence de la République, etc. Par ailleurs, les peines, en ce cas, sont plus sévères que pour les diffamations ordinaires.
En dépit de la pureté de ses intentions, la loi est une régression. Elle introduit la subjectivité là où régnait l’objectivité ; elle condamne l’intention et non les faits ; elle donne au juge le droit et le devoir de sonder les cœurs et les âmes ; de faire l’archéologie des pensées et des arrière-pensées. Elle contraint le magistrat à transgresser ce principe général du droit fort protecteur selon lequel « la loi pénale est d’interprétation strictement restrictive ». Le droit à la diffamation prévoyait une exception de vérité ; désormais, non seulement la vérité ne rend plus libre, mais elle peut conduire en prison.
On se félicita alors de cette législation antiraciste. Personne ne remarqua le glissement opéré par la loi qui n’interdisait pas seulement toute discrimination en raison de l’ethnie, de la race, de la religion, mais y joignait aussi l’appartenance ou la non-appartenance à une nation. Personne ne l’avait remarqué car personne ne l’avait réclamé. Dans l’ombre, des lobbies avaient bien œuvré. C’est l’époque où une immigration massive venue d’Afrique du Nord sert les intérêts d’un patronat du bâtiment ou de l’automobile. Le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, s’en plaint au président de la République, craignant pour l’ordre public, et reçoit cette réplique à la fois auguste et désabusée de Georges Pompidou : « C’est le patronat qui l’exige. »
Avec la référence à la nation, on passe du racisme à une notion différente, la xénophobie. Poussé à l’extrême par le législateur, le refus de la xénophobie a des conséquences pernicieuses. Désormais, un propriétaire qui ne veut louer qu’à un Français sera puni ; de même qu’un employeur qui préférera embaucher un compatriote, alors que l’État exclut les étrangers du recrutement de certains de ses fonctionnaires. Ce principe de non-discrimination entre Français et étranger interdit toute préférence nationale ; ruine toute séparation entre l’extérieur et l’intérieur ; sape les fondements de la notion de frontière entre le dedans et le dehors ; assimile le patriotisme au racisme ; interdit à un Français de préférer un compatriote à un étranger. La loi Pleven est potentiellement, sans que personne en ait pris conscience à l’époque, la dissolution programmée de la nation française dans un magma planétaire. C’est le retour en grâce du « genre humain » exalté par certains révolutionnaires qui finirent sur l’échafaud lorsque le temps des guerres contre toute l’Europe coalisée fut venu.
Pour faire respecter cette vérité officielle, la loi Pleven a sous-traité sa fonction répressive à des associations à qui elle a accordé des privilèges exorbitants de puissance publique. En les autorisant à saisir la justice au même titre que le procureur de la République pour tout propos déplacé, l’État leur a donné droit de vie ou de mort politique et financière sur tous les « déviants » et dissidents. Ces associations en tirent un avantage pécuniaire (indemnités quand elles gagnent le procès), idéologique et médiatique. Cette situation évoque beaucoup la défunte Union soviétique, lorsque le parti communiste et les organisations sociales qui lui étaient affiliées se chargeaient d’exercer la police de la pensée devant les tribunaux.
La loi Pleven est la mère de toutes les batailles. Sa descendance est innombrable : lois Gayssot, Taubira, Lellouche, Perben. Adoptées à la quasi-unanimité par un Parlement sommé de s’exécuter sous la pression des médias, comme les assemblées révolutionnaires l’étaient par les sans-culottes vociférants et armés de piques.
À partir de la loi Pleven, s’érige un nouveau champ du sacré : l’immigration, l’islam, l’homosexualité, l’histoire de l’esclavage, de la colonisation et de la Seconde Guerre mondiale, du génocide des Juifs par les nazis. Domaine vaste, hétéroclite, qui ne cesse de s’étendre pour donner satisfaction à toutes les minorités qui s’estiment discriminées, martyrisées par la France, l’Histoire, la Nature.
Depuis qu’elles ont été consacrées par la loi Pleven, les associations antiracistes sont devenues des ligues de vertu qui défendent la nouvelle morale érigée en dogme d’État. La justice est mise au service de cette redoutable Inquisition. « Le racisme n’est pas une opinion, mais un délit » : alors que le racisme a toujours été un délit, la loi Pleven se résumera désormais à ce slogan publicitaire assené pour faire taire les grincheux et les mal-pensants, et imposer une épée de Damoclès conformiste au-dessus de toute discussion, confrontation, débat.
En 2011, Jean Raspail fit rééditer Le Camp des saints 1, roman célèbre à sa parution en 1973 pour avoir conté le débarquement d’un million de gueux venus d’Inde sur les côtes de Provence. Dans une préface caustique, l’auteur signalait qu’un avocat consulté avait noté dans l’ouvrage quatre-vingt-sept motifs d’interdiction pénale.
L’article 1 de la loi du 29 juillet 1881 proclamait : « La presse et l’imprimerie sont libres. » Ce cri de délivrance sonnait, croyait-on, la fin joyeuse d’une longue histoire, d’un combat acharné, depuis l’Antiquité grecque, la Renaissance et les Lumières, pour que rien – pas même les dogmes religieux – n’échappe à l’examen critique et rationnel. Cette quête de la vérité exige un débat libre de toute contrainte ; c’est l’opposition des idées dans l’espace public qui féconde la pensée et entraîne le progrès intellectuel.
La rencontre entre le mouvement politically correct, né dans les universités américaines dans les années 1960, et la tradition robespierriste de l’extrême gauche révolutionnaire française a enfanté dans notre pays un monstre inédit. La liberté de pensée, d’écrire et de s’exprimer n’aura été qu’une parenthèse historique de moins d’un siècle. Les monarques absolus ont disparu ; on a seulement changé de maîtres ; mais les nouveaux ne sont pas les moins tyranniques. La presse et l’imprimerie ne sont plus libres en France.