Juin 1977

Lily mieux que le Zizi

Il avait des années durant hésité, tergiversé, retravaillé. Cette chanson, ce n’était pas son genre ; il avait peur de se fourvoyer, de se ridiculiser.

Pierre Perret avait jusque-là connu un immense succès populaire avec des gauloiseries paillardes et innocentes à la fois : « Les jolies colonies de vacances » (1966), « Tonton Cristobal » (1967), « Le Zizi » (1974), etc. En matière de femmes, cette « Lily » était fort éloignée du « cul de Lucette » qu’il vantait il y a peu :

On la trouvait plutôt jolie, Lily

Elle arrivait des Somalies, Lily

Dans un bateau plein d’émigrés

Qui venaient tous de leur plein gré

Vider les poubelles à Paris 1

.

Un Molière qui écrirait les tragédies de Racine ; un Charlie Chaplin qui se prendrait pour Bergman. Il était si peu sûr de lui – et la maison de disques aussi – qu’il se contenta de glisser cette chanson en une discrète face B d’un 45-tours. Le succès fut pourtant éclatant. Les programmateurs de radio la plébiscitèrent ; les critiques s’enthousiasmèrent. Le public suivit, même si Perret ne retrouva pas ses ventes du « Zizi »…

La chanson avait tout pour devenir un standard de ce « politiquement correct » à la française qui s’ébauchait au cours de ces années 1970. L’immigrée était charmante et dévouée ; elle aimait la France et, dans sa lointaine Somalie, avait appris à faire rimer « tous égaux » avec Voltaire et Hugo. Elle avait voyagé, Lily, aux Etats-Unis, Lily, les bus interdits aux Noirs et Angela Davis, avant de découvrir attristée que les Français n’étaient pas plus accueillants que ces racistes d’Américains :

Elle rêvait de fraternité, Lily

Un hôtelier rue Secrétan

Lui a précisé en arrivant

Qu’on ne recevait que des Blancs

.

Des journalistes se précipitèrent dans le XIXe arrondissement de Paris pour chercher – et dénoncer – l’odieux hôtelier. Qui n’existait pas, bien entendu.

Cette chanson n’appartenait plus à son auteur.

Perret chanta cette comptine au moment même où l’immigration changeait de nature ; où on ne venait plus à Paris vider les poubelles mais rejoindre un père, un mari, ou un frère. Après avoir fait venir les immigrés au lieu d’investir dans des machines plus modernes, comme leurs homologues japonais, le patronat français acheva la destruction de la classe ouvrière nationale par le regroupement familial. L’immigration de travail était arrêtée et devenait marginale ; ce fut le moment où elle se transformait en thème de chanson ou de récit. On avait besoin de faire croire à la population que rien n’avait changé, que l’immigration était toujours utile au pays, alors que le chômage de masse avait commencé son irrésistible ascension, et qu’un nombre croissant d’immigrés le subissait ; à la même époque, Coluche plaisantait sur la fermeture des frontières : « Ne vous inquiétez pas, vous n’allez pas être obligés de travailler tout de suite. »

Un rideau de fumée idéologique avait été descendu pour dissimuler la nouvelle réalité. Une machine à culpabiliser était mise en branle pour celer la révolution démographique qui s’annonçait.

Avec « Lily », la mise en accusation du peuple français est du même ordre que celle du film Dupont Lajoie ; mais là où Yves Boisset cogne, Perret culpabilise. Boisset, c’est papa qui ordonne au petit d’aller rendre visite à grand-mère ; Perret, c’est maman qui susurre : « Si tu ne vas pas voir grand-mère, elle sera malheureuse. » L’hétérogénéité ethnique portera sur le devant de la scène les questions religieuses et culturelles au détriment des problèmes sociaux. Les années 1980, celles de l’antiracisme et du grand virage libéral concomitant, nous ouvraient les bras. Mais Pierre Perret est loin de tout cela : il parle avec son cœur ; à l’instar de la plupart des artistes, il est l’« idiot utile » du capitalisme et de l’antiracisme d’État qui se met alors en place.

Sa chanson reflète un air du temps que les chanteurs, acteurs, écrivains, cinéastes, etc. respirent sans s’en rendre compte. Dans le même disque que « Lily », on peut écouter « Les enfants foutez-leur la paix », une ode à la spontanéité enfantine, à l’enfant roi, qui popularise la révolution en cours dans les méthodes pédagogiques.

Avec « Lily », Perret abandonne ingénument ce populo qui l’a fait roi ; il se met aux côtés des censeurs bourgeois de gauche, cette caste qui domine son milieu professionnel, et le regardait jusqu’alors avec un mépris condescendant. C’est le geste d’allégeance d’un homme humilié à une « élite » par laquelle il veut à tout prix se faire adouber : il lui donne ce qu’elle exige, la tête de ce peuple français qui l’adule, et à qui il tend le miroir déformant d’une populace raciste et xénophobe.

Sa chanson sera étudiée en classe et, consécration suprême, donnée en sujet du baccalauréat. Perret croira avoir rejoint son maître vénéré : Georges Brassens ; mais l’ancien anarchiste n’a pas été remplacé ; celui qui se rêve son héritier sert la machine à culpabiliser les Français ; et à propager cette haine de soi qui tétanise le peuple et le tient coi, silencieux et passif.



1.

Pierre Perret, « Lily », 1977.

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