12 mai 1976
Qui c’est les plus forts, c’est les Verts !
Longtemps les Français n’ont pas aimé le football. C’était un sport trop simple pour les intellectuels, trop populaire pour les bourgeois, trop anglais pour les patriotes ; trop collectif pour les esthètes qui préféraient le tennis, pas assez viril pour les amateurs de rugby, pas assez épique pour les inconditionnels de la petite reine. Ils ne le détestaient pas non plus ; c’était une sortie du dimanche en famille ; un sport de patronage où Monsieur le curé n’hésitait pas à taper le cuir. Les joueurs français de haut niveau étaient des professionnels depuis les années 1930, mais on avait l’impression qu’ils n’étaient jamais sortis du patronage. Dans les compétitions internationales, d’abord face aux Anglais, puis aux Allemands, aux Italiens, aux Espagnols et même aux Autrichiens, leurs frêles gabarits et leur ingénuité d’artistes les desservaient. Le football fut longtemps ce sport joué à onze où les Français perdaient toujours à la fin. Les Français inventaient des compétitions (Coupe du monde Jules Rimet, coupe d’Europe des clubs du journal L’Équipe) où leurs joueurs ne brillaient jamais, comme pour mieux confirmer leur réputation de conceptuels fascinés par les mots et la politique, de cerveaux méprisant et dédaignant leurs corps, cette éducation à la française qui avait déjà coûté si cher au pays, si l’on en croit le mot célèbre de Wellington : « La bataille de Waterloo a été gagnée sur le terrain de sport d’Eton. » Dans les années 1930, la démocratie parlementaire à la française méprisait un sport utilisé comme instrument de propagande par les régimes totalitaires, Italie de Mussolini d’abord, puis Allemagne nazie, enfin URSS stalinienne, comme elle avait refusé toute réforme institutionnelle par peur du césarisme et du bonapartisme. La France ne connaissait pas les passions collectives des stades italiens, espagnols ou même allemands ; ses élites s’en félicitaient, dénonçant une « peste émotionnelle » (selon une formule empruntée à Wilhelm Reich) qui flattait les instincts guerriers et chauvins de la plèbe, même si certains y voyaient in petto une preuve supplémentaire de la décadence de la race française avachie par les congés payés.
Les joueurs de l’Association sportive de Saint-Étienne portaient des maillots verts qui moulaient leurs torses frêles de gamins poussés trop vite, sortaient de leurs shorts blancs, flottaient quand ils couraient, leur servaient de serviette pour essuyer leur front plein de sueur. La plupart avaient été formés au club depuis leur plus jeune âge ; on leur avait inculqué le sérieux, la rigueur, l’effort et la solidarité. Ils venaient d’une région ouvrière qui connaissait encore la valeur du travail bien fait. Les deux seuls étrangers – à l’époque, c’était la règle limitative qui prévalait dans tous les clubs européens –, le Yougoslave Ivan Curkovic dans les buts et le magnifique arrière central argentin Oswaldo Piazza, partageaient la même morale ancestrale. Les années 1970 étaient celles du déclin industriel de l’ancienne citadelle ouvrière, la fin du charbon et la chute de la maison Manufrance. Saint-Étienne avait toujours été la banlieue prolétaire méprisée par les hautains bourgeois lyonnais ; même le rude labeur d’autrefois qui donnait une dignité lui échappait pour des raisons qu’elle ne comprenait pas encore. Les succès de ses chers footballeurs se révéleraient pour cette population meurtrie le baume qu’elle n’espérait plus ; la revanche sur un sort qui s’acharnait.
L’équipe n’était pas flamboyante. Les Stéphanois n’avaient pas renoué avec le style léger, aérien du glorieux Stade de Reims, que les journalistes avaient qualifié sans originalité de « football champagne ». Le jeu des Verts était plus austère, plus rugueux, parfois plus terne. Le jeune entraîneur Robert Herbin avait assimilé les nouvelles méthodes forgées quelques années plus tôt au bord des canaux d’Amsterdam sous le nom de « football total », une sorte d’industrialisation, de taylorisation du foot, où « tout le monde attaque et tout le monde défend », avec des joueurs standardisés, uniformisés, jusque dans leurs longs cheveux à la mode, mais où le sacrifice de chacun accouchait d’un jeu collectif si maîtrisé et si rapide qu’il en devenait étourdissant.
Saint-Étienne n’avait pas atteint le nirvana de l’Ajax d’Amsterdam ; mais l’équipe avait déjà révolutionné le football français par son esprit d’abnégation, de sacrifice, quand leurs compatriotes avaient toujours privilégié le talent individuel et la qualité du geste sur la solidarité collective.
Les Stéphanois gagnaient. Les titres de champions s’accumulaient, les coupes aussi. Ils dominaient sans partage les compétitions hexagonales, écrasant même le fantasque Olympique de Marseille. Mais ils n’étaient pas encore devenus « les Verts ». C’est la coupe d’Europe qui les transformerait en icônes nationales.
L’équipe de Saint-Étienne connaissait des déplacements douloureux ; des défaites cuisantes la condamnaient à des revanches héroïques ; mais les Verts accomplissaient l’exploit avec une régularité de chevalier du Moyen Âge.
Bayard était stéphanois. Sans peur et sans reproche, il assaillait l’adversaire jusqu’à lui faire rendre gorge. Il vola d’exploit en exploit jusqu’à la finale.
Une finale qu’il ne pouvait gagner. On ne le comprit qu’après, lorsque les Verts défaits furent célébrés en triomphateurs romains, descendant l’avenue des Champs-Élysées dans la liesse et l’adulation. Leur succès, leur objectif, leur graal était d’atteindre cette finale qui semblait inaccessible aux clubs français, quand leurs adversaires allemands, qui avaient déjà conquis deux coupes d’Europe, considéraient une finale comme une routine, et l’échec comme une faute professionnelle. Leur défaite valeureuse – « après s’être battus jusqu’au bout », serinaient les commentateurs exaltés – ajouta encore à la gloire de nos chers Verts. La France était alors ce pays qui préférait encore Poulidor à Anquetil, le vaincu magnifique au vainqueur calculateur. La France était encore cette nation une et indivisible qui célèbre les exploits de tous ses enfants – d’où qu’ils viennent – à Paris ; il ne serait pas venu à l’idée aux joueurs du Bayern de fêter leur victoire dans la capitale de la République fédérale d’Allemagne.
Plus rien ne serait comme avant. La sincère passion populaire serait exploitée par tous les marchands de maillots, d’oriflammes, de fanions, de posters, et même de disques, puisqu’une chanson ridicule serait gravée : « Qui c’est les plus forts, les plus forts c’est les Verts ! » Le marché accostait de rives inconnues dans l’Hexagone. Il ne partirait plus, envahirait tout, pervertirait tout, détruirait tout. Ne lâcherait plus sa proie. À cette époque, les propriétaires étaient encore français, et avaient pour nom Daniel Hechter, Jean-Luc Lagardère, Louis Nicollin, bientôt Bernard Tapie. Les grandes villes de l’Hexagone, Paris, Marseille, Lyon, Montpellier, Nantes, se rêvaient en Milan, Londres, Madrid ou Barcelone. La France imitait à marche forcée ses voisins italiens, espagnols, anglais ou allemands qui avaient depuis longtemps rentabilisé l’engouement pour ce sport. Dominique Rocheteau fut transformé en homme-sandwich ; ses boucles brunes, sa gueule d’ange, son sourire timide séduisaient les jeunes filles et les publicitaires qui dédaignaient habituellement le spectacle ridicule de onze hommes en short qui courent après un ballon ; son style élégant, sa placidité inébranlable face aux coups, brutalités, agressions incessantes dont il était l’objet, suscitaient l’admiration ; sa discrète sensibilité de gauche – qui le poussa deux ans plus tard à proposer le boycott de la Coupe du monde organisée en Argentine sous la férule tyrannique et sanglante de généraux – lui donnait une aura jusque dans les milieux parisiens médiatiques et intellectuels, emplis d’un mépris habituel pour ces « cons de sportifs ».
L’argent affluait à Geoffroy-Guichard ; les politiques aussi. On vit dans les tribunes Georges Marchais et François Mitterrand ; le communiste, farceur truculent, prétendit que la présence du socialiste attirait la défaite ; il n’ajouta pas « comme le capitalisme provoque la guerre », mais le pensait sans doute. La droite giscardienne se découvrit à son tour une passion pour le football.
Cette fortune – et gloire – accumulée brûlait les doigts et tournait les têtes. Des joueurs prestigieux, Michel Platini ou le Hollandais Johnny Rep – qui sortait tout droit de la forge de demi-dieux de l’Ajax d’Amsterdam ! –, vinrent en renfort. Le jeu des Verts se fit plus brillant, plus offensif, plus spectaculaire : il fallait séduire ce nouveau public bourgeois qui descendait de Paris – ou de Lyon – pour admirer les « Verts ». Les résultats de l’équipe devinrent plus chaotiques, alternant victoires enthousiasmantes et défaites déroutantes. Les Verts n’atteignirent plus jamais la finale de la coupe d’Europe.
On découvrit que la comptabilité du club n’était pas exempte de reproches ; une « caisse noire » étalait ses mystères à la une des journaux ; on apprit que cet argent occulte servait à rémunérer les nouvelles vedettes de l’équipe. Les humbles valeurs de la citadelle ouvrière avaient laissé la place aux petites combines des flamboyants faiseurs de fric. La « religion laïque du prolétariat », chère à l’historien britannique Eric Hobsbawm, avait été pervertie par les « marchands du temple ». Tout ce beau monde s’égailla au plus vite lorsque les Verts redevinrent l’obscure ASSE courant vainement après un ballon, dans un stade à moitié vide.
Bientôt, le président du club, Jean Rocher, meurtri et abandonné, en casserait la célèbre pipe qu’il arborait aux heures de gloire.
La fête virait au drame. Les anges verts furent chassés du Paradis comme de vulgaires humains. D’autres prendraient leur place, moins sincères, moins ingénus, plus cyniques et calculateurs. Devenu président de la République, François Mitterrand ne remit jamais les pieds à Geoffroy-Guichard.