Avril 1974

Les valseuses sans gêne

Ils ne respectent rien. Ils sont jeunes, drôles, truculents. Un amoralisme joyeux les anime. Ils volent et squattent sans vergogne. Les deux compères des Valseuses prennent l’Hexagone pour un grand self-service où ils se servent sans se gêner. Cette première génération de la société de consommation applique à la lettre le projet marxiste : à chacun selon ses besoins. Et leurs besoins sont énormes, illimités. Le réalisateur Bertrand Blier a concocté un savant mélange d’Easy Rider et de Jules et Jim ; les deux garçons, interprétés avec un naturel exubérant par Gérard Depardieu et Patrick Dewaere, errent en liberté dans une France transformée en Far West, en compagnie de leur égérie, jouée par une actrice sortie du café-théâtre, Miou-Miou, qu’ils partagent comme une bonne bouteille de vin, sans se poser de questions éthiques ou sentimentales. Ils passent leur temps à brocarder le bourgeois, la famille, la patrie, le travail, dans un anarchisme rigolard.

Jamais sans doute dans le cinéma français, l’esprit des années 1970 n’aura été aussi bien rendu ; toute une époque a pris chair sur la pellicule : son optimisme, son hédonisme, son égotisme, son égoïsme. Son culte de la jeunesse et du moi. Ce qui était réservé à quelques happy few, aux siècles précédents, s’étendait à toute une génération. Pour elle, il n’y a plus ni passé ni avenir, rien que le présent, l’immédiat, l’instant. Les deux compères roulent dans des Rolls et DS qui ne leur appartiennent pas ; dorment dans des maisons dont ils ne connaissent pas les propriétaires ; couchent avec des jeunes filles mineures. Depardieu sodomise Dewaere à son corps défendant ; celui-ci se débat en vain, mais doit céder sous le désir impérieux de son compère : « Bled de merde, pays de merde ; partout où je vais, je me fais enculer ! » hurle Dewaere en jetant des cailloux sur les fenêtres d’un immeuble sinistre de bord de mer.

La France est regardée comme une prison haïe dans laquelle on tourne en rond ; et la prison est vue comme un endroit sinistre d’où on doit sortir à tout prix. L’ordre n’est pas transgressé, mais ignoré, méprisé, ridiculisé. Il est associé à des pandores incompétents et brutaux, et à des pères de famille tyranniques et grotesques.

Dans les films noirs des années 1950, les gangsters violent la loi, mais recréent, dans leur milieu, l’ordre familial et patriarcal de la société.

Dans le cinéma des années 1970, c’est l’inverse : les jeunes gens de bonne famille imposent les pratiques des voyous.

Mêlant les influences du marxisme et du féminisme, le film voue aux gémonies un ordre à la fois bourgeois et patriarcal qu’il s’applique à délégitimer par une redoutable dérision, très proche de l’esprit de Hara-Kiri. Il n’est pas le seul. Dès 1971, Stanley Kubrick n’avait pas hésité à nimber la violence de ses personnages de symboles sexuels. Dans Le Dernier Tango à Paris, en 1972, Maria Schneider avait passé le beurre à Marlon Brando… Jean Eustache, dans La Maman et la Putain, avait célébré le ménage à trois par des dialogues d’une rare crudité. Et Marco Ferreri, dans La Grande Bouffe, pousse ses quatre héros à se suicider dans une orgie pantagruélique, où se mêlent boulimie et nymphomanie. En 1973, sur 514 films projetés, 120 relevaient de la catégorie ER (érotiques). Emmanuelle atteignait en 1975 plus d’un million d’entrées.

À la même époque, le grand intellectuel Michel Foucault entreprit simultanément de déconstruire de manière radicale, et la prison, et l’« hétérosexisme », fondé sur l’altérité sexuelle autour de l’homme et de la femme. Dans Surveiller et punir, publié en 1975 1, il délégitimait le principe même de l’emprisonnement : « La prison est dangereuse quand elle n’est pas inutile », puis la punition elle-même : « Il est peu glorieux de punir » ; « Il y a honte à punir ». Dans La Volonté de savoir, premier tome de son Histoire de la sexualité, paru en 1976 2, il expliquait que la sexualité est une construction culturelle et historique, imposée par le pouvoir normatif de l’État. Foucault était fort lucide, se définissant lui-même comme un « artificier » : « Je fabrique quelque chose qui sert finalement à un siège, à une guerre, à une destruction. »

Destruction de l’ordre ancien fondé sur la loi, imposée par le père, faite au nom d’une dénonciation, qui se révélera artificieuse, de la bourgeoisie et de la société de consommation.

Le film Les Valseuses met en scène cette double subversion nihiliste. Elle fait de la sexualité ostentatoire et de la délinquance les ingrédients fondateurs d’une contre-culture qui subvertit, puis remplacera la culture traditionnelle.

Foucault mourra en 1984, mais il vaincra à titre posthume.

À partir des années 1980, cette contre-culture devient culture officielle ; avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, culture d’État.

La famille et la prison seront désormais regardées comme objets identiques de détestation ; leur contestation deviendra vérité officielle.

Toute la société en sera durablement déstabilisée. La délinquance en sortira renforcée, démultipliée, décuplée ; et les défenseurs de l’ordre, délégitimés, fragilisés, déconsidérés.

Les sociologues des nouvelles générations, friands de french theories, nous expliqueront doctement que – à l’instar de la différence des sexes – la délinquance n’existe pas, que l’insécurité des « honnêtes gens » n’est qu’un leurre, un mythe, une construction sociale, qu’il n’y a qu’un « sentiment d’insécurité » qu’il faut combattre. Ce retournement inouï de perspective, ce constructivisme absolu, cette culture du déni, spécifiquement française, s’aggraveront encore lorsqu’il apparaîtra, à partir des années 1980 et 1990, que la plupart des nouveaux délinquants sont issus de ces familles d’immigrés que la France avait accueillies en masse dans ces mêmes années 1970.

Alors, les bandes de trafiquants, de voleurs et de violeurs seront sanctifiées, victimes éternelles d’un ordre néocolonial et raciste. Ce que nous appelions délinquance, ils l’appelleront victimes ; ce que nous appelions victimes, ils l’appelleront coupables.

Ne restera en commun, entre les deux époques, les deux générations, les deux nations, que le mépris d’une loi ridiculisée, l’arrogance de prédateurs qui s’emparent de tous les objets qu’ils convoitent, jusqu’aux femmes ; et la haine de la France comme drapeau.

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