22 février 1996

De Louis XVIII à Jacques Chirac

Pour une fois, il a décidé seul, sans tergiverser ni consulter. Il a « tourné une page de notre histoire » sans se retourner ; il n’a jamais aimé « pleurer sur le lait renversé ». Depuis sa jeunesse passée dans les Aurès au cours de la guerre d’Algérie, Chirac est « fana-mili » ; l’armée, c’est son truc ; et sa professionnalisation, son dada. En supprimant le service national, il s’est octroyé une popularité facile auprès des jeunes générations, sans risquer de grandes manifestations syndicales dans la rue : l’armée n’est pas pour rien la « grande muette ». Chirac fut, une fois n’était pas coutume, soutenu par la plupart des médias et des éditorialistes. On s’interrogea un instant sur la fin d’une machine de brassage social et ethnique de la République française, au moment où le danger du « communautarisme » commençait à poindre son museau. Mais la discussion fut vite éludée ; l’immigration ne pouvait être qu’une « chance pour la France ». La conscription était devenue au fil du temps une vaste fumisterie hypocrite, où l’illusion égalitaire du creuset républicain s’était inclinée devant le piston et les relations, tandis que la « nation en armes » de jadis s’était affadie dans le confort émollient des longues périodes de paix.

La conscription était l’héritière de l’« appel aux armes » de 1792, qui avait tant effrayé les Prussiens à Valmy ; puis, codifiée par la loi Jourdan de 1798, elle avait forgé l’épée de la France, confiée au « grand maître des batailles », avant que cette épée, trop sollicitée, ne finisse par se briser. Après Waterloo, la Restauration démobilisa la Grande Armée. Pour montrer sa nouvelle vocation pacifique, le régime de Louis XVIII reprit les chemins anciens de l’armée de métier. Un grand débat parlementaire vit s’affronter les partisans de la « qualité » et ceux de la « quantité ». Le pouvoir promit que ces effectifs réduits seraient mieux équipés (Napoléon se moquait comme d’une guigne de l’intendance, bien à tort d’ailleurs : en Russie, ses soldats manquaient de vêtements et de chaussures pour affronter les grands froids ; à Leipzig, ils étaient affamés). Cette loi Gouvion-Saint-Cyr de 1818 est l’ancêtre de la réforme de 1996. La qualité contre la quantité, c’est ce qu’offrit Jacques Chirac. Le président avait pour habitude de ne pas lésiner sur les promesses qui « n’engagent que ceux qui les reçoivent ».

La querelle reprit à la fin du second Empire. Après la défaite autrichienne de Sadowa en 1866, devant la montée en puissance prussienne, Napoléon III voulut revenir à la « quantité » qui avait tant servi son cher oncle, il n’avait pas tort ; elle lui aurait peut-être évité la capitulation de Sedan ; mais il n’avait plus la force physique (il était malade) ni politique (il avait libéralisé et « parlementarisé » son régime) de l’imposer ; il y perdit son trône. Et ce furent les républicains – députés d’opposition à la Chambre impériale, ils l’avaient combattue ! – qui établirent la conscription en 1889. La « nation en armes » permit de résister et de vaincre en 1914 ; mais n’empêcha pas la déroute de 1940. L’arme nucléaire, à partir des années 1960, sembla déclasser la conscription pour la défense ultime du sol sacré de la patrie et l’« assurance contre l’imprévisible », selon la formule du général Gallois ; mais le général de Gaulle refusa, en pleine guerre froide, de la jeter aux poubelles de l’Histoire.

En 1996, Chirac ignorait qu’il mettait ses pas dans ceux de Louis XVIII ; l’aurait-il appris qu’il eût balayé cet héritage monarchique suranné d’un désinvolte et paillard : « Ça m’en touche une sans faire bouger l’autre. » François Furet avait eu raison d’annoncer que la Révolution était finie.

Les républicains opportunistes au pouvoir en 1889 avaient doublé leur texte militaire d’une loi de nationalité qui, votée le 26 juin de cette même année, imposait la nationalité française aux enfants nés en France de parents étrangers, eux-mêmes nés en France. Les républicains montraient à l’époque de la constance et de la cohérence dans leurs idées. Ce « double jus soli » répondait aux besoins des armées – qui devaient supporter la baisse drastique de la natalité française au XIXe siècle face à l’exubérance démographique allemande. Le pouvoir apaisait la fureur des jeunes ouvriers français qui ne toléraient plus que leurs collègues italiens et belges à l’usine restassent chez eux, « prendre leurs boulots et leurs femmes » pendant qu’ils remplissaient leurs devoirs militaires.

Cette liaison pourtant évidente – armée de masse et droit du sol ; armée professionnelle et droit du sang – ne fut même pas évoquée par Jacques Chirac, ni par aucun commentateur, alors même que le droit du sol – et son éventuelle suppression – avait agité les esprits depuis une dizaine d’années. Mais la droite avait renoncé à ce combat, et une fois encore s’était inclinée devant l’imperium idéologique de la gauche. On préféra envelopper l’instauration du droit du sol d’une aura quasi mythologique – « France généreuse, ouverte », etc. – pour mieux enfouir ses arrière-pensées utilitaristes et militaristes.

Au nom d’une conception erronée et dévoyée de la République – qu’auraient rejetée les ancêtres républicains –, on refusait de s’interroger rationnellement sur les intérêts de la France.

Loin des querelles de principes, le chef des armées s’était contenté de faire ce que les « managers » appellent du downsizing : trancher à la hache dans les effectifs, mais anesthésier la douleur par de grands discours enthousiasmants sur le « nouveau départ », le « redéploiement des forces à l’international », « les synergies dans le cadre de nouvelles alliances industrielles ». Le verbe chiraquien projeta « son armée ramassée », mais « aux équipements modernisés », sur tous les théâtres d’opération de la planète, où elle prouverait que « la France est toujours une grande puissance ».

La réforme de 1996 se limita à une réduction drastique du format de nos armées.

Près de vingt ans plus tard, notre force aérienne de combat a été ramenée à trois cents appareils et notre marine à moins de trente grandes unités navales dont un seul porte-avions ; nous avons perdu notre statut de marine mondiale.

Le budget de la défense fut, sous toutes les majorités, de Lionel Jospin à François Hollande, en passant par Nicolas Sarkozy, le seul qui subit une diminution constante et persévérante jusqu’à descendre sous la barre critique des 2 % du PNB. En cinquante ans, du général de Gaulle à François Hollande, l’effort de défense sera passé de 5,44 % du PIB à 1,56 % en 2012. En 2020, il atteindra le chiffre famélique de 1,26 %.

En 2008, le général Jean-Claude Thomann avait ri jaune en expliquant qu’au rythme où allaient les réductions d’effectifs, l’armée de terre tiendrait bientôt tout entière dans le stade de France (81 338 places !).

Si on ajoute les 6 000 militaires non opérationnels et les 9 000 civils de l’armée de terre, on parvient à 103 000 hommes. Le chiffre de 100 000 soldats n’est pas innocent dans notre Histoire récente : c’est à cet étiage humiliant que le traité de Versailles réduisit l’armée allemande en 1919 ; c’est, en réponse du berger à la bergère, ce qui fut accordé à l’armée française vaincue en 1940 dans le cadre de l’armistice signé par Vichy !

À cette époque, une armée de 100 000 hommes était tout juste bonne à rétablir l’ordre intérieur.

Nous sommes depuis quelques années entrés dans l’ère des guerres « asymétriques ». Nos effectifs resserrés sont donc envoyés aux quatre coins de la planète, pour poursuivre les « terroristes », rétablir la démocratie, protéger « les petites filles afghanes qui veulent aller à l’école », séparer les combattants, ou sauver les innocents menacés par un tyran. Notre armée est devenue « le soldat de l’idéal ». Nos gouvernants, de droite ou de gauche, ont accompli le rêve d’Aristide Briand et de la SDN, transformant nos troupes en unités déterritorialisées, combattants hors sol d’un ordre juridique abstrait.

Notre armée ne défend plus le territoire (mission dévolue à la seule arme nucléaire), elle est devenue une sorte de gendarmerie internationale menant des actions de police. Mais la multiplicité des OPEX – opérations extérieures dans le jargon militaire – finit par affaiblir une armée aux effectifs réduits, de plus en plus sous-équipée. La faux des coupes budgétaires a atteint aussi l’investissement.

Pour une fois, nos politiques avaient anticipé. Nos troupes « resserrées » n’agiraient plus seules ; leurs équipements seraient complétés par des achats « sur étagères » de programmes déjà réalisés, aux États-Unis ou ailleurs.

On s’aperçut ainsi que la réforme de 1996 n’était pas limitée – comme on l’avait cru – à la suppression du service national, et à la fermeture de certaines casernes, douloureuse pour l’économie locale des régions concernées. C’était toute notre politique de défense héritée du général de Gaulle qui était retournée comme une crêpe.

Jadis, l’armée française intervenait seule, pour défendre ses intérêts, avec des équipements que notre industrie avait mitonnés à son intention.

Changement de perspective complet : l’« interopérabilité » devenait la règle ; nos matériels devaient être coordonnés avec ceux de l’OTAN. La suppression de la conscription entraînait donc – inéluctablement – le retour de la France dans les instances militaires intégrées de l’OTAN.

Cette décision ne fut annoncée qu’en 2007 par le président Sarkozy ; mais elle fut en fait préparée par son prédécesseur. Dès 1996, la France réintégrait 36 des 38 comités de l’OTAN, dont le sacro-saint comité militaire.

Le culte nouveau de la « mutualisation » des armes et de l’« interopérabilité » fut le prétexte à tous les renoncements, entraînant un décrochage technologique de l’industrie française qui ne devrait bénéficier qu’aux seuls États-Unis.

« Sauf exception, toutes nos opérations militaires se dérouleront dans un cadre multinational. Celui-ci peut être préétabli, dans le cas de l’Alliance atlantique ou de l’Union européenne, ou ad hoc, dans le cas de coalitions de circonstance » (Livre blanc de la défense de 2008).

« Pour un peuple libre, la sécurité se confond avec la sauvegarde de cette liberté fondamentale qui est la première de toutes les autres et qui s’appelle l’indépendance de la nation » (Livre blanc de la défense de 1972).

L’Histoire repasse les plats avec des sauces et des épices différentes. La victoire de la « qualité » sur la « quantité » a toujours les mêmes causes et les mêmes conséquences. Sous la Restauration, la France, vaincue par l’Europe coalisée contre Napoléon, renonçait à ses rêves de domination continentale, et se soumettait à ses vainqueurs, regroupés sous la houlette de la puissance hégémonique de la première mondialisation qui s’annonçait : la Grande-Bretagne. La France rentrait dans le rang, mais, comme toujours, prétendait devenir le meilleur élève de cette nouvelle classe. Ce fut le temps de la Sainte-Alliance ; on défendit la chrétienté et la légitimité monarchique ; on intervint en Espagne, en 1823, pour protéger un Bourbon menacé par une révolution libérale.

Nous revivons la même histoire : nous nous rangeons, après la parenthèse gaullienne, sous le drapeau de la puissance hégémonique de la seconde mondialisation : l’Amérique ; nous ferraillons partout, en Afghanistan ou au Kosovo, non pour défendre nos intérêts nationaux, mais au nom des droits de l’homme et de la démocratie qui ont remplacé la monarchie et la chrétienté. Une fois encore, nous rêvons d’être le fils préféré de la « famille occidentale », selon la formule de Sarkozy, comme Talleyrand rêvait de voir la France avoir enfin « droit de bourgeoisie » au sein de la famille monarchique.

La France semble depuis Waterloo condamnée à l’anachronisme. Nous réintégrions alors la grande famille des Rois, alors que le siècle annonçait leur mort, partout en Europe. La France réinvestit l’OTAN au moment où l’Alliance occidentale a perdu son fondement avec la dissolution du Pacte de Varsovie. Pour les stratèges américains, leurs partenaires européens sont devenus davantage un boulet qu’un soutien. Surarmés, suréquipés, ils n’en ont besoin nulle part ; ils ne s’en occupent guère, menant leurs interventions comme ils l’entendent. Les discussions interminables entre chefs des armées alliées au Kosovo en 1999 avaient déjà exaspéré nos bons maîtres. Les Français, embedded en Afghanistan, ne servirent à rien, ne furent consultés sur rien, ne contrôlèrent rien ; ne furent bons qu’à se faire tuer dans une guerre américaine.

Par ailleurs, depuis la présidence d’Obama, les Américains ont pris la mesure de la menace chinoise, jusqu’à l’obsession, se désintéressant des théâtres secondaires, Europe, Afrique, et même Moyen-Orient.

Au moment où le vide américain nous permettrait de redevenir le seul gendarme de notre zone géographique, méditerranéenne et africaine, nous réduisons notre outil militaire au-delà de toute mesure, et ne jurons plus que par l’interopérabilité, la défense européenne, le droit international, la lutte contre le « terrorisme ». Nous voulons imiter tardivement un modèle anglais – alliance avec les États-Unis, soumission stratégique – qui a ruiné l’industrie militaire britannique, et conduit l’armée de Sa Majesté dans des expéditions folles (Irak) jusqu’à l’explosion de ses capacités limitées.

Après la débâcle de juin 1940, Churchill avait demandé aux officiels Français qui venaient réclamer le soutien de l’allié britannique : « Where are the reserves ? »

Cette fois encore, nous les avons bradées à nos illusions pacifiques et nos chimères idéologiques. Nous avons oublié que l’Histoire est une succession de surprises stratégiques.

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