4 novembre 1984

Canal+ le temple cathodique du bien

Au commencement était l’image. Cryptée. Décodée. Brouillée. Privatisée. Abonnée. Modernisée. Déroutinisée. Américanisée. Décontractée. Despeakerinisée. Désinhibée. Décalée. Déshabillée. Glamourisée.

Inspirée de la chaîne américaine HBO, Canal+ portait une ambition culturelle et sportive : un cinéma de qualité et des sports inhabituels (basket-ball, golf, etc.). C’était sans doute le prix à payer pour des socialistes qui brisaient ce monopole télévisuel public qu’ils avaient défendu dans l’opposition avec véhémence. Le génie des pionniers de l’ORTF avait été de réaliser des programmes avec peu d’argent pour le plus grand nombre ; le génie de Canal+ serait de produire des programmes avec beaucoup d’argent pour peu de gens. Mais ses objectifs initiaux, volontiers élitistes, conduisirent la nouvelle chaîne sur la pente d’une ruine rapide, dont elle ne réchappa in extremis que par l’arrivée, accueillie avec enthousiasme par les abonnés, du cinéma pornographique et du football. La sociologie des téléspectateurs de la chaîne en fut transformée ; les élites diplômées et cultivées (le fameux CSP+) à gros pouvoir d’achat des grandes villes furent remplacées ou marginalisées par un public plus populaire, plus provincial, moins argenté mais plus fidèle.

Les dirigeants de la chaîne cryptée ne changèrent pas pour autant leur projet ni leurs idées. Le ton des programmes et des animateurs se voulut résolument « moderne », c’est-à-dire insolent, hédoniste, individualiste. La langue était aussi déstructurée que la tenue vestimentaire ; le tutoiement de rigueur ; la vulgarité du vocabulaire n’avait d’égale que celle des pensées. Le Top 50 des chansons de variétés, institué dès la création de la chaîne le 4 novembre 1984, consacrait le marché et l’argent comme seuls arbitres des élégances (les hit-parades d’autrefois étaient plus artisanaux, les coups de fil d’auditeurs parfois téléguidés par les chanteurs et leurs familles comptaient autant sinon plus que les ventes brutes ; dans le top 50, seuls les chiffres de ventes parlent, favorisant le succès à court terme, voire éphémère, sur les longues carrières) ; ce qui n’empêcha pas les esprits gouailleurs de la chaîne de vitupérer contre le capitalisme. Les grands maîtres américains de Wall Street étaient de même dénigrés, tandis que la chaîne se gavait de productions de Hollywood. L’irrévérence et la provocation, portées par les plus talentueux de l’époque, devinrent une marque de fabrique, un système, un conformisme. Canal+ mettait en lumière ces « rebellocrates » brocardés plus tard par Philippe Muray, qui essaimeront ensuite partout jusqu’à dominer le paysage médiatique français.

Le peuple des ouvriers et employés était assimilé à la lie de l’humanité, franchouillards xénophobes au front bas, benêts racistes, alcooliques misogynes ridiculisés dans les sketchs innombrables des Deschiens ou des Guignols de l’info. L’arrogance parisianiste des animateurs ressuscitait cette « cascade de mépris » qui fut la marque de la société d’Ancien Régime.

Canal+ devint ainsi la seule chaîne de télévision au monde qui s’engraissait en crachant sur son public. Échappaient au mépris généralisé les enfants de l’immigration arabo-africaine, dont on exaltait sans se lasser la liberté, la créativité, la drôlerie, la truculence. Jamel Debbouze et ses épigones furent couverts d’or et de louanges par des courtisans énamourés qui érigèrent leur sabir à la syntaxe aussi pauvre que la réflexion en horizon intellectuel indépassable d’un multiculturisme conquérant. Aux yeux de cette pseudo-élite servile, l’Arabe reprenait le rôle traditionnel de sauveur étranger d’une populace française avachie et méprisée, qu’avaient tenu dans le passé l’Américain, le Soviétique, l’Allemand, l’Anglais, l’Espagnol ou l’Italien. On se croyait revenu aux pires heures de la guerre de Cent Ans : des Bourguignons vendus à l’Empire, arrogants et dorés sur tranche, menaient une guerre inexpiable – des mots, des images, des idées – à un pauvre peuple d’Armagnacs fidèles à la vieille France qu’ils attiraient dans leurs filets (foot et porno) pour mieux les couvrir de leur mépris de fer. Canal+ devint la chaîne de Hollywood et de la banlieue, tenant la « mondialisation » par les deux bouts ; la chaîne qui concrétisait médiatiquement l’alliance des libéraux et des libertaires. La chaîne de la langue anglaise et du langage « zyva » ; la chaîne de la haine de soi, de la haine de l’Histoire de France, de la haine de la France ; la chaîne de la déconstruction du roman national inaugurée par les intellectuels des années 1960 ; l’expression du mépris des métropoles mondialisées envers le peuple.

Canal+ se révéla l’arme de destruction massive qu’attendait la génération soixante-huitarde. Ses élites gauchistes, trotskistes, maoïstes, avaient, en 1981, conclu un compromis historique avec François Mitterrand qu’elles avaient longtemps mésestimé, voire méprisé ; devenu le souverain, celui-ci leur léguait un magnifique outil d’endoctrinement dont elles n’avaient pas rêvé.

Personne n’avait bien compris le cadeau qu’il leur faisait, pas même lui. Lorsque, à la fin de 1982, André Rousselet quittait l’Élysée pour diriger Havas – et les médias français encore centralisés –, il transférait dans son nouveau bureau l’« interministériel » qui lui permettait de régenter par téléphone l’appareil d’État comme s’il était encore resté auprès du président. Rousselet découvrit le projet Canal+ dans les cartons de la maison, auprès d’un de ses nouveaux collaborateurs, Léo Scheer. Le futur éditeur était revenu d’un voyage aux États-Unis, en 1974, convaincu que le démantèlement du monopole d’AT&T, les vieux PTT américains (surnommés Mamy Bell), ouvrait une ère nouvelle. Cet ancien militant trotskiste, adhérent dans sa prime jeunesse au Bund, le mouvement socialiste des Juifs polonais, proche des situationnistes et des maîtres de la « déconstruction » (Deleuze, Guattari), s’était converti à un libéralisme modéré inspiré de Montesquieu. Il est amusant de constater que cette formation idéologique de haut parage chez le concepteur originel de Canal+ se retrouverait à l’antenne, mais dégradée en mélange libéral-libertaire post-soixante-huitard. Pendant des mois, les services du ministère de la Culture de Jack Lang furent convaincus que Havas préparait une chaîne culturelle de haut standing, une sorte d’Arte à péage. Ils furent désappointés par le projet final imposé par Rousselet grâce au soutien du président Mitterrand. Ils n’auront pas tout perdu.

L’État mettait le cinéma français et son efficace mécanique colbertiste et protectionniste – ce qu’il ne fit pour aucun secteur économique, même pas l’agriculture – dans les mains de Canal+ pour forger, dans la tradition nationale (imbrication du public et du privé, loi du marché et injonctions réglementaires, bons sentiments et clientélisme), un Hollywood français et même européen.

Le camp du bien avait érigé son temple où le nouveau culte serait glorieusement célébré.

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